Santé publique

Produits radioactifs, traitements toxiques : quand celles qui soignent le cancer tombent elles-même malades

Santé publique

par Nolwenn Weiler

Le comble : des soignantes en cancérologie développent elles-mêmes la maladie du fait de l’absence de précautions autour des traitements anti-cancéreux pendant des années. Une enquête exclusive de Basta! avec le magazine Santé & Travail.

Marie-Pierre, ancienne infirmière dans un centre de lutte contre le cancer, ne connaîtra jamais l’issue du dernier combat de sa vie. Elle s’est éteinte le 16 novembre 2020, terrassée par un cancer (le second) qui la minait depuis plusieurs années et qu’elle aurait aimé voir reconnaître comme une maladie professionnelle. « Comme vous me voyez-là, je suis une véritable usine chimique, nous disait-elle calmement quelques semaines avant son décès. J’ai été exposée à des produits radioactifs et j’ai manipulé des médicaments de chimiothérapie sans aucune protection. » L’infirmière a commencé à travailler au centre de lutte contre le cancer Eugène-Marquis, à Rennes, en 1970. « J’avais 21 ans. On ne savait pas, alors, que c’était dangereux. »

Pas de masques, pas de gants, pas de blouse : les protections étaient inexistantes

Ces dernières années, Marie-Pierre a enquêté auprès de ses anciennes collègues, toutes à la retraite. Elle a découvert plus de vingt malades, atteintes de différents cancers (sein, ovaires, cerveau, système digestif) [1]. « Je me suis dit que ce n’était pas possible, que l’on ne pouvait pas continuer à se taire », témoignait Marie-Pierre à l’automne.

Entre 2016 et 2019, quatre des anciennes soignantes malades du centre de cancérologie Eugène-Marquis de Rennes ont déposé des demandes de reconnaissance en maladie professionnelle. Elles sont soutenues par le Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l’Ouest, rompu aux méandres administratifs de ce genre de dossiers. Pour le moment, aucune des demandes n’a abouti. « On a l’impression que personne ne nous écoute, alors que l’on est quand même en droit de se poser des questions, souffle Marie-Noëlle, qui n’est pas malade mais « solidaire » [2]. Nous avons trop de collègues touchées. Ce n’est pas possible. Et quand je vois les précautions qu’ils prennent maintenant, et la façon dont les salariées sont harnachées pour préparer les chimios, je me dis que nous étions toutes nues. »

Actuellement en forme, Marie-Noëlle confie qu’elle se sent très inquiète. Elle n’est pas la seule. « On se demande toujours si on n’a pas une petite tumeur qui pousse par là. Je comprends maintenant le préjudice d’anxiété dont on a tant parlé pour les victimes de l’amiante », note-t-elle. D’une voix sûre, mais très émue, cette ancienne infirmière, détaille son travail quotidien : « Pour préparer les chimios, il faut injecter du liquide physiologique dans le flacon qui contient la poudre médicamenteuse. On faisait cela avec une seringue. Ensuite, on injectait ce mélange directement aux patients en intraveineuse, ou bien on le transvasait dans une poche et on branchait une perfusion. » Nous sommes dans les années 1970, tout est en verre : les seringues, les ampoules de liquide physiologique, les contenants des médicaments. « Il arrivait souvent que les seringues fuient, ou se brisent, se souvenait aussi Marie-Pierre. Et à force d’ouvrir les ampoules de liquide physiologique, nous avions plein de petites coupures sur les doigts. »

Parfois, au moment de la préparation, les produits se renversaient sur les paillasses, et les infirmières passaient négligemment un coup de chiffon pour pouvoir continuer à travailler. Habillées de manches courtes, elles avaient alors les mains et les avant-bras très exposés. Leurs voies respiratoires n’étaient pas protégées non plus, car les lieux de préparation n’étaient pas encore équipés de hotte. Celle-ci n’arrivera qu’en 1992 au centre Eugène-Marquis (CEM). « Dans les années 1970 et 1980, nous n’avions ni gants, ni masques, ni blouse. Nous n’avions rien du tout », résumait-elle.

