Crise politique

Catalogne : comment en est-on arrivé là ?

Crise politique

par Stéphane Ortega (Rapport de force)

Président catalan réfugié à Bruxelles, incarcérations de responsables associatifs et politiques pour sédition ou rébellion, blocage de sites internet, saisies d’urnes par la police… La crise politique entre les indépendantistes catalans et le gouvernement espagnol prend une tournure inquiétante, au cœur même de l’Union européenne.

Quarante-cinq minutes d’indépendance. Vendredi 27 octobre, le Parlement catalan adopte une résolution proclamant « la République catalane comme État indépendant et souverain, de droit, démocratique et social ». Moins d’une heure plus tard, une majorité de sénateurs – membres du Parti populaire (droite), de Ciudadanos (centristes) et du Parti socialiste (PSOE) – autorise le gouvernement espagnol à mettre la Catalogne sous tutelle de Madrid au titre de l’article 155 de la Constitution. Dans la soirée, le Premier ministre Mariano Rajoy destitue le président de la catalogne Carles Puigdemont (Parti démocrate européen catalan, de centre-droit), son vice-président Oriol Junqueras (Gauche républicaine de Catalogne, ERC), et ses ministres. Le parlement catalan est dissout et des élections régionales sont annoncées pour le 21 décembre. La justice prend le relais. Mardi 31 octobre, suite à la demande du procureur général de l’État espagnol, la Cour constitutionnelle annule la proclamation d’indépendance de la Generalitat.

Deux légitimités parallèles s’affrontent. Les indépendantistes s’appuient sur le résultat du référendum d’autodétermination du 1er octobre où environ trois millions d’électeurs sur cinq millions d’inscrits ont bravé l’interdiction du scrutin par la justice espagnole. Malgré la saisie à la sortie des bureaux de vote de nombreuses urnes par la Guardia civil, l’exécutif catalan annonce une participation de 43 %. À la question « Voulez-vous que la Catalogne devienne un État sous la forme d’une République », 90,18 % des bulletins exprimés répondent oui. Le gouvernement espagnol, dirigé par le Partido popular (PP) depuis 2011, s’est retranché, à chaque étape du processus, derrière la légitimité de la Constitution de l’État espagnol. Celle-ci définit l’Espagne comme une monarchie parlementaire et affirme « l’unité indissoluble de la nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols ». C’est au nom de celle-ci que Madrid a interdit la consultation et utilisé la force contre les aspirations à l’autodétermination, faisant fi des sondages donnant 80 % des Catalans favorables à un vote sur l’avenir de la région.

L’unité de l’Espagne fait partie de l’ADN du parti libéral-conservateur. Arc-bouté sur la défense de la Constitution de 1978, issue d’un compromis après la mort de Franco, le Partido Popular (PP) a accueilli en son sein une partie des anciens partisans du dictateur. L’Espagne n’a connu ni épuration, ni poursuite des tortionnaires, ni remise en question d’une monarchie installée par Franco en 1969 (lire ici). La crispation sur les nationalités plonge ses racines dans l’histoire espagnole, notamment celle ayant conduit à la guerre civile (1936-1939), qui se conclut par la victoire du franquisme.

Ainsi, le PP a toujours fermé toutes les portes d’une autonomie accrue de la Catalogne et à plus forte raison de son indépendance. En 2010, c’est lui qui intente un recours devant la Cour constitutionnelle contre le nouveau statut d’autonomie de la Catalogne voté par le parlement espagnol en 2006 et adopté par voie référendaire par les Catalans. Celui-ci accordait des compétences élargies aux autorités catalanes et définissait la Catalogne comme une nation au sein de l’État espagnol. En obtenant gain de cause devant la Cour constitutionnelle, le PP ravive la revendication d’indépendance qui jusqu’alors n’emportait l’adhésion que de 15 % des Catalans. Depuis, à échéance régulière, les rues de Barcelone se remplissent de plus d’un million de partisans de l’indépendance lors des Diada (fête nationale catalane).

La crise économique aidant, les alternatives sociales (mouvement du 15M) et politiques (Podemos, lire ici) échouant à imposer une option de remplacement au PP, à sa corruption et à ses politiques d’austérité, l’indépendantisme s’est imposé auprès de nombreux Catalans comme « la solution ». Le discrédit croissant d’un des piliers de la transition démocratique, la monarchie, rattrapée par les affaires de corruption, a redonné un élan à l’idée de République, jadis écrasée dans le sang par la dictature de Franco. Ainsi en 2015, la coalition « Ensemble pour le oui » réunissant le centre droit et la gauche républicaine catalane fait campagne pour l’indépendance catalane lors des élections régionales. Elle s’allie à la CUP (parti anticapitaliste indépendantiste) pour obtenir la majorité des sièges à la Generalitat, puis se lance dans l’application de son programme.

Blocage de sites internet et incarcération pour « sédition »

La répression est la norme depuis le début du processus d’autodétermination catalan. Au lendemain de la loi convoquant un référendum, le 6 septembre 2017, la Cour constitutionnelle intervient pour suspendre la décision. Dix jours plus tard, Madrid prend le contrôle des finances de la Generalitat et envoie 10 000 policiers de la Guardia civil en Catalogne pour rendre le référendum impossible. Puis les événements s’enchaînent : arrestation de 14 dirigeants catalans dans leurs bureaux, pression sur la presse, blocage de sites internet, saisie de millions de bulletins de vote dans les imprimeries et menaces de poursuites à l’encontre des maires souhaitant organiser le référendum. Enfin, l’intervention musclée des forces de l’ordre contre les bureaux de vote le 1er octobre. Les images des violences policières qui ont fait plusieurs centaines de blessés ont fait le tour du monde.

