Belgique

Austérité, retraite, salaires : le mouvement social belge dénonce un gouvernement « kamikaze »

Belgique

par Bruno Bauraind

Est-ce la naissance d’une vaste contestation au Nord de l’Europe ? Le 6 novembre 2014, plus de 110 000 personnes ont rejoint Bruxelles pour exprimer leur refus des mesures d’austérité que le nouveau gouvernement fédéral souhaite mettre en œuvre. Une politique qui remet en cause nombre de droits sociaux sans mettre à contribution financiers et capitaux. Une grève générale est appelée en décembre. Grévistes et syndicalistes belges réussiront-ils là où les manifestants grecs et les indignés espagnols ont, pour l’instant, échoué ?

Entre 110 000 et 130 000 personnes ont manifesté dans les rues bruxelloises, le 6 novembre dernier. Parmi eux figuraient bien sûr les principaux syndicats belges, socialiste (FGTB), chrétien (CSC) ou libéral (CGSLB). Mais pas uniquement : de nombreux citoyens qui n’avaient jamais pris part à ce genre de mobilisation étaient aussi présents pour manifester leur hostilité à de nombreuses mesures adoptées ou en passe de l’être, par le gouvernement belge. Et si cet événement constituait les prémices d’un mouvement social large contre l’austérité, en Belgique ?

Bruxelles brûle-t-elle ?

Dans la presse généraliste, cette question n’a pas été posée. Photos chocs à l’appui, la violence des dockers a par contre été largement commentée. La presse, écrite ou audiovisuelle, est revenue sur les affrontements entre policiers et manifestants. De manière réductrice, l’abus d’alcool ou les liens présumés entre certains travailleurs portuaires et des groupuscules d’extrême droite ont été mis en avant. Sur les 2 000 dockers présents à Bruxelles le 6 novembre, seule une minorité, environ 200, a pris part aux affrontements avec la police. Seule La Libre Belgique, un quotidien francophone, a rappelé, le 8 novembre le contexte de cet accès de violence [1].

Afin d’améliorer leurs conditions de travail et à force de luttes sociales, les dockers ont obtenu, depuis 1972, un statut qui les protège de la mise en concurrence. Dans chaque port belge, l’accès à la profession est protégé. Pour embaucher, les entreprises doivent obligatoirement passer par un « pool » de travailleurs géré par une institution publique. Ce statut original « hors marché du travail » permet au docker de conserver son niveau de salaire et ses conditions de travail quel que soit son employeur.

Un plan d’austérité de 11 milliards d’euros

Ce statut est attaqué depuis plusieurs années par la Commission européenne pour infraction à la libre concurrence et au libre établissement des entreprises multinationales dans les ports européens. Cette menace se précise aujourd’hui. L’Union européenne a lancé une procédure d’infraction contre la Belgique et le gouvernement fédéral prévoit, dans son accord, une révision du statut des dockers. Ce contexte permet de mieux comprendre les affrontements qui ont émaillé la manifestation bruxelloise.

Les travailleurs des ports d’Anvers ou de Gand ne sont pas les seuls que les politiques d’austérité mises en œuvre par le gouvernement fédéral vont toucher. Pour comprendre l’ampleur de la manifestation, il faut aussi la replacer dans un contexte social qui voit, depuis plusieurs semaines, de multiples conflits sectoriels éclater dans la police, les prisons, chez les chômeurs ou encore les étudiants en médecine. Le nouveau gouvernement belge, rebaptisé « coalition Monaco » ou « Kamikaze » par les acteurs sociaux, veut réaliser une économie de 11 milliards d’euros sur la législature, principalement en réduisant les dépenses de l’État.

Trois mesures cristallisent principalement la colère des organisations syndicales. Il y a tout d’abord la volonté du gouvernement de ne pas appliquer l’indexation automatioque des salaires sur le coût de la vie en 2015 [2] alors que le gouvernement précédent a déjà pris la décision de geler les salaires (hors indexation automatique) en 2013 et en 2014. Comme un peu partout en Europe, le report de l’âge légal de la retraite, qui passera progressivement de 65 ans à 67 ans d’ici 2030, fait partie de la boîte à outils néolibérale censée lutter contre le vieillissement de la population.

