Point de vue

« Avec les nanotechnologies, nous entrons dans une société de contrainte, totalitaire »

Point de vue

par Agnès Rousseaux

Le développement des nanotechnologies amènera-t-il une société de surveillance totale, où le comportement de chaque être humain sera épié et analysé en permanence ? Allons-nous vers une tyrannie technologique, où l’homme-machine sera prisonnier de la société-fourmilière ? Des réflexions portées par le collectif grenoblois Pièces et main d’œuvre, qui fait partie des plus anciens et des plus farouches opposants aux nanotechnologies. Rencontre avec ces militants, critiques du « système technicien », qui ont bien voulu répondre, par écrit, à nos questions.

Basta! : Le gouvernement a lancé depuis octobre un débat national sur les nanotechnologies, piloté par la Commission nationale du débat public. Pourquoi qualifiez-vous cette initiative de « débat pipeau » et de « campagne d’acceptabilité » ?

Pièces et main d’œuvre : La Commission nationale du débat public a été mandatée par le gouvernement pour une série de pseudo-débats sur les nanotechnologies, dix ans après la décision d’investir massivement dans ce domaine, trois ans après l’inauguration de Minatec, le « premier pôle européen de micro et nanotechnologies » à Grenoble, et alors même que le « Plan de relance » et le « grand emprunt » de Sarkozy font des nanos leur priorité. Il ne s’agit pas de permettre à la population des choix politiques, mais de les lui faire avaliser, après coup. Les décideurs redoutent ce qu’ils nomment le « syndrome OGM » – une révolte d’opinion contre les nouvelles technologies – et usent de procédures d’acceptabilité mises au point par des sociologues selon lesquels « faire participer, c’est faire accepter ».

« Nanotechnologies = maxi-servitude » peut-on lire sur les banderoles des opposants à ce débat public. En quoi ces technologies sont-elles selon vous un outil d’asservissement des êtres humains ?

Par l’informatisation et la numérisation totales de la planète et de nos vies, les nanotechnologies nous font basculer dans un monde entièrement piloté par la machine, et nous transforment en rouages de cette machine, au même titre que les marchandises, les infrastructures, l’environnement, etc. Représentez-vous un filet électronique aux mailles ultra-fines, composé de quantités d’outils miniaturisés (objets communicants disséminés partout, puces à radiofréquence, capteurs de toutes sortes, caméras « intelligentes » à reconnaissance faciale ou de détection de comportements « atypiques », lecteurs biométriques, GPS, oculomètres pour suivre le regard, scanners corporels, etc), collectant en permanence des milliards de données sur nos comportements, nos habitudes, nos déplacements, nos relations, nos idées.

Au-delà de la surveillance totale qu’implique une telle collecte de données personnelles, la servitude technologique réside dans cette connexion permanente à tout et à tous, et à la dépendance envers le système technicien et industriel pour la moindre activité, dans les gestes jusqu’ici réalisés de façon autonome – depuis les courses pour la maison jusqu’au soin des enfants ou des personnes âgées.

Pire, ces immenses quantités d’informations alimentent les statistiques à très grande échelle, qui permettent de réguler le moindre aspect de nos vies et de nos rapports humains, de lisser les flux, de supprimer tout obstacle au fonctionnement global de la société-fourmilière. C’est la fin de l’imprévu, de l’impromptu, des frictions qui sont la vie. Le groupe IBM, avec son projet de « planète intelligente », annonce que ses systèmes permettront bientôt d’anticiper les délits, par exemple.

« La société de contrôle, nous l’avons dépassée ; la société de surveillance, nous y sommes ; la société de contrainte, nous y entrons, » écrivez-vous [1]. Comment les nanotechnologies y contribuent-elles ?

Les dispositifs décrits ci-dessus, dont beaucoup sont déjà opérationnels, constituent l’outillage de la société de surveillance. Parallèlement à cette gestion de masse des populations, les nanotechnologies permettent l’intervention précise sur chaque individu. La convergence entre les nanos, les biotechnologies, l’informatique, les sciences cognitives rend possible l’alliage du vivant et de l’inerte, et la création d’implants électroniques pour le corps. A Clinatec, clinique expérimentale du cerveau créée par le Commissariat à l’énergie atomique et Minatec à Grenoble, on nous promet « des nanos dans le cerveau ». Les neuro-technologues conçoivent des implants neuronaux destinés à réduire les effets de la maladie de Parkinson, mais aussi à modifier le comportement de personnes qui présentent des troubles obsessionnels compulsifs (TOC), des troubles de l’alimentation (anorexie, boulimie) ou des dépressions.

