Capitalisme

Le vrai bilan du CAC 40 : des profits considérables pour quelques-uns, les coûts pour tous les autres

Capitalisme

par Olivier Petitjean (Observatoire des multinationales)

Salaires, dividendes, gaz à effet de serre, égalité entre hommes et femmes, droits des travailleurs, pollutions... L’Observatoire des multinationales publie la deuxième édition du « Véritable bilan annuel des grandes entreprises françaises », une radiographie du CAC 40 que vous ne trouverez nulle part ailleurs, car elle ne part pas du point de vue des marchés financiers, mais de l’intérêt général. En voici les grandes lignes en matière sociale.

L’Observatoire des multinationales publie aujourd’hui la deuxième édition de son « Véritable bilan annuel des grandes entreprises françaises ». Salaires, dividendes, impôts, égalité entre hommes et femmes mais aussi émissions de gaz à effet de serre, droits des travailleurs, déchets ou lobbying : c’est une tentative de radiographie complète du CAC40 du point de vue non pas des marchés financiers – comme c’est le cas des rapports officiels publiés par les entreprises –, mais du point de vue de la société, c’est-à-dire en partant des enjeux qui se posent à nous toutes et tous, en tant que travailleurs ou citoyens.

S’appuyant sur les chiffres publiés par les entreprises du CAC 40 elles-mêmes, cette publication dresse le tableau d’un système à la dérive, au sein duquel les multinationales apparaissent comme des machines à accaparer les profits pour quelques-uns, et à en faire supporter les coûts – financiers, sociaux, environnementaux, et démocratiques – par tous les autres. Voici un tour d’horizon des principaux chiffres mis en lumière dans ce « vrai bilan du CAC 40 ».

Malgré des profits en baisse, les dividendes battent de nouveaux records

Les profits générés par le CAC 40 se sont tassés en 2018 par rapport à l’année précédente, passant de 96 à 87,7 milliards d’euros. Cela n’a pas empêché un nouveau bond de la rétribution des actionnaires sous forme de dividendes et de rachats d’actions, en augmentation de 15%. Au total, ce sont 63,4 milliards d’euros – près des trois quarts des profits du CAC40 – qui sont passés directement dans les poches de leurs actionnaires (72,2%), contre « seulement » 57,4% en 2017.

Les plus grosses capitalisations de l’indice boursier parisien représentent, sans surprise, la plus grosse part des dividendes et rachats d’actions de 2018. Largement en tête : la major pétrolière Total, avec plus de 10,5 milliards d’euros distribués directement à ses actionnaires. Suivent Sanofi (près de 5 milliards d’euros), BNP Paribas (3,8 milliards), Axa (3,7 milliards) et LVMH (3,3 milliards). Ces cinq entreprises représentent à elles seules presque la moitié des dividendes et rachats d’actions du CAC.

Toutes les entreprises du CAC40 ont versé des dividendes aux actionnaires cette année, y compris Carrefour et TechnipFMC, qui ont pourtant enregistré des pertes comptables. Douze autres firmes rétribuent davantage leurs actionnaires (en comptant les rachats d’actions) qu’elles n’enregistrent de profits, au détriment de leur trésorerie. Veolia a ainsi versé à ses actionnaires l’équivalent de cinq fois ses profits ! Pour un euro de bénéfice, Saint-Gobain en a versé trois à ses propriétaires, comme l’illustre le tableau ci-dessous [1]

À qui bénéficient les dividendes du CAC ?

À qui profite concrètement cette générosité ? En première place avec 1,76 milliard de dividendes touchés au titre de l’année 2018, on trouve le budget de l’État français, à travers ses participations directes ou celles de Bpifrance et de la Caisse des dépôts. Engie (711 millions d’euros versés à l’État sous forme de dividendes) et Orange (426 millions) représentent les deux tiers de cette somme.

Non loin derrière, le fonds d’investissement BlackRock – basé à New-York – touche quant à lui 1,65 milliard d’euros de dividendes du CAC40 au titre de l’année 2018. Selon les informations publiquement disponibles (voir ci-dessous), le fond est présent dans au moins 19 des groupes de l’indice boursier parisien, mais en fait probablement beaucoup plus. Il est notamment présent au capital des gros distributeurs de dividendes que sont Total, Sanofi et BNP Paribas.

