Solidarité

Ces simples citoyens qui sauvent l’honneur d’une République en faillite morale en ouvrant leurs portes aux exilés

Solidarité

par Linda Maziz

Ils et elles sont plus fidèles aux valeurs de la République que tout le gouvernement réuni : des réseaux de citoyens se sont organisés à Paris et en banlieue, comme dans toute la France, pour héberger chez eux les exilés les plus vulnérables, familles, enfants et adolescents isolés ou femmes seules. Ils font ainsi vivre au quotidien le principe de fraternité, réaffirmé par le Conseil constitutionnel, pendant que le gouvernement abandonne les exilés, démantèle leurs campements sans proposer de solutions, ferme les points d’eau, entrave leurs démarches administratives, ordonne aux forces de l’ordre de les harceler. Rencontre avec une habitante de Saint-Denis, qui a déjà accueilli 200 exilés chez elle et avec des bénévoles qui tentent, chaque jour, de les aider.

C’est toujours un bonheur d’écouter Olympe parler étymologie [1]. « En latin, hostis veut dire l’étranger, qui donne à la fois hospitalité et hostilité. Dans l’action même de l’accueil va se jouer le fait que l’autre se transforme en ennemi ou en ami », explique-t-elle. Cette habitante de Saint-Denis, mère de famille de 45 ans, travaille comme enseignante-chercheuse à l’université. Elle est bien placée pour parler « hospitalité » : depuis l’automne dernier, elle a hébergé plusieurs dizaines de familles en détresse !

« Cela a démarré en octobre, je rentrais d’un séjour à Dakar et je me suis retrouvée toute seule dans un grand appartement vide. Puis je vois passer un message sur Facebook. L’association Utopia 56 qui vient en aide aux migrants Porte de la Chapelle lançait un appel à la solidarité pour héberger le soir-même une cinquantaine de personnes qui n’avaient nulle part où dormir, raconte Olympe. J’avais des chambres libres chez moi et il y avait des gens dehors, je n’ai pas réfléchi plus longtemps. » Quelques heures plus tard, un bénévole arrive accompagné d’une famille afghane qui a ainsi pu trouver chez la Dionysienne un refuge pour la nuit. Rebelote le lendemain soir, et tous les suivants.

« Depuis cet automne, j’ai dû héberger plus de 200 personnes »

« J’ai eu jusqu’à trois familles en même temps. Depuis cet automne, j’ai dû héberger plus de 200 personnes. » En quelques mois, Olympe a l’impression de rencontrer « le monde entier ». Ses hôtes viennent du Burkina, d’Érythrée, d’Éthiopie, du Nigeria, du Mali, de Somalie, du Soudan, mais aussi de Syrie, d’Irak, ou encore du Bangladesh. Des familles, des femmes seules ou accompagnées d’enfants, parfois très jeunes, qui ont tous en commun de chercher asile en France et d’avoir été refoulées des dispositifs d’hébergement d’urgence.

Olympe, comme des dizaines de milliers d’autres citoyens, n’a pas craint d’être accusée de « délit de solidarité ». Ni attendu le 6 juillet, et la réaffirmation par le Conseil constitutionnel du principe de fraternité comme valeur essentielle inscrite dans notre constitution [2]. « La devise de la République est "Liberté, Égalité, Fraternité". La Constitution se réfère également [...] à l’“idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité". Il découle de ce principe la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national », précise le Conseil constitutionnel. Ce principe de fraternité, les hébergeurs citoyens le mettent en œuvre au quotidien.

« Des familles entières se retrouvaient dehors, avec des enfants, des bébés, des femmes enceintes »

C’est en 2017 que l’association humanitaire Utopia 56 a lancé ce réseau d’hébergement citoyen sur Paris et la petite couronne, pour tenter d’offrir mieux qu’un sac de couchage posé à même le sol aux personnes exilées les plus vulnérables [3]. Son action s’est d’abord concentrée sur la situation des mineurs isolés étrangers contraints d’errer le soir dans les rues faute d’une prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance. À leur détresse s’est ajoutée il y a un peu plus d’un an celle de familles et de femmes, laissées pour compte elles aussi par les pouvoirs publics.