Les soignantes sont si exposées qu’elles perdent leurs cheveux

La toilette des patients est un autre moment à risques, car les molécules médicamenteuses se retrouvent dans la sueur, les urines et les selles. « En cancérologie, certains patients sont alités, précise, Sidonie, aide-soignante de 1970 à 2009 au centre rennais, aujourd’hui atteinte d’un cancer des ovaires qui s’est déclaré en 2007. Ce sont les aide-soignantes et les infirmières qui les lavent, les changent, évacuent leurs selles, urines et vomissements. » Là encore, sans précautions particulières. Le port des gants, masques, blouses et lunettes sera introduit peu à peu au fil des années mais mettra beaucoup de temps à être systématisé.

En décembre 1988, une médecin du travail observe ainsi que les directives concernant la manipulation des médicaments anticancéreux ne sont pas observées dans tous les services du centre : « Les lunettes ne sont pas portées, [les infirmières] ne mettent pas de blouses ». Pendant des années, Marie-Pierre et ses collègues sont si exposées que certaines d’entre elles perdent leurs cheveux, effet secondaire bien connu des traitements de chimiothérapie [3].

« Dans les années 1970 la chimiothérapie était balbutiante. On ne savait pas vraiment ce que c’était », nous disait Marie-Pierre. « Notre méconnaissance des risques était totale », ajoute Janine, infirmière au CEM de 1972 à 1979, qui a eu un cancer du sein. Les deux femmes ont également souffert d’une hépatite B, autre maladie pouvant être provoquée par les médicaments anticancéreux. « On en parlait peu entre nous », se souvient Danièle qui a travaillé dans les services de chimiothérapie du centre rennais de 1982 à 1990. À cette époque pourtant, on dispose déjà d’informations sur les dangers des médicaments anticancéreux.

« Les cancers peuvent mettre des décennies à émerger »

« De nombreuses publications ont été réalisées dans les années 1970–1980, faisant émerger les questionnements sur les risques encourus par les professionnels exposés à ces médicaments », relèvent des médecins, chercheurs et toxicologues français dans un article publié en 2017 [4]. Diverses études menées auprès des infirmières de cancérologie dans les années 1990 et 2000 font ressortir des risques aggravés de développer des cancers, notamment du sein et du rectum [5]. Dès 1985, le caractère reprotoxique (toxicité pouvant altérer la fertilité ou le développement de l’enfant à naître) des médicaments anticancéreux est mis en évidence. Il sera confirmé par plusieurs autres études par la suite [6].

« Le personnel hospitalier qui manipule des substances cytotoxiques [toxique pour les cellules] a trois fois plus de risque de développer une maladie maligne et les infirmières exposées aux substances cytotoxiques ont deux fois plus de risque de faire une fausse-couche », résume une note récente de l’Institut syndical européen (Etui). « Il y a vraiment de nombreux éléments qui montrent la dangerosité de ces produits, insiste Tony Musu, docteur en chimie, chercheur à l’Etui et corédacteur de cette note. Nous avons 30 ans de littérature sur le sujet. Le problème, c’est que les cancers peuvent mettre des décennies à émerger. Cette très longue période de latence rend ces maladies invisibles. »

« Quand j’ai amené le sujet des cancers professionnels, personne n’avait rien à dire »

Invisibles, c’est le mot. En dépit des nombreuses preuves de la dangerosité des médicaments anticancéreux, aggravée par la négligence qui a longtemps prévalu parmi les soignants, il n’existe aucun recensement des personnes atteintes de cancers dans cette population. Ni la fédération Unicancer, dont font partie les vingt centres anticancers français, ni aucun de ces établissements n’ont réalisé de recherches sur le sujet. Les représentants syndicaux ne semblent pas savoir non plus si les salariés de cancérologie sont plus malades qu’ailleurs ; même si certains d’entre eux reconnaissent que, oui, ils ont plusieurs collègues atteints de cancers. « J’ai souvenir de collègues atteintes de cancers du sein, et des ovaires, rapporte ainsi Raymond Leroy, infirmier depuis 40 ans au centre Oscar-Lambret, à Lille. Plusieurs sont décédées. Aucune n’a jamais fait de lien avec sa profession. »

« Quand j’ai amené le sujet des cancers professionnels auprès de l’intersyndicale des centres de lutte contre le cancer, en décembre 2019, personne n’avait rien à dire, se remémore Sylvie Heuveline, aide-soignante et déléguée syndicale Sud Santé-sociaux au centre Eugène-Marquis. Et depuis, personne ne m’a recontactée pour en parler. » Où sont donc passé.es les centaines de soignant.es exposé.es pendant des années, tous les jours, à des produits dangereux, sans aucune protection ? « Beaucoup sont en retraite et ne pense probablement pas à faire reconnaître leurs cancers en maladie professionnelle », suggère Sylvie Heuveline. « Quand nous avons interpellé le CHSCT [comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail] à ce sujet en décembre 2019, le médecin du travail a affirmé que nous n’étions pas plus touchés que le reste de la population », rapporte-t-elle.

