Projet imposé

« Rémi Fraisse est mort pour préserver l’intérêt supérieur des générations futures »

Projet imposé

par Benoît Biteau

« Mourir pour des idées, c’est une chose, mais c’est quand même relativement stupide et bête. » Dixit Thierry Carcenac (PS), président du Conseil général du Tarn, après la mort de Rémi Fraisse le 26 octobre sur le chantier du barrage de Sivens. Consterné, le Vice-président de la Région Poitou-Charentes, Benoît Biteau (PRG), lui répond, et revient sur les motivations profondes qui ont amené des milliers de citoyens à se mobiliser contre ce projet. Il invite Thierry Carcenac à utiliser l’argent public, non pas pour aggraver la pollution et la raréfaction de l’eau, mais pour soutenir une alternative agricole vertueuse.

Monsieur Thierry Carcenac, vous êtes à la fois pathétique et consternant !

Consternant, en tant que maitre d’œuvre pour la réalisation du barrage de Sivens, sur le fond de ce dossier. Comment peut-on porter un projet public, mobilisant 100 % de crédits publics sur un projet sans se poser les bonnes questions, dès le départ ?

Le projet de barrage vient du fait que la rivière Tescou subit, depuis 30 ans, des étiages (le débit le plus bas atteint par un cours d’eau, à cause d’une sécheresse ou de trop grands prélèvements par exemple) sévères. Monsieur Carcenac, vous êtes-vous interrogé sur les causes de ces étiages sévères et quelles évolutions de pratiques pourraient en être à l’origine ? Visiblement non, car vous auriez rapidement pu faire le lien entre ces étiages sévères et le développement important des surfaces en maïs hybride sur le bassin versant du Tescou.

Le Conseil Général du Tarn devait-il donc, face à cette situation, avec 100 % d’argent public, accepter de réaliser, un équipement qui ne vient qu’en soutien de ces pratiques agricoles peu respectueuses de la ressource en eau, tant sur le plan quantitatif que qualitatif d’ailleurs, ou explorer, avec cette même enveloppe, de 8,5 millions d’euros, des alternatives à ce modèle agricole qui touche le fond ?

La réponse ne peut que trouver ses fondements dans le bon sens paysan !

Monsieur Carcenac, vous invoquez le nécessaire soutien à ce projet au motif que cette agriculture est plus « rentable » grâce à l’irrigation.

8,5 millions d’euros pour 20 exploitations agricoles

Mais comment expliquer alors, que ces maïsiculteurs, grands bénéficiaires des aides publiques de la PAC (Politique Agricole Commune), expliquant d’ailleurs la majeure partie de la rentabilité de cette culture, ne puissent pas, au nom de cette rentabilité, financer eux-mêmes, un tel projet ?

Faisons maintenant un peu de mathématiques.

Monsieur Carcenac, vous expliquez que les exploitations moyennes concernées, pourraient irriguer environ 40 hectares chacune grâce au 1,5 millions de mètres cubes stockés dans le barrage de Sivens. Contrairement à ce que vous dites, la grande majorité des surfaces qui seraient irriguées grâce ce projet (cf. l’enquête publique) sont des surfaces en maïs ! Pour irriguer 1 hectare de maïs hybride, il est nécessaire de mobiliser en moyenne 2 000 m3 d’eau. Ce barrage permettrait donc l’irrigation d’environ 800 hectares de ce maïs. Pour une moyenne de 40 hectares par exploitation, le projet ne peut donc concerner qu’environ 20 exploitations ! Ce qui signifie qu’un projet de 8,5 millions d’euros, d’argent public, pour stocker de l’eau, ne va bénéficier qu’à 20 exploitations agricoles, parmi celles d’ailleurs les mieux dotées en aides publiques de la PAC ! Belle logique vertueuse !

En gros, sans trop caricaturer, 20 exploitations agricoles, parmi les mieux dotées d’aides publiques, vont se voir attribuer une nouvelle aide publique indirecte d’un peu plus de 400 000 euros chacune ! 400 000 euros qu’elles ne peuvent pas financer seules et qui pourtant va servir à irriguer une plante, parait-il très rentable, à laquelle elles ne peuvent donc renoncer, et qui justifie donc la réalisation de ce barrage.

Qui parlait de bon sens paysan ?

300 litres de pétrole par hectare de maïs

Sur le fond toujours, Monsieur Carcenac, vous convoquez le changement climatique, et vous avez raison. Ce que vous ne dites pas, Monsieur Carcenac, c’est que le scénario Garonne 2050 (une étude sur les ressources en eau du bassin de la Garonne), occulte le poids de l’agriculture dans ce changement climatique, et le rôle qu’elle peut jouer pour le limiter !

