Endettement

Censés nourrir l’humanité, ils vivent du RSA : portraits d’agriculteurs au bout du rouleau

Endettement

par Jean-Charles Gutner

Ils sont censés nourrir l’humanité, mais ils n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Paysans en Bretagne et en Picardie, ils vivent dans la précarité, font face au surendettement et aux procédures judiciaires. Des hommes et des femmes qui aiment leur métier et ne peuvent plus en vivre dignement. Reportage photo au cœur d’une pauvreté souvent invisible.

C’est une pauvreté invisible, pudique et fière. La misère qui se cache au fond de nos campagnes n’épargne pas ceux qui, depuis des générations, exploitent la terre ou élèvent leurs bétails. Au-delà de tout débat politique, syndical ou partisan, l’agriculteur est celui qui nourrit l’humanité. Comment celui qui travaille dur pour cela, ne peut-il vivre dignement de son travail ? L’agriculture française reste la plus performante d’Europe, mais la France compte deux fois moins de paysans depuis vingt ans. Les jeunes générations n’assurent plus la relève de ceux partant à la retraite. Précarité, faibles revenus, charges et horaires de travail élevés, endettement important à l’installation, tels sont les causes de se désengagement.

En 2000, il y avait 1,3 millions de d’agriculteurs en France. En 2010, ils sont 966 000. Le nombre d’exploitations est passé de 663 800 en 2000, à 490 000 pour 2010. Ce phénomène entraine également l’amplification des grosses structures de production, une migration de la population, la disparition des commerces et du tissu rural.

M. Martin, 70 euros de trop pour recevoir le RSA

M. Martin est éleveur de vaches de race limousine, il a décidé de se convertir en bio, et de travailler comme il le souhaite. Il est propriétaire d’un troupeau de 140 vaches et de 80 hectares de terre, dans le département de l’Oise, près de Compiègne, en Picardie. Son dossier suivi par l’association régionale de Solidarité Paysans concerne sa demande de RSA qui a été refusée car il gagnait ... 70 euros de plus que le minima requis pour bénéficier de cette prestation.

Il a construit de ses mains la maison familiale en deux ans, mais a dû arrêter les travaux, situation financière oblige. Il doit privilégier les investissements sur son exploitation afin qu’elle devienne rentable. Il vit en couple avec ses 3 enfants âgés de 4 à 12 ans, dans un mobil-home depuis plusieurs années. En plus du travail de la ferme, il se loue comme prestataire agricole afin de faire rentrer un peu d’argent.

M. Huguet, 90 vaches laitières, 150 hectares, au RSA depuis 2010

M. Huguet est éleveur laitier en Bretagne. Avec sa femme et leurs deux enfants, il vit sur l’exploitation qu’il a acquise il y a cinq ans. La chute du prix du lait en 2008 le conduit a cumuler 120.000 euros de dette en quelques mois. Malgré ses difficultés financières, il a voulu participer à la grève du lait menée dans sa région au plus fort de la crise laitière. Il a déversé lors d’une manifestation quelques milliers de litres de sa production, afin de soutenir le mouvement revendiquant l’augmentation du prix d’achat du lait. Il travaille avec sa mère, élevant 90 vaches laitières sur sa ferme de 150 hectares de terre et de prairies. Aujourd’hui, ses dettes sont en partie payées. Lui restent 60 000 euros à régler, mais il fait toujours face à une gestion très rigoureuse de son exploitation. Il vit avec le RSA depuis 2010. Il trait ses vaches deux fois par jour sept jours sur sept, et n’arrive toujours pas à prélever de salaire pour son travail.

M. Guyon, assigné devant le tribunal par la Mutualité sociale agricole (MSA)

M. Guyon est éleveur de vaches laitières et cultivateur en Picardie. Il a perdu une partie de son troupeau suite à une maladie. En perte de revenus, impossible d’honorer les cotisations de la MSA (Mutuelle sociale agricole) qui l’assigne devant le tribunal de grande instance d’Amiens pour un arriéré de 6 000 euros. A 54 ans, si son redressement judiciaire n’est pas accepté, il devra vendre l’exploitation familiale.

Photos prises en 2011 pendant l’audience du tribunal, à Amiens.

M. Leroux, 330 000 euros de dettes

M. Leroux était éleveur porcin à Guiscriff, en Bretagne. Installé en 2000, les premiers problèmes de trésorerie apparaissent en 2003 avec l’une des crises du porc. 2004 : obligation de mises aux normes, prêt à la banque pour la construction d’une fosse à lisier. Ce projet est viable à condition d’agrandir un bâtiment pour produire plus. Le Crédit agricole donne son accord de principe sur ce projet. La fosse se construit mais pas le nouveau bâtiment : refus de la banque. Les charges d’exploitation augmentent. 2006-2007 : nouveau problème de trésorerie, l’éleveur doit vendre une maison de famille pour combler les intérêts des prêts bancaires.