Depuis, l’État espagnol pèse de tout son poids pour que la déclaration unilatérale d’indépendance n’ait pas lieu. Les tentatives d’ouverture de discussions politiques demeurent lettre morte. Aucune sortie de crise n’est présentée. Alors que Mariano Rajoy laisse planer la menace de l’utilisation de l’article 155 de la Constitution début octobre, le gouvernement espagnol signe un décret facilitant le départ des sièges sociaux des entreprises. Plus d’un millier d’entre elles quittent la Catalogne. De son côté, le tribunal constitutionnel suspend préventivement la session du parlement catalan post-référendum prévu le 9 octobre. Carles Puigdemont annonce tout de même « un droit à l’indépendance » qu’il suspend immédiatement. Le bras de fer s’est poursuivi et Madrid a exigé des clarifications en posant un ultimatum au 19 octobre pour avoir une réponse.

Entre temps, le chef de la police catalane et deux responsables des deux grandes associations favorables au référendum, Omnium et ANC (Assemblée nationale catalane) sont convoqués à Madrid. Ces derniers, Jordi Sanchez et Jordi Cuixart, sont incarcérés le 16 octobre pour « sédition » et risquent 15 ans de prison pour s’être opposés à l’intervention des forces de l’ordre le jour du référendum. Dernier acte depuis la proclamation d’une République catalane par le parlement, le procureur général de l’État espagnol annonce la poursuite pour rébellion du président de l’exécutif catalan et des membres de son gouvernement. Ils encourent des peines de 15 à 30 ans de prison et sont convoqués jeudi 2 et vendredi 3 novembre par une juge de la Audencia Nacional en vue de leur inculpation. La présidente du parlement catalan, Carme Forcadell, y est convoquée également.

Retour aux urnes le 21 décembre

Une partie de l’initiative répressive est à la charge des tribunaux, permettant au Premier ministre espagnol de se retrancher derrière le droit et la loi. Il affiche même une utilisation modérée de l’article 155 avec le soutien du PSOE et de Ciudadanos. Malgré son intransigeance depuis le début de la crise, Mariano Rajoy n’a suspendu l’autonomie de la Catalogne que pour le temps minimum de 55 jours, avant l’organisation de nouvelles élections en Catalogne le 21 décembre.

Si l’indépendance a été proclamée formellement par le parlement catalan avec l’annonce d’un processus constituant, elle n’a dans les faits aucune réalité. Annulée mardi, par décision de la Cour constitutionnelle espagnole, elle souffre d’une absence de reconnaissance internationale. L’Union européenne fait bloc derrière Mariano Rajoy et aucune chancellerie dans le monde n’a reconnu le nouvel État. Mardi 31 octobre, Carles Puigdemont s’est présenté, depuis Bruxelles, comme président de la Generalitat, mais pas comme le représentant d’un gouvernement contraint à exil.

Depuis la capitale de l’Union européenne, il a annoncé sa participation aux élections imposées par le Premier ministre espagnol, confirmant les déclarations du PDCat et de l’ERC, les deux formations indépendantistes. En répondant à la convocation électorale du gouvernement espagnol, ils reconnaissent de fait la non-réalité de l’indépendance. Pour autant, de nombreuses incertitudes persistent sur le déroulement de la consultation catalane. Rien ne permet d’assurer à ce jour que les leaders des formations indépendantistes pourront se présenter. La justice espagnole pourrait décider de leur incarcération d’ici au 21 décembre et plonger la consultation électorale dans un simulacre de démocratie. Avec probablement une dégradation majeure du climat politique.

Miser sur la lassitude et la peur

À défaut de connaître les desseins de Madrid en la matière, le gouvernement espagnol peut espérer un recul des partis indépendantistes en comptant sur la lassitude et la peur. Un sondage du quotidien espagnol de droite El Mundo prévoit un léger recul des forces indépendantistes et la perte de la majorité en sièges le 21 décembre. Pour autant le bloc opposé qui a soutenu le déclenchement de l’article 155 ne devrait pas être en mesure de constituer une majorité. Le PP est historiquement faible en Catalogne et le Parti socialiste catalan est en net recul dans la région. La progression annoncée des libéraux de Ciudadanos ne compense pas cette faiblesse pour faire basculer la Generalitat.

Le scénario d’une Catalogne sans majorité stable est donc envisageable. Catalunya en Comú, la formation d’Ada Colau, la maire de Barcelone, jusqu’ici soutenue par Podemos et créditée d’un score entre 11 à 12 % pourrait se retrouver en position d’arbitre pour constituer une majorité. À l’inverse, si les indépendantistes gagnent en décembre, seuls ou avec des alliés favorables à un référendum, le PP au pouvoir à Madrid risque une fois de plus d’invoquer la Constitution de 1978. Il en résulterait la même situation de blocage qu’aujourd’hui. A l’inverse, s’ils perdent, la question des autonomies et de l’indépendance ne seront pas pour autant résolues et chercheront d’autres voies.

Stéphane Ortega

Photo : Manifestation pro-indépendance, le 22 octobre, à Barcelone / CC Eric Badia