Nucléaire

« C’est incroyable qu’on n’ait pas encore fondu un cœur de réacteur » : des techniciens EDF s’inquiètent

Nucléaire

par Nolwenn Weiler

Les centrales nucléaires françaises sont-elle sûres ? Basta! a rencontré des techniciens qui travaillent ou ont travaillé dans leur centre névralgique : la salle de commande. Les objectifs de rentabilité et un management y ont affaibli la transmission des compétences.

Salle de commande d’une centrale nucléaire française, un jour d’automne 2017. L’arrêt de tranche – le réacteur et ses équipements –, nécessaire pour remplacer le combustible nucléaire et assurer l’entretien de l’installation, est terminé. Le moment est venu de remettre le réacteur en route. « Pour s’assurer que la réaction nucléaire reste sous contrôle, au franchissement de chaque pallier, les opérateurs doivent verrouiller manuellement un système de protection automatique du réacteur depuis le pupitre de commande », explique Louis, qui a travaillé pendant 20 ans en salle de conduite – le poste de contrôle des réacteurs [1].

Mais ce jour là, les deux opérateurs et les deux ingénieurs présents dans la salle de commande n’arrivent pas à activer le système de verrouillage manuel. Résultat : l’arrêt automatique du réacteur s’active, et l’équipe doit recommencer toute l’opération depuis le début. « Ils avaient bien lu dans le manuel de procédure qu’une rangée de diodes devait s’éteindre, mais ils ne l’ont pas vue. Parce qu’en salle de commande, il y a des dizaines de diodes et d’écrans. Les procédures se contentent souvent de descriptions chronologiques, qui ne mettent pas en relief les points les plus importants », commente Louis, encore incrédule.

En vingt ans, une profonde évolution des méthodes de travail

« La salle de commande, c’est un lieu de pouvoir, c’est clair. Et les ingénieurs sont excités de de s’y retrouver, estime Jean, qui a lui aussi travaillé plus de vingt ans à la conduite. Mais c’est surtout un lieu extrêmement technique. Il y a soixante circuits à connaître sur le bout des doigts. Et souvent les cadres ne les connaissent pas. Ça paraît complètement incroyable : le fonctionnement de la centrale, c’est quand même la base du métier ! » Louis appartient à la première génération des travailleurs du nucléaire : il est arrivé au début des années 80, quand la France construisait plusieurs nouveaux réacteurs chaque année. Il a lui même participé à la construction de la centrale dans laquelle il travaille. Jean est arrivé quelques années plus tard. Avant d’être en salle de commande, ils ont été techniciens, en charge de l’entretien de l’installation. La « machine », comme ils l’appellent, ils la connaissent par cœur. Des circuits hydrauliques et électriques aux règles de protection et de régulation, en passant par la géographie des lieux.

Tous deux se rappellent qu’ils ont passé beaucoup de temps à observer et apprendre le fonctionnement de la centrale. « On a appris les schémas de fonctionnement, observé les anciens travailler, fait des stages. Nous avons surtout beaucoup, beaucoup discuté, se souvient Louis. On échangeait entre les différents corps de métiers, en parfaite collaboration. On se donnait des idées, on questionnait nos pratiques. C’était une façon de travailler extrêmement bénéfique et efficace. La preuve : les trois quarts d’entre-nous débutaient. Mais en deux ans, on est devenus très bons. »

« Nous travaillions de manière très collective et très solidaire, ce qui nous a fait progressé très rapidement », confirme Jean. Les deux techniciens regrettent qu’à ces formations « in situ », et à ces échanges sur les pratiques aient succédé des méthodes de travail très procédurales. Citant les ingénieurs qui n’ont pas su assurer le redémarrage de la centrale, ils estiment que s’ils avaient préalablement observé un ancien à la manœuvre, en prenant le temps nécessaire à leur apprentissage, ils n’auraient eu aucune difficulté à actionner la protection.