En troisième position, le groupe familial Arnault émarge à 1,46 milliard d’euros de dividendes grâce au groupe LVMH et à sa participation au capital de Carrefour. En quatrième position avec 720 millions d’euros se trouve la famille Bettencourt, actionnaire de L’Oréal.

5,63 millions d’euros : la rémunération annuelle moyenne d’un patron du CAC 40, en hausse de 10%

Tout comme les actionnaires, les patrons du CAC 40 continuent à tirer leur épingle du jeu. Leur rémunération annuelle moyenne a encore augmenté de 10%, à 5,63 millions d’euros, malgré la baisse des profits enregistrés par leurs entreprises. Ce chiffre cache cependant des situations contrastées. Deux patrons se distinguent cette année par leur rémunération : Bernard Charlès de Dassault Systèmes, et François-Henri Pinault de Kering, qui émargent respectivement à 23 et 22 millions d’euros annuels. En 2017, la rémunération annuelle maximale d’un patron du CAC40 n’était « que » de 11,2 millions d’euros, pour Douglas Pferdehirt, le patron américain de TechnipFMC.

Pour Bernard Charlès, ce niveau de rémunération est habituel puisqu’il a déjà touché 15 millions d’euros en 2017 (son entreprise Dassault Systèmes n’était pas encore dans le CAC). En ce qui concerne l’héritier de la fortune Pinault, dont le père avait reproché en juin 2018 à Emmanuel Macron de « ne pas comprendre les petites gens », cette rémunération record tient au versement d’une prime exceptionnelle. Derrière ces deux patrons grassement payés, on trouve à nouveau celui de TechnipFMC (11,3 millions d’euros en 2018), puis celui de L’Oréal Jean-Paul Agon (9,5 millions).

À l’autre bout du classement, le PDG de Legrand, spécialisé dans les infrastructures électriques, Gilles Schnepp se distingue. Il ne touche « que » sa rémunération fixe normale, soit 625 000 euros par an. Il est le seul patron du CAC 40 à toucher moins d’un million annuel. Également parmi les plus raisonnables, on trouve les patrons du Crédit agricole et d’Orange, avec tout de même 2,2 millions d’euros de rémunération annuelle.

Des entreprises de plus en plus inégalitaires, qui dépensent moins pour leurs salariés

A l’inverse, entre 2017 et 2018, les dépenses moyennes par salarié des groupes du CAC40 ont baissé de 1,15% en moyenne – un contraste saisissant avec l’augmentation des dividendes et des rémunérations patronales. Conséquence : les grandes entreprises françaises sont de plus en plus inégalitaires. En 2018, le ratio entre la rémunération des patrons du CAC 40 et les dépenses moyennes par salarié s’établisse à 115, contre 110 en 2017. En d’autres termes, un salarié de l’entreprise doit, en moyenne, travailler 115 jours pour que son entreprise lui consacre autant d’argent qu’à son patron en un seul jour. Attention, ces dépenses moyennes par salarié comprennent la rémunération des cadres de l’entreprise, et pas seulement celle des travailleurs payés au salaire minimum (qui varie selon les pays d’implantation).

Les groupes les plus inégalitaires selon ces données sont Accor et Kering : un employé du groupe hôtelier au salaire moyen devra travailler 445 jours, soit un an et quasiment trois mois, pour gagner ce que touche son PDG en une journée ! Ce ratio est de 366 ! Le premier cas est dû à la faiblesse des dépenses moyennes par salarié dans le groupe, qui comprend nombre de métiers mal rémunérés et précaires. Dans le deuxième cas, cela reflète les inégalités créées par l’explosion de la rémunération de François-Henri Pinault. Enfin, Carrefour figure également sur le podium de ces entreprises particulièrement inégalitaires. Les moins inégalitaires, à l’inverse, seraient Legrand – un jour de travail du PDG équivaut à 15,8 jours de boulot d’un salarié –, Crédit agricole (22,5), Orange (37,6) et le groupe immobilier Unibail (39,9).

