Droits fondamentaux

A Bure, un « état d’urgence permanent » et une « surveillance généralisée » pour réprimer les opposants

Droits fondamentaux

par Sophie Chapelle

« Les autorités publiques se livrent à un harcèlement contre les opposants au site d’enfouissement destiné à criminaliser leur position et leur manifestation et qui a pour effet de porter atteinte aux libertés individuelles. » Tel est le lourd constat dressé par la Ligue des droits de l’Homme (LDH) dans un rapport rendu public ce 20 juin, concernant le traitement judiciaire des opposants à Cigeo. Cigeo est un projet d’enfouissement de déchets radiotoxiques porté par l’Agence nationale de gestion des déchets radioactifs (Andra), à Bure, une petite commune de la Meuse.

La LDH s’est penchée sur les procédures subies depuis 2016 par des militants en recueillant plusieurs témoignages. Ceux-ci attestent de la « surveillance généralisée et permanente de la gendarmerie dans Bure », de « contrôles d’identité répétés » allant jusqu’à empêcher certains opposants de travailler, de « prises de vue constantes » à l’aide de caméras, de contrôles systématiques des plaques d’immatriculation, de fouilles de véhicules... Il suffit désormais de se promener dans la campagne alentour pour devenir suspect et subir des contrôles d’identité et fouilles inopinés. « Il ressort de l’ensemble des témoignages recueillis que les forces de l’ordre ont reçu des consignes tendant à exercer une surveillance constante sur les opposants au site d’enfouissement » souligne la LDH.

« Une sorte "d’état d’urgence" permanent pour juguler l’opposition »

La permanence de ces contrôles d’identité a été rendue possible par l’État, incarné localement par le procureur de Bar-le-Duc, récemment nommé chevalier de l’ordre national du mérite... Ce dernier a utilisé les dispositions d’un article du code de procédure pénale alors même qu’elles devraient rester l’exception. Le rapport fait état de prises d’images quasi-systématiques, y compris dans l’enceinte du tribunal. Pour les personnes concernées, c’est une menace d’autant plus diffuse qu’aucune d’entre-elles ne connait la destination de ces images ni les conditions légales de leur conservation. « Il en découle le sentiment d’un ensemble de villages, Bure et ses alentours, soumis à une sorte "d’état d’urgence" permanent afin de juguler l’opposition au site d’enfouissement des déchets radioactifs » estime la LDH.

– A lire, le témoignage de Gaspard d’Allens, un journaliste engagé et collaborateur de Basta!, jugé à son insu : « À Bure, le nucléaire entrave la parole »

« Le lien social que devrait nouer la justice avec le citoyen est ici totalement nié »

A cette surveillance continue s’est conjuguée la multiplication des poursuites judiciaires, sous divers chefs d’accusation, comme le classique « outrage et rébellion », l’original « attroupement non armé », le prédictif « groupement en vue de préparer des violences », ou le biométrique « refus de relevé d’empreintes génétiques ». Face à des procédures jugées dans leur ensemble devant le tribunal correctionnel de Bar-Le-Duc, un observateur indépendant a été mandaté par la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) pour assister à une audience, le 5 février dernier. Dans un rapport également publié ce 20 juin, Jacques Englebert, avocat au barreau de Namur (Belgique), fait état d’une disproportion totale entre le peu de gravité des faits reprochés, le caractère manifestement inoffensif des prévenus et les mesures de sécurité prises. Il déplore le manque de sérénité dans la conduite des débats et la stratégie de provocation du parquet, se traduisant notamment par la dévalorisation des prévenus. Une stratégie qui a plusieurs fois conduit à l’évacuation de la salle d’audience, générant une « grande satisfaction » chez le procureur, selon l’observateur.

« Il s’agit d’une justice qui fait tout pour décourager l’idéal que chaque citoyen nourrit à son égard, souligne Jacques Englebert. Le lien social que devrait nouer la justice avec le citoyen est ici totalement nié. » Alors qu’il exerce depuis 30 ans, les conclusions de cet avocat sont sans appel : « En dehors des procès mettant en cause des terroristes ou des faits de grand banditisme, je n’avais jamais ressenti, tant aux alentours que dans le palais et dans la salle d’audience, un tel sentiment d’oppression alimentée par la présence surdimensionnée des forces de l’ordre, pour la plupart en tenue d’intervention. Un telle présence policière oppressante est incompatible avec les valeurs qui portent l’œuvre de justice, dont la publicité des débats et la sérénité des audiences. »

Des procédures habituellement utilisées dans des affaires de terrorisme

Bien que les procès qui se sont déroulés ne laissent apparaître que des éventuelles infractions mineures et individuelles commises dans le cadre d’un mouvement social, une information judiciaire a été ouverte pour « association de malfaiteurs » à l’encontre de sept militants à Bure depuis septembre 2017. Cette information judiciaire, considérée comme un « scandale d’Etat » par plus de 100 personnalités, a conduit à plusieurs perquisitions et à des contrôles judiciaires qui, selon la LDH, « semblent plus viser l’engagement politique des personnes que leurs éventuels délits ».

« L’ouverture de cette information autorise des procédures d’enquête exceptionnelles habituellement utilisées dans des procédures de terrorisme » et « fait peser sur l’ensemble de ce mouvement une menace injustifiée et de nature à porter atteinte aux libertés d’association, d’expression et de manifestation ». Autant d’éléments qui amènent la LDH à s’interroger sur l’impartialité du parquet du tribunal de Bar-Le-Duc et à demander à ce qu’il soit désormais dessaisi des procédures concernant la lutte contre Cigeo. A Bure, résume Michel Tubiana, président d’honneur de la LDH, « il y a une volonté de décourager et de criminaliser le mouvement d’opposition par une méthode de détournement de la légalité ». Une criminalisation en voie de se propager à l’ensemble du mouvement social, comme tend à le démontrer le traitement judiciaire réservé aux gilets jaunes et, avant eux, la répression du mouvement lycéen face à Parcoursup, des personnes solidaires des migrants, des militants dénonçant les violences policières dans les quartiers populaires, ou encore des opposants à la loi travail.

Sophie Chapelle

Photo de une : © Les ZIRAdiéES

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