Au nom de la performance économique, la maintenance amputée

Pour eux, comme pour plusieurs de leurs collègues, cette mise à distance de la technique s’est amorcée dans le courant des années 1990. « Il ont commencé à fermer les vannes en 1995, retrace Frank, passé par divers postes et aujourd’hui en charge de la gestion des équipes de conduite au sein d’une centrale. Il fallait donner une bonne image du bébé avant d’entamer la phase de privatisation (intervenue en 2004, ndlr). Ils ont donc arrêté la maintenance. Et on a commencé à bricoler. »

Le solide stock de pièces détachées dont dispose EDF pour maintenir ses centrales en activité fond comme neige au soleil. Les agents en sont réduits à faire durer les pièces le plus longtemps possible, et à s’accommoder de rafistolage. La maintenance des arrêts de tranche est déléguée aux sous-traitants. Et le choix de ces sous-traitants se fait souvent au moins disant. Avec l’arrêt de la maintenance, la formation des nouveaux agents EDF a peu à peu disparu. C’est en effet lors des chantiers d’entretien, parfois très complexes à mener, que beaucoup intégraient un savoir faire pratique que ni les formations théoriques ni les procédures ne peuvent entièrement formaliser.

« En plus, l’arrêt de la maintenance a fait couler toutes les petites PME qui nous fournissaient du matériel », précise Louis. Les fournisseurs de vannes, et du matériel qui permet d’en assurer l’entretien ont pour beaucoup d’entre-eux disparu, de même que les robinetiers qui assuraient le maniement de ce matériel. « Il y a ensuite eu un arrêt des embauches, souligne Luc, assigné à la surveillance de la qualité des câbles et des tuyaux. Ce changement a été très net à partir de 2005 et du plan d’économie de 7,5 milliards d’euros décidé alors par la direction financière d’EDF. »

Appelé « Phares et Balises », ce plan avait pour seul objectif de réduire les coûts de fonctionnement. Les travailleurs, mais aussi les besoins techniques et matériels, en ont payé le prix fort. La maintenance préventive est sacrifiée, les machines doivent être le plus disponibles possibles, et s’adapter aux fluctuations des prix de l’énergie [2].

Sanctionné pour avoir refusé de redémarrer un réacteur

« Pendant les arrêts de tranche, on a l’impression que le seul risque qui importe à la direction, c’est de perdre du temps, lâche Frank. C’est leur obsession. Alors que la nôtre, c’est d’avoir une machine qui fonctionne et qui soit d’équerre quoi qu’il arrive. » « Il y a toujours eu dans le nucléaire cette idée selon laquelle "le temps, c’est de l’argent". Mais il était évident pour tout le monde qu’on ne pouvait pas redémarrer tant que ce n’était pas réparé. La direction était composée de personnes issues du technique, et le rapport de force nous était favorable », analyse Louis.

Il y a quelques années, Louis a été sanctionné, avec l’un de ses collègues, après avoir refusé de lancer le redémarrage d’un réacteur. Les conditions optimales de sécurité n’étaient, selon lui, pas réunies : il n’y avait pas assez de stock de bore, substance chimique qui sert à modérer la réaction nucléaire. Par ailleurs, les réservoirs d’eau n’étaient pas disponibles, et l’une des pompes du circuit de secours ne tournait pas correctement. « C’est incroyable qu’on ait pas encore fondu un cœur, lâche Jean. Heureusement, la machine a été bien conçue, avec du très bon matériel. »

Mais cette excellente facture est elle aussi menacée, estiment les techniciens. « On n’arrête pas de mettre en cause les concepteurs, tempête Jean. Prenons les piscines de stockage : elles ont été conçues pour que l’on n’atteigne jamais la masse critique de combustible : les assemblages d’uranium sont suffisamment éloignés les uns des autres pour qu’il ne puisse pas y avoir de réaction nucléaire. Ce qui fonctionne parfaitement avec de l’uranium enrichi à 3 %. Mais pour augmenter les rendements, on est passé sur du 4%. Et là, les risques de réaction nucléaire sont réels. Cela complique notre travail, et augmente le danger. »