En effet, l’agriculture est émettrice, en moyenne, de 20 % des gaz à effet de serre. Et ce n’est pas les moteurs des tracteurs les responsables, pas davantage d’ailleurs que les vaches qui pètent dans les prairies ! La contribution majeure de l’agriculture à la fourniture de gaz à effet de serre est liée à sa dépendance aux substances chimiques de synthèse, dérivées du pétrole, que sont pesticides et engrais azotés, dont on connait par ailleurs, les dégâts considérables dont ils sont responsables, sur cette même ressource en eau, mais aussi sur les équilibres, la biodiversité, et la santé.

Pour produire 1 kilo d’azote, il faut mobiliser 1,5 litres de pétrole. Sur un hectare de maïs, de blé ou de colza, le modèle agricole dominant apporte environ 200 à 250 kilos de cette azote de synthèse, induisant une dépendance au pétrole (et donc alimentant la fourniture de gaz à effet de serre) de 300 à presque 400 litres de pétrole par hectare, avant même d’avoir tourné la clef du tracteur !

L’agriculture occupe environ 70 % des surfaces de nos territoires et c’est une activité économique qui mobilise énormément d’argent public via la PAC.

La France, premier utilisateur mondial de pesticides

Ne devriez-vous pas, Monsieur Carcenac, puisque ce changement climatique vous tracasse visiblement, accompagner, avec autant d’argent public, un modèle agricole qui, d’une part, renonce aux substances de synthèse et qui, d’autre part, redécouvre les vertus d’une agronomie qui sait s’en affranchir en mobilisant les ressources parfaitement gratuites et inépuisables que sont, l’azote atmosphérique, le carbone, la lumière, la vie des sols ?

Ne devriez-vous pas intégrer, qu’avec autant d’argent public fléché vers cette activité économique, il est urgent de restaurer un contrat moral décent avec la société civile, avec les contribuables, et faire en sorte que ces 70 % d’espaces occupés par l’agriculture soient des espaces de séquestration du carbone, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, tant l’usage massif de ces substances de synthèse – la France reste le premier utilisateur mondial de pesticides, en dose par hectare ! – ont dévasté la vie et donc, la fertilité, et par conséquent, la faculté des sols à séquestrer le carbone ? Les prairies humides semblables à celles que vous dévastez sur le Testet sont d’ailleurs unanimement reconnues comme de remarquables puits de carbone, contrairement à la culture du maïs, qui elle, émet du carbone !

Ces deux paramètres fondamentaux, sont parfaitement occultés dans les différents scénarii de Garonne 2050 ! Et c’est pourtant là que sont les plus grandes marges de manœuvre pour lutter contre le changement climatique, plutôt que dans une posture fataliste, passive, qui ne prend pas le sujet à bras le corps, et qui préfère les fuites en avant en tentant de résoudre des équations, impossibles à résoudre justement !

Comment pensez-vous, au motif de ce changement climatique, pouvoir répondre à des augmentations de températures, associés à des régimes hydrographiques sévères, nécessitant l’irrigation toujours plus exigeantes des cultures vidées de toute rusticité par la sélection génétique de plantes homogénéisées et standardisées, à partir d’une ressource de plus en plus rare et pour laquelle les priorités de gestion en bon père de famille, restent, d’abord l’eau potable, ensuite le bon état des milieux et enfin l’irrigation (article 2 de la loi sur l’eau) ?

Le stockage de l’eau n’est donc pas la bonne réponse ! Même Garonne 2050 le dit !

Utiliser l’argent public pour un autre modèle agricole

Savez-vous, Monsieur Carcenac, qu’avec autant d’argent public, vous pourriez soutenir un modèle agricole, basé sur l’agronomie, apte à limiter et s’adapter au changement climatique, sachant s’affranchir des substances de synthèse (engrais et pesticides), sachant produire en s’appuyant sur des ressources parfaitement gratuites et inépuisables, préparant l’après pétrole, préservant les équilibres, les ressources et l’eau en particulier, la biodiversité (sauvage et domestique, animale et végétales), le climat et la santé ?

Que ce modèle, en respectant les capacités de la terre (avec un petit t) et la Terre (avec un grand T) à produire demain, garantit un avenir décent pour les générations futures ?

Savez-vous qu’il existe des variétés de maïs, mais aussi de tournesol, de blé, d’orge, d’avoine, et dans toutes les espèces, qu’on appelle « variétés populations » obtenues par une sélection convergente des hommes et du milieu, comme le faisaient déjà avant nous les mayas et les aztèques, il y a des millénaires, qui ont des caractéristiques techniques redoutables – fort taux de protéines par exemple – et qui permettent d’obtenir des rendements surprenants en cultures sèches, justement parce qu’elle sont parfaitement adaptées à leur zone de production, qui n’ont rien à voir avec les variétés standardisées proposées par les firmes semencières, et qui, de surcroit, redonnent aux paysans leur autonomie alimentaire, semencière et génétique ?