Les nanotechnologies mettent à notre disposition des moyens de réguler nos humeurs (finis les suicides au travail), nos comportements, nos sensations. Bref, d’intervenir dans notre for intérieur, plus finement que les méthodes biochimiques ou que les trois heures et demi de télévision quotidiennes.

Ne pensez-vous pas que les nanotechnologies puissent avoir une utilité sociale, comme les applications médiales qui permettraient de cibler les cellules à soigner, ou les projets de stockage du CO2 pour lutter contre le réchauffement climatique ?

Les chercheurs utilisent la santé et l’écologie pour promouvoir les nouvelles technologies. Lutter contre le cancer, d’un point de vue rationnel, exigerait de s’attaquer aux causes d’une épidémie qui s’accélère dans les sociétés industrielles : pollution de l’air, de l’eau, des sols, addition et mélange des toxiques chimiques, nucléaires, électromagnétiques, etc. Au contraire, les laboratoires se ruent sur l’innovation pour réparer les dégâts des précédentes innovations. Les nanotechnologies promettent en même temps de soigner les tumeurs cancéreuses, et d’en produire de nouvelles, via la dissémination des nanoparticules toxiques dans l’environnement. Ainsi est-on assurés d’un nouveau cycle du cancer profitable à la croissance.

Ce qui vaut pour la santé vaut pour la crise écologique. L’investissement dans les « technologies vertes » ou « écotechnologies » – le nucléaire, les biotechnologies et les nanotechnologies – n’a pas pour objet de supprimer les causes de cet effondrement, mais vise à donner au système industriel et capitaliste un nouvel essor. Il s’agit de continuer comme avant.

Êtes-vous opposés à la recherche fondamentale dans le domaine des nanosciences, ou seulement aux applications industrielles des nanotechnologies ?

Depuis le projet Manhattan (la bombe atomique américaine) et l’avènement de la Big Science, l’organisation de la recherche ne permet plus de distinguer entre « recherche fondamentale » et « recherche appliquée ». La différence entre les deux se mesure en unité de temps : quelques années séparent désormais le « fondamental » des applications, et chacun sait que les laboratoires sont soumis à la loi de la rentabilité des investissements : pas de financements (publics ou privés) sans perspectives de débouchés industriels.

Ce que l’on nommait il y a quelques années le « transfert de technologie » (du laboratoire vers l’industrie) est dépassé. Désormais nous vivons sous le règne de « l’innovation », qui, en langage technocratique, désigne l’association entre les chercheurs et les industriels dès le stade de la « recherche & développement », pour aboutir rapidement à de nouveaux produits destinés à alimenter la consommation et la croissance. Ce processus est au cœur du développement des nanotechnologies, comme en témoigne l’exemple de Minatec à Grenoble. Il est illusoire de distinguer « recherche fondamentale » et applications.

Pourquoi selon vous un tel engouement des chercheurs et des pouvoirs publics pour les nanotechnologies ?

Un responsable de l’Afnor, par ailleurs conseiller scientifique d’Arkema, a répondu lors du pseudo-débat de la CNDP [Commission nationale du débat public], à Lyon le 14 janvier dernier : « Mais si l’on ne fait pas les nanotechnologies, il n’y aura plus de technologies du tout ! » On en est là, d’après l’un des membres de cette techno-caste qui nous a conduits au désastre. 250 ans d’expansion industrielle ont à peu près épuisé les minerais fossiles. Les nanotechnologies se présentent comme la possibilité de faire toujours plus (de marchandises, de services), avec toujours moins (de matière et d’énergie). Du point de vue de l’expansionnisme industriel il n’y a pas de choix : c’est marche ou crève. Ensuite les rivalités entre nomenklatura économiques et le mimétisme fouettent l’emballement technocratique. Les chercheurs ont vite appris à ajouter le suffixe "nano" à leurs projets de recherche pour décrocher contrats, crédits et financements.

Vous écrivez que via l’industrie, le « pouvoir de transformation matérielle s’est mué en pouvoir tout court, économique, militaire, politique, faisant de chacun de ces domaines, un secteur de la technique ; de leur ensemble, le « système technicien » [2]. Comment analysez-vous cette transformation ?