« Avec la fin de l’hiver, beaucoup de structures ont fermé. Des familles entières se retrouvaient dehors, avec des enfants, des bébés, des femmes enceintes... On ne pouvait pas laisser faire ça, se souvient la bénévole Fanny Lepoivre, qui assure alors un rôle de coordinatrice de terrain auprès des migrants regroupés par centaines Porte de la Chapelle. J’ai commencé à poster des messages sur Facebook, que je faisais tourner dans les réseaux de soutien aux réfugiés en demandant s’il n’y avait pas quelqu’un qui pouvait accueillir une mère et ses deux enfants, juste pour une nuit. C’est parti comme ça. L’été dernier, nous tournions avec 20 hébergeurs, aujourd’hui nous en avons réuni près de 240. » Malgré cette montée en puissance de la solidarité citoyenne, la situation reste critique. « Aujourd’hui, concrètement, nous manquons de bénévoles sur le terrain. Beaucoup de nos hébergeurs partent en vacances, et, comme l’été dernier, nous constatons une recrudescence du nombre de familles à la rue », témoigne la bénévole.

Points d’eau coupés et harcèlement policier

« Cela fait longtemps que la soirée n’a pas été aussi compliquée », dit aussi Louis, un trentenaire qui vient Porte de la Chapelle un à deux soirs par semaine depuis décembre, après le travail. Vu la situation ce 2 juillet, « compliquée » est un euphémisme. Louis croule sous les demandes. Des centaines de migrants, dans le dénuement le plus total, jouent ici leur survie. Ils ont faim, ils ont soif et n’ont nulle part où aller et rien pour dormir. Après le démantèlement des campements en juin, les points d’eau ont été coupés. Reste le harcèlement policier pour les dissuader de tout nouveau regroupement, ce qui oblige « les exilés à se cacher et à vivre dans une rare précarité », comme l’a dénoncé une nouvelle fois un collectif d’associations dans un communiqué commun fin juin. Après trois opérations de démantèlement des campements parisiens en juin, entre 300 et 500 exilés se retrouvent en errance dans le Nord de Paris et à Saint Denis.

Ce soir-là, il n’y a que très peu de bénévoles pour tenter de répondre à l’urgence et aux besoins. Un homme cherche un pansement, un autre une carte sim. Un troisième attend désespérément un t-shirt, car il n’a à se mettre qu’un pull épais, totalement inadapté en cet épisode de forte chaleur. Louis, qui reçoit toutes ces requêtes, doit aussi rester concentré sur sa mission principale : celle de trouver un hébergement pour les familles et les femmes à qui on a dit qu’elles pouvaient se présenter à partir de 19 h devant ce local associatif du boulevard Ney pour espérer une mise à l’abri.

Pour une famille protégée pour la soirée, treize en attente

Elles étaient quatre dès le début de la soirée, mais il en arrive de nouvelles en permanence. Dans le chaos ambiant, il faut aller à leur rencontre, parfois contacter un service d’interprétariat à distance pour recueillir quelques informations sur leur situation quand la famille ne parle ni français, ni anglais. Date d’arrivée en France, composition familiale... Plusieurs ont rendez-vous le lendemain en préfecture où à la plateforme d’accueil des demandeurs d’asile. La plupart ont appelé le 115, sans succès, alors elles sont venues là. C’est le cas de deux familles moldaves, d’une autre bangladaise et d’un couple éthiopien qui a aussi besoin de lait pour pour ses jumeaux de 18 mois. « Please, no sleep, no food », c’est aussi ce qu’explique une mère afghane, en désignant ses trois enfants.

Il y a également quatre femmes seules qui se sont accroupies côte à côte dans un coin, en espérant être bientôt emmenées loin de cet enfer. Louis saisit toutes les demandes d’hébergement sur son téléphone pour les transmettre au bénévole d’astreinte, chargé de faire le lien depuis chez lui avec les hébergeurs citoyens inscrits sur le réseau, pour savoir si certains sont disponibles pour accueillir. « C’est bon, nous avons trouvé un hébergement sur Paris pour l’une des familles moldaves, celle qui a trois enfants. On attend la distribution de repas à Aubervilliers, et dès qu’ils ont mangé, un bénévole va les accompagner. » Voilà déjà une famille de protégée pour la soirée. Mais le temps passe vite, et il reste encore treize solutions à trouver, soit une quarantaine de personnes à héberger.