Sollicité, le médecin n’a pas souhaité nous répondre. « Quand on est victime d’un cancer, on en recherche les causes, c’est tout à fait légitime, évoque Pascal Briot, directeur-adjoint du centre Eugène-Marquis. Mais c’est difficile de prouver l’origine de ces cancers après tant d’années. »

Une prévention au bon vouloir de chacun

« Le fait que ces produits ne soient pas inscrits dans la directive européenne concernant les substances cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques ne facilite pas les choses, souligne Tony Musu, de l’Institut syndical européen. Le lien avec les maladies peut se trouver questionné, malgré le nombre important d’indices dont on dispose. » Non-inscrits dans cette directive dite « CMR », les médicaments anticancéreux n’apparaissent pas dans le code du travail, ni dans les tableaux de la Sécurité sociale qui listent les produits susceptibles de rendre les gens malades suite à une exposition au travail. Cela rend les démarches de reconnaissance en maladies professionnelles particulièrement longues et compliquées. « Pour le moment, mon dossier a été refusé deux fois, rapporte par exemple Sidonie. C’est long, et je sais que mes jours sont comptés. C’est un problème. »

« La bataille que nous menons depuis deux ans au niveau européen, pour l’inclusion des médicaments anticancéreux dans la directive CMR vise à faciliter la reconnaissance des maladies professionnelles, mais aussi à harmoniser et renforcer la prévention », poursuit Tony Musu [7]. En l’absence de réglementation concernant la dangerosité des médicaments anticancéreux, la prévention est au bon vouloir de chacun, parfois accélérée sous la pression des équipes syndicales. « Au début des années 2000, j’ai découvert des articles documentant un risque de fausse-couche plus élevé pour les femmes exposées aux médicaments anticancéreux, cite Raymond Leroy. Nous avons interpellé la direction sur le sujet et obtenu que les femmes enceintes ne soient plus du tout en contact avec ces produits. »

Fausses-couches et malformations

Ce principe de précaution élémentaire n’est, semble-t-il, pas appliqué partout. Ce qui est réellement problématique étant donné ce que l’on sait de ces produits, à même de provoquer fausses-couches et malformations. « Plusieurs d’entre nous ont eu des soucis avec leurs enfants, nous précisait ainsi Marie-Pierre, qui avait entrepris de recenser les drames les ayant affectées, elle et ses collègues. Selon ses résultats (partiels), au début des années 1980, trois soignantes du centre Eugène-Marquis de Rennes ont accouché de bébés morts-nés ou décédés peu après leur naissance, dont deux pour des malformations cardiaques.

Deux autres soignantes de l’établissement ont eu des enfants avec des malformations graves. « Des fausses-couches, bien sûr, il y en a eu aussi, souffle Marie-Noëlle. Mais tout cela est difficile à savoir car cela se tait. Les femmes se sentent coupables, c’est terrible. Moi-même, en 1974, j’ai accouché d’un tout petit bébé de 2,1 kg qui était pourtant né après terme. Mon enfant allait heureusement bien mais le placenta était tout déchiqueté. Les sage-femmes n’avaient jamais vu ça. »

« Il faut savoir, nous expliquait Marie-Pierre, que la manipulation des produits de chimio n’explique pas tout. Car nous avons aussi été exposées à des produits radioactifs, iode 131, radium et iridium principalement. » Utilisé pour soigner les cancers de la thyroïde, l’iode 131 est alors délivrée sous forme liquide, dans des petits gobelets. « Parfois, les patients les renversaient, il y en avait partout », rapporte Marie-Noëlle. Les aide-soignantes rentraient dans les chambres des malades, faisaient les toilettes, vidaient les urines, refaisaient les pansements sans aucune protection. « Je ne me souviens pas porter de dosimètre avant 1985, année où d’importants travaux ont été faits », témoigne Sidonie.

