Calais

Traque des exilés en bande organisée

Calais

par Émilien Bernard (CQFD)

La semaine dernière, 27 personnes exilées sont mortes en tentant de traverser la Manche. À Calais et dans ses environs, elles continuent d’affluer, les yeux rivés sur l’horizon anglais. Le harcèlement policier est quasi quotidien. Reportage.

Ce samedi matin, il est 8 h 20 quand la cavalerie déboule par la rue des Maréchaux. Le convoi habituel : quatre fourgons de gendarmerie mobile bleu nuit suivis de deux camions appartenant à une société de nettoyage locale. Après un arrêt de quelques minutes devant le commissariat, place de Lorraine, ils repartent, accompagnés d’un véhicule de la police nationale, chargé de superviser leur traque. Quinze minutes plus tard, le convoi s’arrête pour la première étape de son « destruction tour », à côté du parking d’un hypermarché. Là, un petit chemin s’étire le long du magasin vers une lande pelée. Les nettoyeurs privés et la plupart des gendarmes stationnés à l’intérieur des camions s’y engouffrent, pendant que d’autres barrent la route – pas de témoins, surtout.

Ils n’ont rien ? Ils auront encore moins

En compagnie de deux bénévoles participant au projet Human Rights Observers (HRO), on les regarde s’éloigner le long de ce chemin qu’on avait parcouru plus tôt dans la semaine, aux environs duquel sont disséminés quelques dérisoires campements de fortune – bâches boueuses, foyers éteints, couvertures déchirées. Ce que traquent les policiers aux visages dissimulés par des passe-montagnes, pour certains armés de LBD, ce sont ceux qui y « habitent ».

Et surtout : leurs affaires, sordide butin qui finira dans le container pourrissant d’une proche ressourcerie, ultime étape de ce « vol systématisé ». Ils n’ont rien ? Ils auront encore moins.

La deuxième étape se déroule près de cette zone désignée sous le nom de « Hospital », parce qu’elle s’étend devant le centre hospitalier de Calais. Jusqu’au 28 septembre dernier, il y avait un camp ici, où vivaient plusieurs centaines d’exilés, près d’un millier selon certains associatifs. Ce matin-là, un Soudanais de 16 ans, Yasser, avait perdu la vie en tentant d’embarquer dans un camion pour l’Angleterre. En toute indécence, et sous les encouragements du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, une opération d’expulsion à grande échelle avait été lancée le jour même – paye ton deuil. Pour bien enfoncer le clou, les terrains concernés ont ensuite été déboisés et scarifiés à grands coups de bulldozer. Trois semaines plus tard, on observe les policiers s’éparpiller sur cette zone glauque, striée de rares bosquets, pour chasser les exilés qui y sont revenus – faute d’autre refuge – et confisquer les maigres biens de ceux qui n’ont pu les mettre à l’abri ou les ont délaissés pour aller chercher de quoi manger. En bordure de champ, un vieux panneau rouge pétant annonce « Chasse et recherche de gibiers interdites ».

Tout est fait pour pourrir la vie de ceux et celles qui seraient entre 1500 et 2000 en transit dans les environs

« Every day, every day, everywhere, everywhere », lâche Ibrahim, qui a mis ses affaires à l’abri en bordure de lande, bonnet enfoncé sur les yeux. Le jeune Soudanais semble au-delà du désabusé et ne s’anime qu’au moment d’évoquer son plan bancal pour rejoindre l’Angleterre. Les flics et leur petit jeu, il n’en peut plus : « Stupid police », dit-il, les yeux rivés sur les concernés. Quelques silhouettes en fuite galopent sur fond d’autoroute A16, tandis que d’autres, en uniforme, ramènent des affaires vers les camions de nettoyage. Plus près, une vingtaine d’exilés s’affairent à construire un pont sommaire pour franchir le petit ruisseau qui bloque le passage. Deux-trois troncs d’arbre, un matelas, et voilà que s’organise une chaîne pour faire transiter leurs affaires, sous le regard d’une poignée de flics. Une fois les sacs poubelles et couvertures dûment transbahutés sur l’autre rive, les traqueurs repartent – il leur reste quatre ou cinq lieux de vie à démanteler. De quoi encore améliorer le score dénombré par HRO, soit 4941 bâches et tentes confisquées depuis janvier 2021. Alors le manège du passage de rivière reprend, dans l’autre sens, afin de reconstituer les semblants d’abris. Jusqu’à la prochaine visite, demain ou après-demain. Routine absurde, glaçante.