Réorganisations permanentes et perte de repères

En même temps que le nucléaire se met à devoir cracher du cash, des changements majeurs, incompréhensibles pour les salariés, interviennent du côté de l’organisation du travail. « Ils ont ajouté des boucles de décision entre chaque service, illustre Louis. Par exemple entre la conduite et la chimie. » L’une des tâches quotidiennes de l’équipe de conduite consiste à remplir et vider les nombreux réservoirs à eau que contient une centrale nucléaire, où l’eau a un rôle essentiel : elle sert à transporter les calories, à modérer la réaction nucléaire, ou encore à protéger les travailleurs des radiations. « Pour savoir quel réservoir est disponible, on doit consulter les chimistes qui contrôlent la qualité de l’eau. Avant, on était en contact quotidien. On se parlait tout le temps. Maintenant, il y a une application informatique qui gère la chimie, et on apprend par ordinateur ce qu’on doit faire. Mais cela crée des distorsions de compréhension, et cela nous fait perdre un temps fou. »

Peu à peu, les moments d’échanges sur le travail et de réflexion collective disparaissent. « Ils ont instauré un truc qui s’appelle "sérénité en salle de commande", illustre Félix, un chimiste. Plus personne n’a le droit d’y entrer. Alors qu’avant, c’est le lieu où on allait dès qu’on arrivait au boulot. C’est l’endroit où l’on peut avoir des informations en temps réel. Fiables, actualisées, non déformées par différents filtres. C’était un lieu d’échange, d’organisation et de formation essentiel. »

D’après les agents, l’encadrement répète à l’envie qu’une organisation n’est pas faite pour durer, sans que personne ne comprenne exactement pourquoi. Comme si le changement organisationnel répondait à une loi inexorable de la nature. « Mais quand l’organisation change tout le temps, les gens passent leur temps à chercher leur place. Ils ne s’occupent plus du reste, alerte Luc. Comment se rendre disponible pour faire remonter une problématique qui vous inquiète, quand vous ne savez pas à qui vous adresser ? L’analyse critique devient un problème en soi, parce que vous ne pouvez pas la faire remonter. » 

Affaiblir le pouvoir des agents issus du « métier »

Ceux qui persistent à avoir des attitudes interrogatives sont systématiquement dénigrés. « C’est très compliqué, affirme Louis. Car notre travail consiste précisément à nous interroger, à longueur de journée, pour identifier des problèmes et les résoudre. Il s’agit quand même d’une industrie dangereuse, où la découverte des anomalies est capitale. » « Avant, dès qu’on voyait quelque chose, on le signalait, ajoute Frank. Aujourd’hui c’est fini. L’autre jour, en salle des machines, j’ai vu qu’une pompe était consignée. Je me suis demandé pourquoi. C’est une pompe qui est branchée sur le circuit de secours. Cela peut donc servir… Mais personne n’a été en mesure de m’expliquer pourquoi. Surtout, personne n’a compris pourquoi je posais cette question ! »

« Pourquoi est-ce que tu as été cherché ça ? », s’entendent reprocher des agents qui soulignent par exemple des lacunes dans les méthodes de test de solidité de câbles et tuyaux. « Ce n’est pas ton boulot ». « Si vous l’ouvrez, on vous isole, reprend Luc. On convainc vos collègues que vous êtes un mauvais élément. On véhicule des calomnies sur vous, on affirme que vous avez des problèmes à la maison. Il faut avoir un sacré mental pour résister. »

« Un jour, un poste de chef s’est libéré, rapporte Louis. A notre grand étonnement, ils ont choisi le plus médiocre des quatre candidats. Celui que nous pressentions connaissait pourtant l’installation comme sa poche. Il aurait même pu être le directeur de la centrale. Il nous a semblé complètement absurde qu’il soit écarté. On a compris des années plus tard. Il incarnait ce que la direction voulait démolir : notre métier. Ils ne pouvaient pas privatiser EDF comme ça, d’un seul coup. On aurait mis la France dans le noir. Ils ont donc fait autrement ; ils nous ont attaqué là où on était forts, là où on était soudés, là où on avait le pouvoir : notre travail. »

« Si Kafka venait chez nous, il écrirait deux bouquins par trimestre »