D’un pur point de vue technique, et toutes choses égales par ailleurs, il n’existe jamais qu’une seule meilleure solution. La technique est par excellence le domaine de l’efficacité et de la rationalité séparée. Mais à partir du moment où dans chaque secteur d’activité prévaut le critère technique et ses valeurs associées, la politique, l’économie, la guerre se transforment d’abord et quasi-exclusivement en techniques de la politique, de l’économie, de la guerre, etc. Ils sont tous réordonnés et réunifiés sous l’angle et le primat de la technique dont ils ne deviennent plus que des parties interdépendantes, subordonnées et intégrées. L’industrie multiplie quantitativement les forces du système technicien, lui donnant une puissance écrasante face à l’individu isolé et pis encore pour le dissident.

Le développement des nanotechnologies s’inscrit-il dans la lignée de ces utopies post-humaines, où la technique, les machines et robots remplaceraient ou amélioreraient l’Homme ? Que pensez-vous de l’utopie d’un « l’homme augmenté », capable de dépasser ses limites ?

Il y a deux écoles. Les « transhumanistes » et les « post-humanistes » décomplexés comme on dit, partisans de l’eugénisme technologique, et puis les humbles serviteurs d’une science ennuyeuse et triviale, vouée à augmenter les cadences de calcul des ordinateurs, à produire des textiles « intelligents », etc. Les premiers servent de repoussoirs aux seconds qui peuvent ainsi se poser en « juste milieu » entre « technophiles » et « technophobes ». Mais le discours « post-humaniste » gagne les scientifiques français, trahissant ainsi cette fausse symétrie. Comme le dit l’un de leurs porte-paroles : « Après tout, qu’avez-vous contre l’Homme augmenté ? »

Il y aurait trop d’objections à soulever, parmi lesquelles on se bornera à celles-ci. A supposer qu’elle soit souhaitable, les hommes ne seront pas plus égaux devant cette « augmentation » qu’ils ne le furent devant quelque avantage que ce soit. Contrairement à ce que s’imaginaient Tocqueville et Marx, la technologie accroît l’inégalité des conditions entre les sociétés, les classes et les individus. Celle-ci servira aussi à la production de l’homme diminué, proche de l’ilote mécanique et adapté aux nouvelles conditions de la vie sur Terre. Mais la plupart croiront toujours faire partie des vainqueurs, de « l’humanité augmentée » et malheurs aux vaincus, l’humanité diminuée. La technologie est la continuation de la politique par d’autres moyens, et c’est donc de politique que nous devons parler avant toute poursuite de la fuite en avant technologique.

Quelle devrait être selon vous l’attitude des pouvoirs publics, des chercheurs, des industriels face aux nanotechnologies ?

Selon les « experts », il faut comparer le déferlement des nanotechnologies à un tsunami. On ne contrôle ni n’encadre un tsunami. Choisir les nanotechnologies, c’est décider la bascule dans un monde radicalement différent – le nanomonde – dont il paraît dérisoire de gérer à la marge telle ou telle nuisance. Si l’on refuse de livrer sa vie entière à la machine, d’être dépossédé de ses facultés, de son autonomie, de sa liberté, au profit du pilotage technologique de l’hyper-système global, il faut refuser les nanotechnologies.

Pensez-vous que votre mode d’action, notamment la perturbation actuelle du débat public, soit efficace ?

Nous menons une bataille d’idées. Notre activité principale depuis près de dix ans est l’enquête critique : nous avons publié des dizaines de textes et cinq livres (aux Éditions l’Echappée), nous participons à de nombreuses réunions publiques, et nous avons lancé la contestation des nanotechnologies dès 2003. Avec d’autres, nous avons organisé la première manifestation au monde contre les nanos, le 1er juin 2006, à l’occasion de l’inauguration de Minatec.

L’opération de communication du gouvernement, via les pseudo-débats de la CNDP, est une tentative pour étouffer cette contestation. Nous avons appelé au boycott et au sabotage de cette manipulation qui vise à faire croire à la population qu’elle à son mot à dire dans les plans étatico-industriels. Grâce à sa caravane publicitaire dans 17 villes de France, à son budget de plus de deux millions d’euros, au travail des deux agences de communication recrutées pour l’assister, la CNDP a élargi la contestation des nanotechnologies à une plus large part de la population, et à une critique plus générale de la tyrannie technologique. Certes elle ne l’a pas fait exprès, mais c’est bien tout ce qu’on peut dire en sa faveur.

Propos recueillis par Agnès Rousseaux

Le site de Pièces et main d’œuvre

Notes

[1Thèses pour le temps présent, préface de « Terreur & Possession », l’enquête de Pièces et Main d’œuvre sur la police des populations à l’ère technologique, Editions L’Echappée, Montreuil, 2008, 334 pages, 14 euros.

[2selon le terme employé par Jacques Ellul