Si ce sont les symptômes les plus criants de l’enlisement humain qui gangrène la ville, les expulsions quasi quotidiennes, dites « de flagrance », légalement plus que contestables, ne forment pourtant qu’une facette de la guerre aux migrants menée à Calais. Idem pour les « grosses » évacuations de campements, comme celle du 28 septembre ou du 13 octobre à Grande-Synthe (près de Dunkerque), qui, elles, s’inscrivent dans une démarche juridique moins obscure et s’accompagnent d’une forme de prise en charge. C’est bien simple : tout est fait pour pourrir la vie de ceux et celles qui seraient entre 1500 et 2000 en transit dans les environs (environ moitié moins selon une préfecture ayant tout intérêt à minorer le chiffre). « C’est une véritable chasse à l’homme au quotidien qui est menée par l’État », enrage Juliette, du Secours catholique. « Il s’agit d’assoiffer et affamer les exilés, de mener une guerre psychologique, en les plaçant dans une situation de constante instabilité. Je vois ça comme un siège militaire, avec une ville devenue zone de guerre. »

Au menu des réjouissances, il y a par exemple les arrêtés préfectoraux interdisant les distributions d’eau et de nourriture en centre-ville. Pris pour la première fois en septembre 2020, ce type d’infamie légale a été reconduit 15 fois, avec souvent de nouvelles zones concernées, afin de mettre des bâtons dans les roues des associations non gouvernementales gérant des cantines gratuites, comme la Refugee Community Kitchen.

Acharnement cynique pour empêcher l’accès à une citerne d’eau potable

Hors du centre-ville, une histoire résume bien cette volonté délibérée de saboter la vie des indésirables. En réponse au manque de points d’eau si criant dans les environs, un collectif dénommé Calais Food Collective a mis à disposition des exilés une citerne de 1000 litres, près des lieux de vie de la zone commerciale de Coquelles. La suite est un condensé d’acharnement cynique, en cinq étapes. 1/ Des agents municipaux placent quatre grosses roches sur le chemin pour empêcher le camion du collectif de réapprovisionner la citerne. 2/ Les obstacles sont déplacés par des exilés. 3/ Plusieurs rochers encore plus volumineux sont disposés. 4/ Un déblayage collectif, mêlant exilés, soutiens, sangles et huile de coude, est organisé. 5/ Les amateurs de BTP guerrier optent pour un édifice plus difficile à détruire, fait de remblais et de massifs cailloux enfoncés dans la terre. Affaire à suivre... Quant à la cuve, elle a plusieurs fois été lacérée et percée de coups de lames, notamment lors d’une expulsion policière.

Un matin frigorifiant, dans le campement dit « Old Lidl », pas loin de cette zone logistique dédiée au transport international appelée « Transmarck » où ils risquent régulièrement leur vie pour tenter de grimper dans un camion, une quinzaine d’exilés soudanais emmitouflés, qui dans un sac poubelle qui dans une couverture trouée, se réchauffent auprès d’un feu. Leur discours est sans appel, résumé, puisqu’on ne parle pas arabe, par celui du groupe qui se débrouille le mieux dans la langue de Shakespeare : « Qu’est-ce que vous voulez qu’on vous dise ? Suffit de voir comment on vit. On n’a plus rien. Ils nous prennent tout, puis ils nous gazent. »

Plus loin, vers un bout de forêt rescapée où se terrent des petits groupes éclatés, cinq hommes tentent de réchauffer leurs pieds auprès d’un feu vacillant après une nuit de froide pluie, leurs baskets humides posées au-dessus des maigres flammes. L’un d’eux explique qu’il a la jambe mal en point : il est récemment tombé d’un camion, pas loin, vers l’overdose de grillages et barbelés qui barrent la route à leur espoir anglais. Un autre évoque la brutalité des policiers et l’impasse dans laquelle tous se trouvent. Au moment de rajouter un gros bout de plastique dans le foyer, leur seul combustible, il fait ce commentaire : quand la police viendra, elle se fera un plaisir d’éteindre ce feu dérisoire – une habitude.