« Quand les gens qui ont vécu ces violences se retrouvent dans ton salon, cela devient très concret »

Chez Olympe, certaines familles ne sont restées qu’une nuit, d’autres une semaine, d’autres encore plus d’un mois. « Ce n’est pas prévu comme ça. Normalement, les gens repartent le lendemain matin. C’est moi qui ai demandé à ce que les gens restent quand j’ai vu revenir chez moi des familles que j’avais déjà accueillies trois jours auparavant. Plutôt qu’elles soient ballotées d’un endroit à l’autre, un coup dehors, un coup au chaud, autant qu’elles se posent là le temps d’avoir une solution. » Olympe a pour habitude de ne jamais poser de questions. « Je ne connais leurs histoires que lorsque les gens ont voulu m’en parler. »

Souvent, au bout de deux ou trois jours, ils ont envie de raconter. Leur vie d’avant, le choc traumatique qui a provoqué leur départ et les horreurs subies pour arriver jusqu’ici. « Par les médias, les ONG, on peut s’informer sur les situations d’extrêmes violences, ce qui se passe en Libye et dans quelles conditions les gens traversent la Méditerranée. Mais quand les gens qui ont vécu cela se retrouvent dans ton salon, cela devient très concret. Et c’est souvent pire que tout ce que l’on peut imaginer », rapporte l’universitaire. De ce qu’elle a observé, les gens malgré tout vont « plutôt bien » dès lors que le noyau familial a été préservé. « C’est pour cela que certaines grandes familles refusent des hébergements, parce qu’elles préfèrent rester ensemble à la rue plutôt que séparés. »

« Un gouvernement qui laisse des femmes et des enfants à la rue, c’est cela qui n’est pas normal »

« Chez les gens, tout se passe toujours très bien, tient à préciser Fanny Lepoivre. D’ailleurs, cela fait six mois que nous avons arrêté de communiquer. Le réseau s’agrandit naturellement par le biais du bouche à oreille. Les familles hébergées sont plus que discrètes et reconnaissantes. Quand elles arrivent chez l’habitant, elles sont souvent épuisées. Tout ce qu’elles veulent, c’est éventuellement prendre une douche et dormir avant de repartir le lendemain matin pour poursuivre leurs démarches administratives. »

Ce fonctionnement est d’ailleurs décrit dans une convention qu’un référent vient présenter au domicile de tous ceux qui souhaitent rejoindre le réseau de l’hébergement citoyen. « Nous leur expliquons la démarche, comment cela se passe sur un plan pratique, juridique. S’ils sont d’accord, ils nous donnent leurs disponibilités. Certains vont nous demander de leur envoyer un texto dès qu’il y a un besoin et ils nous répondront par oui ou non. D’autres ne peuvent héberger que le week-end, d’autres que le lundi ou le mercredi, mais pas plus d’une fois par mois, et nous nous adaptons. »

Quand quelqu’un lui fait remarquer que ce qu’elle fait pour ces familles réfugiées est assez exceptionnel, Olympe dément : « Non, ce n’est pas ce que je fais qui est exceptionnel, c’est l’État d’exception dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui, avec un gouvernement et des pouvoirs publics qui laissent des femmes, des enfants et des bébés à la rue. C’est cela qui n’est pas normal. Dans ce contexte, où nous sommes poussés à une forme d’acceptation de l’inacceptable, l’évidence, c’est de ne pas les laisser dehors, c’est d’accueillir chez soi. » Hospitalité, toujours.

Linda Maziz

Photos : © Linda Maziz

 Pour rejoindre le réseau d’accueil ou faire un don à l’association, voir le site d’Utopia 56.
 Voir aussi les pages de l’association Paris d’Exil projet d’hébergement citoyen de personnes réfugiées du Samu social de Paris.

Notes

[1Le prénom a été changé.

[2Voir la décision du Conseil constitutionnel au sujet du délit de solidarité.

[3D’autres associations, comme Paris d’Exil et le Samu social de Paris organisent aussi l’hébergement d’exilés chez des citoyens.