Résultat de ces changements majeurs de gestion et d’organisation : l’installation s’abîme, au niveau matériel comme au niveau humain. Le secteur de la maintenance s’est complètement vidé. Cette activité est désormais assurée à 80 % par les sous-traitants. Des tas de métiers ont été éliminés. Il n’y a plus un agent chaudronnier au sein d’EDF, alors qu’une centrale compte des dizaines de kilomètres de tuyaux. Ou alors, il fait autre chose que de la chaudronnerie : il est chargé d’affaires dans les bureaux, par exemple. « On manque à ce point de soudeurs qu’on est totalement dépendants des prestataires. Quitte à ce qu’ils viennent se faire la main chez nous. Lors du dernier arrêt de tranche, ils s’y sont repris à 14 fois sur certaines soudures ! », raconte Louis qui a l’impression de patauger dans l’absurde.

« Si Kafka venait chez nous, il écrirait deux bouquins par trimestre », enfonce Louis. En cas de fuite sur un circuit, au lieu de la réparer, on envoie un agent de terrain qui doit cocher une case sur une feuille A4 qu’il garde avec lui (et qu’il remet en fin de journée à son responsable) toutes les deux heures pour dire qu’il y a une fuite. Même chose pour une alarme incendie défectueuse, se désole Frank : on envoie quelqu’un toutes les deux heures pour s’assurer qu’il n’y a pas d’incendie. Et il coche.

Au-delà du désintérêt de ces missions et du mépris qu’elles représentent pour un salarié, le système n’est pas du tout sûr : « Le gars peut très bien cocher la case sans aller vérifier. C’est déjà arrivé », note Franck. Il y a aussi eu le programme OEEI, pour « Obtenir un État Exemplaire des Installations ». « C’était magnifique, ironise Jean. Ils ont décidé ça en 2005, réalisant que les installations s’abîmaient, quand même… Chez nous, ils ont tout repeint. Même des trucs qu’il ne fallait pas peindre. Avec les mécanos, les électriciens et les chimistes, on était atterrés. On se demandait si c’était une blague. Comme si une centrale, qui est avant tout une usine, devait ressembler à un salon de thé. » 

« Quand un accident arrive, ce n’est jamais celui qui était prévu »

« Notre entreprise se casse la gueule, il faut être clairs là dessus. Mais on ne peut pas dire que c’est seulement à cause de l’organisation du travail. C’est délicat, parce que chacun de nous en fait partie. Du coup, quand ça ne va pas, on accuse les prestataires », déplore Louis. Ce fonctionnement atomisé, où chacun travaille de son côté sans se sentir responsable de quoi que ce soit, pose de vrais problèmes en matière de sécurité. « Le risque nucléaire est énorme, et on le sait. Enfin, nous, on le sait. Mais il faut pouvoir l’assumer collectivement. Ce n’est pas possible individuellement. Dans un cadre collectif, on peut gérer un accident beaucoup plus facilement. Parce qu’on se parle, on se connaît, on évalue au fur et à mesure ce qui se passe et ce qui peut être fait. »

Les techniciens regrettent que les cadres s’accrochent à des procédures, dans lesquelles ils semblent avoir toute confiance. « La surveillance est assurée par des gars qui suivent ce que disent des ordinateurs, ou des listings pré-établis. C’est n’importe quoi, proteste Louis. Quand un accident arrive, ce n’est jamais celui qui était prévu ou programmé. »

Pour lui, si un accident grave devait arriver, « ce serait à cause de l’organisation du travail : il y aura un enchaînement de conneries, d’absence de prise de décision, de non-mobilisation des compétence de gens qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble. » « Ce que nous espérons, termine Frank, c’est qu’un jour ils n’arriveront tout simplement plus à redémarrer les centrales, faute de compétences. Et que le nucléaire s’arrête comme ça. Enfin ça, c’est le scénario optimiste. »

Nolwenn Weiler

Photo : Opérateur de conduite à la centrale nucléaire EDF de Fessenheim / Crédit : EDF

Notes

[1Tous les prénoms ont été modifiés

[2Sur la gestion des industries électriques et gazières, désormais axée sur la performance financière au mépris des besoins techniques et de la sécurité, voir Le travail sous haute tension. Risques industriels et perspectives syndicales dans le secteur de l’énergie, par la sociologue Anne Salmon. Éditions Desclée de Brouwer, 2011.