« Le médecin me disait toujours de me dépêcher, à cause des effets du radium »

Dans les couloirs, les soignantes croisaient des personnes atteintes de cancers du larynx ou de la bouche, qui ont des aiguilles de radium et/ou d’iridium plantées dans les lèvres. « Parfois, ils les perdaient, retrace Sidonie. Certains les arrachaient. » Un jour, l’une d’entre elles a pris une telle dose en recherchant une aiguille qu’elle est écartée du service pendant trois mois. Réjane, infirmière, qui a effectué tout sa carrière au centre Eugène-Marquis, atteinte d’un cancer du côlon, a déposé une demande de reconnaissance de maladie professionnelle en décembre 2019. Elle rappelle que « pour soigner les cancers du col de l’utérus, les médecins introduisaient dans le vagin des femmes un colpo [un petit tube, ndlr] dans lequel on avait planté des aiguilles de radium. Quand je préparais les colpo, le médecin me disait toujours de me dépêcher, à cause des effets du radium. Je me doutais bien, du coup, que c’était dangereux. Mais il ne me disait pas pourquoi [8]. »

« C’était un peu la seule information que l’on avait, soupire Marie-Noëlle. Il fallait faire vite. » Toutes les soignantes évoquent ce filet rouge accroché à la poignée de la porte, et en bas des lits des malades, qui indiquait qu’il ne fallait pas traîner. « Mais comment imaginer se dépêcher pour faire la toilette des femmes qui étaient atteintes d’un cancer de l’utérus ou du vagin ?, interroge Marie-Noëlle. Elles souffraient, et étaient dans des positions humiliantes. Évidemment, nous étions attentionnées et les plus douces possible. » Parfois, les soignantes enfilaient un tablier en plomb. « Mais franchement, travailler avec ça, c’est difficile parce que c’est très lourd. Et en plus, c’est fait pour des personnes qui mesurent 1,80 m. Pas pour nous », souligne l’infirmière retraitée.

« Ce que racontent ces femmes est réellement alarmant », estime Hermine Baron, leur avocate. Habituée à défendre des salarié.es, elle souligne le caractère exceptionnel de ce dossier, par sa dimension collective, et par le fait qu’il concerne des personnes soignantes, censées sauver les vies des autres. « La santé que nous étions censés défendre nous a été enlevée, ce qui est un comble », avance Janine. « Je suis tombée malade à cause de mon travail, que j’ai pourtant tellement aimé », insistait Marie-Pierre quelques semaines avant sa mort. Très engagées dans leur métier, ces soignantes évoquent toutes le plaisir qu’elles ont eu à travailler au centre Eugène-Marquis, où « il y avait beaucoup d’humanité ». « Si je reviens sur terre, je serai de nouveau infirmière », dit même Réjane, qui a pourtant failli être emportée par son cancer en juillet 2016.

« Nous donnions beaucoup, sans compter nos heures, ni notre énergie. C’est pourquoi il est si difficile de se dire que notre travail nous a peut-être mises en danger », disent toutes ces femmes, dont plusieurs ont travaillé la nuit pour pouvoir s’occuper de leurs enfants la journée, sans que personne ne leur signale jamais que c’est un facteur de risque pour le déclenchement des cancers du sein. Fatiguées mais déterminées, elles espèrent aujourd’hui que leurs témoignages permettront à d’autres soignant.es de prendre la parole.

Nolwenn Weiler

Cette enquête a été réalisée en partenariat avec le magazine Santé & Travail.

Notes

[1La liste établie par Marie-Pierre recense 25 malades du cancer qui ont travaillé au centre Eugène-Marquis de Rennes (CEM) dans les années 1970, 1980, 1990, touchées au niveau des seins, des ovaires, du colon, des poumons et du cerveau. Dix sont décédées.

[2Parmi les femmes qui ont témoigné, seule Marie-Pierre avait souhaité parler à visage découvert. Les prénoms des autres témoins ont été changés à leur demande.

[3Les cellules cancéreuses sont des cellules qui se divisent rapidement. Les médicaments de chimiothérapie détériorent le matériel génétique des cellules, entravant la division cellulaire et donc la croissance de la tumeur. Mais les cellules saines présentes dans le sang, la bouche, l’intestin, le nez, les ongles, le vagin et les racines capillaires, qui se divisent rapidement elles aussi, peuvent être affectées.

[4Les auteurs et autrices de cet article travaillent au sein du CHU et de l’Inserm de Bordeaux.

[5Voir ici et ici.

[6Voir ici et ici.

[7À propos de la bagarre menée pour l’inclusion des médicaments cytostatiques dans la directive CMR voir ce site.

[8La curiethérapie gynécologique se faisait aussi avec de l’iridium.