Le CAC40 continue à supprimer des effectifs en France

Fin 2018, les 40 groupes du CAC employaient 5,3 millions de personnes dans le monde, contre un peu moins de 5 millions l’année précédente sur le même périmètre, soit une hausse de 6,65%. Même abstraction faite des fusions-acquisitions (Essilor et Luxottica, Unibail et Westfield, PSA et Opel), plusieurs groupes du CAC enregistrent des hausses importantes d’effectifs, comme Atos, Kering ou PSA. Parmi les quelques exceptions, on trouve Carrefour et Sanofi, qui ont une nouvelle fois défrayé la chronique avec des suppressions d’emplois.

Les groupes du CAC 40 qui comptent le plus d’employés dans le monde sont Sodexo, avec plus de 460 000 salariés, Carrefour avec un effectif de 363 000, et Engie avec un peu moins de 250 000 employés. Ils sont suivis par Capgemini, Vinci et PSA, qui emploient un peu plus de 200 000 personnes dans le monde. À l’autre bout du classement, les firmes cotées les moins pourvoyeuses d’emplois sont Unibail (3600), les nouveaux venus dans le CAC Hermès (14 300) et Dassault Systèmes (15 500), et enfin Pernod Ricard (18 500).

Concernant les effectifs du CAC40 en France même, la tendance que nous relevions dans la précédente édition du « Véritable bilan annuel des grandes entreprises françaises » se confirme. Seules 22 entreprises publient des chiffres sur leurs effectifs en France, et sur ce périmètre, les effectifs sont en baisse de 0,2 % entre 2017 et 2018. Pour ces mêmes 22 firmes, la croissance des effectifs mondiaux est par contraste de près de 7,6 % d’une année sur l’autre.

Les effectifs en France du CAC40 ont baissé de 20 % sur la période 2010-2017 (pour les firmes qui publient des chiffres), tandis que les effectifs mondiaux augmentaient parallèlement de 2 %. Une évolution divergente qui reflète les choix des dirigeants des grands groupes tricolores de privilégier les investissements à l’étranger plutôt qu’en France, quand ce n’est pas simplement de chercher une main d’œuvre moins chère sur d’autres continents. Les deux entreprises qui ont le plus réduit leurs effectifs français entre 2017 et 2018 sont aussi celles qui ont le plus augmenté leurs effectifs mondiaux, Atos et PSA.

Droits syndicaux, santé et sécurité au travail : des chiffres parcellaires

Quelques firmes publient des chiffres sur la proportion de leurs travailleurs ou de leurs établissements qui disposent d’une « représentation du personnel ». Le taux de couverture par une représentation syndicale est de 80 % chez Total, de 67 % chez Bouygues ou Schneider, mais seulement de 29 % au sein de Pernod Ricard. Mais cela ne dit pas s’il s’agit d’une représentation par des syndicats réellement indépendants. Air liquide, par exemple, avance un taux de 86 % de salariés disposant d’une « structure de représentation, dialogue ou concertation », sans plus de détails. D’autres comme Danone utilisent un indicateur encore plus vague : la « neutralité » de 86% de ses entités vis-à-vis des représentants des salariés. Faut-il comprendre que les directions de ces établissements ne s’opposent pas activement à ces représentations syndicales ?

Les grandes entreprises françaises publient aussi des indicateurs sur les accidents de travail, notamment leur taux de fréquence (indicateur lié au nombre d’arrêts de travail de plus d’un jour) et le taux de gravité (lié au nombre de jours d’arrêt), ainsi que le nombre d’accidents mortels. En 2018, on recense par exemple 51 décès liés à des accidents du travail sur le périmètre du CAC40 , pour les 13 firmes qui publient ces chiffres, essentiellement dans l’industrie et le BTP. Ces chiffres ne prennent pas en compte les sous-traitants qui travaillent pour ces grands groupes. Mais cela – la prise en compte de ce qui se passe dans la chaîne de sous-traitance et d’approvisionnement de ces grands groupes – est une autre histoire !

Olivier Petitjean / Observatoire des multinationales

En photo : Le Palais Brongniart, à Paris, qui abritait la Bourse / CC Laurent Grassin

Notes

[1Six firmes ont redistribué aux marchés financiers davantage que leurs profits à la fois en 2017 et en 2018 : Capgemini, Carrefour, Engie, Sodexo, TechnipFMC et Veolia.