Mais c’est surtout la réforme des possibilités de départ anticipé ou d’aménagement de carrière qui suscite l’indignation dans les rangs syndicaux. Plusieurs mesures ont également pour ambition de renforcer la « flexibilité » du travailleur belge. D’autres mesures comme la privatisation de certaines entreprises publiques, l’activation et la surveillance des chômeurs, la réforme des tribunaux du travail sont également au centre des débats en Belgique.

Pas touche au capital

Enfin, aucune nouvelle recette provenant d’une contribution du capital n’est actuellement prévue dans l’accord, à l’exception d’un projet de taxe assez floue sur des structures patrimoniales détenues par les belges dans des paradis fiscaux. Les révélations sur les « arrangements fiscaux » entre l’État luxembourgeois et de grandes entreprises belges [3], révélées par la presse le matin de la manifestation, montrent à quel point ce type de mesure relève surtout de l’effet d’annonce.

La manifestation du 6 novembre signale le début d’un plan d’action syndical qui verra des grèves tournantes prendre place dans les provinces belges les 24 novembre, 1er et 8 décembre. Il se ponctuera par une grève nationale le 15 décembre 2014. Cela sera-t-il suffisant pour réussir là où les mouvements sociaux du sud de l’Europe ont, jusqu’à présent, échoué ? Un mouvement social belge pourrait-il bloquer les programmes d’austérité dictés par les institutions européennes et mis en œuvre par les gouvernements nationaux ?

Le nombre de manifestants rassemblés à Bruxelles le 6 novembre, mais aussi leur diversité, fait apparaître une indignation forte dans la population belge contre les mesures d’austérité du nouveau gouvernement. Il y a certainement là un "mouvement social belge potentiel". Une question reste néanmoins posée. Comment les organisations syndicales, actrices centrales de ce mouvement, vont-elles parvenir à le faire vivre ?

Vers une grève générale le 15 décembre

Deux éléments doivent ici être mis en perspective. Tout d’abord, l’absence d’une revendication réellement offensive de la part des syndicats. Comme l’a indiqué la secrétaire nationale de la Confédération des syndicats chrétiens (CSC) sur les ondes de la RTBF Radio avant la manifestation, l’action du 6 novembre n’est en aucun cas une « manifestation politique » [4]. L’ambition des syndicats est de rouvrir un espace de concertation sociale avec le gouvernement, pas nécessairement de faire tomber celui-ci. L’ampleur de la manifestation a, sans aucun doute, permis d’améliorer leurs rapports de forces. Le gouvernement fédéral communique d’ailleurs depuis lors sur sa volonté de renouer le dialogue avec les syndicats. A court terme, cette négociation ne pourra cependant porter que sur les marges des mesures gouvernementales.

Dès lors, l’essoufflement, voire la déception d’une large part des manifestants présents à Bruxelles est un risque avec lequel vont devoir composer les syndicats belges. De plus, les résultats aux dernières élections n’ont pas porté les mêmes majorités aux différents niveaux de pouvoir en Belgique. Au Nord, le succès du mouvement social dépendra de sa capacité à déstabiliser le parti social-chrétien (CD&V), la composante la moins néolibérale d’un gouvernement flamand qu’il compose avec les nationalistes de la NVA et les libéraux.

Du côté francophone, une majorité composée du parti socialiste et des Chrétiens-humanistes s’est rapidement dégagée. Or, les deux grandes organisations syndicales (FGTB et CSC) gardent des liens "privilégiés" avec les deux partis. Malgré une orientation plus sociale-démocrate, le gouvernement wallon prendra inévitablement des mesures douloureuses sur le plan social. La contestation sera-t-elle aussi forte à ce niveau ? De la réponse à cette dernière question dépendra sans doute la légitimité des syndicats comme catalyseur d’un mouvement social fort qui, aujourd’hui, peut sembler les déborder.

Bruno Bauraind, Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (Gresea)

Photos : CC Antonio Ponte

Notes

[1La Libre Belgique du 8 et 9 novembre 2014.

[2En Belgique, un mécanisme automatique permet de faire évoluer les salaires en fonction de l’évolution du prix d’un échantillon de biens et de services.

[3Une enquête internationale « Lux Leaks » a mis au jour plus de 340 arrangements fiscaux entre l’État luxembourgeois et des entreprises multinationales.

[4Interview de Marie-Hélène Ska, secrétaire nationale de la CSC sur les ondes de La Première, le 6 novembre 2014.