Il rencontre alors une association d’aide contre les abus bancaires (AACAB) qui, via une coopérative dirigée par le même président que cette association, lui octroie un prêt de 250 000 euros pour faire de la vente directe. 2009 : la coopérative – pour des raisons extérieures au bon fonctionnement de cette nouvelle activité – arrête la collaboration et reprend tout le matériel mis à disposition. Le dirigeant de l’association et de la coopérative est actuellement en prison pour plusieurs années, suite à des histoires d’escroqueries, et laisse les dettes à M. Leroux. 2010 : il doit vendre son bétail pour payer les frais administratifs des procédures engagées, sa compagne part avec leurs quatre enfants. 2011 : son exploitation est mise en liquidation judiciaire pour 330 000 euros de dettes accumulées, sa maison et tous ses biens seront mis aux enchères publiques en 2012. Il a mené une procédure pour obtenir la garde de des enfants, qu’il a obtenue. Il est actuellement salarié sur une grosse exploitation porcine près de chez lui.


Jean-Charles Gutner, photojournaliste : « Travaillant autour du monde agricole depuis quelques années, je fus choqué, lors de la parution en 2010 dans un magazine de la presse professionnelle agricole, d’un dossier spécial qui expliquait aux paysans, sur plusieurs pages, comment toucher le RSA. Ils sont aujourd’hui plusieurs milliers en France a percevoir cette prestation de l’État, tout en continuant à travailler au quotidien sur leurs fermes.

Le produit du terroir a fait place depuis longtemps à celui de la machine industrielle et du rendement à faible coût. La misère aussi en a un, il est humain en premier lieu. J’ai commencé ce travail photographique en avril 2011, après avoir pris plusieurs contacts avec certains paysans fin 2010. Je les ai convaincus, au fil des rendez-vous et avant de sortir mes boitiers, de la nécessité de témoigner de leur réalité économique, en leurs garantissant que je ne chercherai pas à faire des gros plans de leurs poubelles, mais à témoigner simplement de leur vie. Sept mois après le premier contact, je commençais les prises de vue. J’ai photographié également pour ce reportage, les mains de chaque paysan comme un fil commun.

Solidarité Paysans Picardie m’a aidé dans cette démarche. Cette association présente dans plusieurs régions de France, m’a permis de continuer ce travail, depuis janvier 2012 en Bretagne, avec d’autres paysans. Ils ont tous fait appel au service de cette association, éleveur laitier, éleveur de bovins viande, céréalier, éleveur de volailles, de porcs ou d’ovins : toute la filière agricole est représentée. Endettement élevé (pour les mises aux normes, modification des bâtiments, achat de matériels), prix de vente de leurs produits en baisse, augmentation du prix d’achat des matières premières (aliments pour animaux, engrais, semences), problèmes de santé, accident du travail, sont les principales causes qui font basculer ces paysans dans la précarité en quelques mois.

Je suis actuellement à la recherche de financements pour continuer ce reportage photographique dans la région Paca, avec des arboriculteurs, des maraichers et des éleveurs de montagne, afin de mettre en évidence que tous les secteurs d’activité agricole sont touchés. »


Ce reportage photo a été réalisé par le photojournaliste Jean-Charles Gutner [1], avant de débuter son reportage sur la précarité dans le monde agricole, distribué par l’agence SIPA press (www.jeancharlesgutner.com). Il a été initialement publié dans Campagnes solidaires*, le mensuel de la Confédération paysanne, et réalisé avec le soutien de l’association Solidarités paysans, association nationale de défense des agriculteurs en difficulté.

*Campagnes solidaires est un point de ralliement pour ceux qui veulent comprendre les réalités de la vie et des luttes paysannes dans le monde, et ici en Europe. C’est aussi un espace pour ceux qui veulent s’exprimer sur ces réalités et la manière d’agir sur elles. Campagnes solidaires restitue chaque mois les résistances de ces luttes et les initiatives porteuses d’espoir (voir le site).

Notes

[1Dans les années 90, Jean-Charles Gutner a beaucoup voyagé, réalisant des reportages photographiques durant la première guerre du Golfe, en Irak, mais aussi en Roumanie, Turquie, Algérie. couvrant la guerre civile en Angola pour l’Agence France Presse (AFP) et Associated Press (AP), collaborant avec l’agence Sipa, la BBC, Reuters, RFI et de nombreux magazines et journaux à l’international (Time, Newsweek, El Pais...) avant de séjourner quelques années en Afrique. Installé en Champagne depuis son retour en France en 2007, il a participé à la création en juin 2010 de la première photothèque dédiée uniquement au monde agricole et viticole accessible via internet (www.photoagricole.net)