Le coin où ils (sur)vivent s’appelle officiellement Beau-Marais. La blague. Il y a bien quelques étendues d’eau croupie, mais tout sauf engageantes, hormis pour quelques mouettes criardes. Y repassant deux jours plus tard, on rencontre un autre exilé, les yeux emplis de tristesse et de lassitude. Un de ses amis traduit ses propos, expliquant qu’il est question de « hard life » et de ses gouffres. Puis celui qui traduit développe ses propres considérations. Il dit que les flics du coin l’ont plusieurs fois agressé. Il dit aussi qu’il s’est fait voler sa tente avant-hier lors d’une expulsion. Que la nuit suivante il a partagé celle d’un ami, elle aussi embarquée dans la foulée. Et que la nuit dernière il n’a quasiment pas pu dormir parce qu’il est resté dans le froid, sans refuge. Il ajoute qu’hier matin il a été réveillé par l’intense brûlure d’un spray lacrymogène policier projeté dans ses yeux, comme ça, gratuitement.

Ils sont nombreux à avoir tiré la sonnette d’alarme, dénonçant à la fois les violences des forces de l’ordre et la démission de l’État, qui n’assure selon les associations qu’une maigre partie de ses devoirs en matière d’accès à l’eau, à la nourriture et aux douches, ou de prise en charge des mineurs isolés. Il y a eu la Commission nationale consultative des droits de l’homme début 2021, estimant que l’État viole les « droits fondamentaux » des migrants à Calais. Il y a eu la Défenseure des droits Claire Hédon dénonçant en 2020 les conditions de vie « inhumaines » des exilés sur place. Il y a eu pléthore d’organisations internationales en pétard, dont Human Rights Watch, qui vient de sortir un rapport de 86 pages au vitriol : « Infliger la détresse : le traitement dégradant des enfants et adultes migrants dans le nord de la France ».

Il y a eu tout un tas de personnes connaissant le sujet sur le bout des doigts, disant que la politique visant à éradiquer les « points de fixation » et l’effet « appel d’air » par le harcèlement est non seulement inhumaine, mais aussi inefficace, les personnes présentes ici ne visant qu’une chose : se tailler en Angleterre, par camion ou bateau, ce dernier moyen de sauter la frontière étant de plus en plus plébiscité.

La « honte d’être français »

Puisque la stratégie de la réactionnaire maire LR Natacha Bouchart comme celle de la préfecture et du gouvernement est clairement d’invisibiliser au maximum la présence et les souffrances des exilés tout en affichant une course sans fin à la répression, il s’agit plus que jamais de signaler au plus grand nombre le drame qui se joue.

C’est le sens de la grève de la faim lancée par trois militants estimant que la coupe est plus que pleine : Anaïs, Ludovic et Philippe – ce dernier étant homme d’église, du genre prêtre-ouvrier à l’ancienne : « Quelqu’un de censé qui n’a pas fait l’ENA comprend tout de suite que si on a essayé quelque chose pendant vingt ou trente ans et que ça ne marche pas, il serait peut-être temps d’essayer autre chose. Mais apparemment, ce bon sens-là n’est pas partagé partout. » Lui n’hésite pas à parler de « barbarie » et à asséner qu’il a « honte d’être français ». Il n’est pas le seul.

Vendredi 22 octobre. La nouvelle est tombée hier : encore un décès à la frontière franco-anglaise, le 305e depuis 1999, trois semaines après celui de Yasser et dans des circonstances similaires. En réaction, il y a un rassemblement-hommage en bordure du parc Richelieu, à côté de la gare. Derrière le cercle d’environ 200 personnes mêlant famille, proches et soutiens, cinq grands drapeaux français font tache, dressés à côté des statues de De Gaulle et Churchill, empêtrés d’infamie tricolore. Un ami de la victime prend le mégaphone pour rappeler l’évidence bafouée : « Nous aussi on est des êtres humains. » Ensuite il y a une minute de silence. Et l’inscription solennelle de ce 305e prénom sur une grande bâche : Mahamat. Dérisoire, mais puissant. Face au monstre froid, nommer ceux qu’il engloutit, contre l’oubli et le déni.

Émilien Bernard (CQFD)
Photo : Lors d’un rassemblement à Paris pour dénoncer le traitement réservé aux exilés de Calais par l’État © Midia Ninja

Vous pouvez retrouver cet article dans le dernier numéro de CQFD en kiosque et maisons de la presse ou sur le site de CQFD. Merci à CQFD de nous avoir autorisés à reproduire cet article.