Savez-vous encore que l’arbre – que le modèle agricole de ces dernières décennies s’est acharné à faire disparaître et que vous vous acharnez à faire disparaître sur la zone humide du Testet – est l’acteur central de ce modèle vertueux (agroforesterie, associant arbres et productions agricoles), qui fonctionne partout dans le monde en général, et en particulier, dans le Tarn et qui « nous garantira demain la possibilité d’atteindre la souveraineté alimentaire sur toutes les zones de la planète » (Olivier de Schutter, rapporteur spécial pour l’agriculture et l’alimentation à l’Onu) ?

Que ce modèle agricole vertueux est aussi la meilleure réponse économique pour les agriculteurs eux-mêmes qui voient leurs coûts de production diminuer de façon spectaculaire tout en faisant progresser leur rendement de 40 %, en moyenne, en France, selon l’Inra ?

54 milliards d’euros par an pour dépolluer l’eau

Réalisez-vous que dans un contexte où l’argent public se fait rare, que d’autres activités sont impactées négativement par ce modèle agricole chimique, comme la pêche ou la conchyliculture sur notre littoral. Que les contribuables sont mis à contribution à hauteur de 54 milliards d’euros par an pour financer le retrait dans l’eau des seules pollutions agricoles pour obtenir de l’eau potable. Qu’engager des politiques, des logiques préventives, coûtent, en moyenne, 26 à 27 fois moins que s’acharner sur les logiques curatives. Comme par exemple, le stockage de l’eau qui vient en soutien de ce modèle agricole qui refuse de se remettre en cause et transfert le coût des dégâts de ses pratiques sur le plus grand nombre ? A savoir les contribuables, comme vous le faites vous-même en finançant ce projet de barrage. Ce sont déjà les contribuables qui alimentent l’enveloppe de la PAC (11,5 milliards d’euros en France), distribuées à ces mêmes agriculteurs.

Ne pensez vous pas qu’il est désormais urgent de changer, d’avoir un peu de créativité, d’audace et de courage politique pour porter avec l’argent public les vraies bonnes solutions, celles qui allument des cercles vertueux, qui préparent l’avenir des générations futures, loin des logiques corporatistes qui aveuglent à grands coups de propagandes et nous éloignent des véritables approches globales ?

Rémi aurait pu être l’un de mes enfants

Sur la forme maintenant, Monsieur Carcenac, vous êtes cette fois pathétique. J’ai pris le temps de rédiger ce long courrier pour que la mort de Rémi ne soit pas vaine, ne soit pas inutile. Pour vous expliquez ce que vous n’avez visiblement toujours pas compris, et que vous sachiez que ce jeune étudiant de 21 ans, lui l’avait compris et que c’est pour ça qu’il était là-bas sur place, au Testet, pour préserver l’intérêt supérieur des générations futures !

Oui, il est mort, pour des idées, parce qu’il avait compris ce qu’en humble et modeste ambassadeur, j’essaye de vous expliquer dans ce courrier. J’aurais pu être Rémi, car je me suis également rendu sur place, où j’y ai d’ailleurs pu constater l’extrême violence des forces de l’ordre face à des militants pacifiques. Rémi aurait également pu être l’une de mes deux filles ou l’un de mes trois fils, tant ils sont également convaincus que de telles politiques publiques sont suicidaires pour les générations futures !

Rémi, jeune toulousain étudiant en biologie de 21 ans, a donc donné sa vie pour tenter de préserver l’intérêt supérieur qu’est l’avenir des générations futures ! Et cette mort, ne sera ni stupide, ni bête, comme vous le dites, si vous prenez maintenant conscience du message qu’il était venu porter sur la zone humide du Testet, lui et tous les nombreux autres citoyens opposants, si vous cessez immédiatement de tels travaux, si vous replantez des arbres au Testet, et si vous utilisez l’argent public du projet pour accompagner et pour soutenir une alternative agricole vertueuse, animée par une véritable approche globale, pour en faire un projet remarquable et exemplaire !

Et je suis prêt, si vous avez (enfin !) cette étincelle de lucidité, de conscience et d’humanisme, à mettre à votre service, gracieusement, en la mémoire de Rémi, de sa clairvoyance et de son engagement, mes connaissances, mes compétences, mes expériences et les réseaux capables d’accompagner un tel projet pour en garantir la réussite ! Faisons le ensemble Monsieur Carcenac, pour qu’effectivement la mort de Rémi ne soit ni vaine, ni stupide, ni bête !

Benoît Biteau (Vice Président de la Région Poitou-Charentes et membre du Parti radical de gauche) [1].

Illustration : CC Guy Masavi

 Nos articles sur ce projet de barrage dans le Tarn à retrouver ici.

 Notre dossier sur les grands projets inutiles.

Notes

[1Cette lettre ouverte a initialement été publiée ici.