Jour 7

Au procès de France Télécom : « Les dirigeants semblent patauger dans leurs explications »

Jour 7

par Marie Pascual

En ce moment, et jusqu’au 12 juillet, se tient à Paris le procès d’anciens hauts dirigeants de la multinationale France télécom, devenue Orange, accusés de harcèlement moral par une centaine de parties civiles. Pour rendre compte de ce procès exceptionnel, Basta! et « la petite boîte à outils » de l’Union syndicale Solidaires vous proposent un suivi régulier des audiences par des chercheurs, écrivains, syndicalistes et dessinateurs. Pour le septième jour d’audience, c’est Marie Pascual, médecin du travail, qui fait part de ses impressions.

Ce jeudi 16 mai, le tribunal s’intéresse à la courte période fin 2005-début 2006, « complexe à comprendre et probablement à vivre », dit en introduction la présidente, autour de l’annonce des « 22 000 » départs programmés. Les prévenus vont devoir s’expliquer sur ce fameux chiffre : d’où sort-il ? A-t-il été atteint et comment ?

Le contexte de son annonce d’abord, compris grâce au témoignage il y a deux jours d’Hélène Adam, déléguée centrale Sud : le chiffre des 22 000 départs en trois ans a été donné par Didier Lombard le 14 février 2006 lors de la conférence de presse où il a annoncé les bons résultats de 2005, l’augmentation des dividendes aux actionnaires, ainsi que la nécessité de changer encore plus vite, d’accélérer la transformation de l’entreprise. La veille, au conseil d’administration, les comptes avaient été présentés mais sans la « slide sur les 22000 » . Pourquoi ? Parce que c’est une évolution naturelle répondra plus tard Barberot, mais « la projection des effectifs est une donnée obligatoire pour les marchés ».

Le lendemain a lieu un CCE extraordinaire où la ventilation des 22 000 est donnée : 4000 départs en congé de fin de carrière (CFC), 5700 en retraite ordinnaire, 4500 en mobilité fonction publique, 1000 temps partiel fin de carrière, restent 7000 en « projets personnels accompagnés ». « On a vécu ça comme une déclaration de guerre » avait dit avant-hier Hélène Adam…

Explications confuses du côté de la défense

Première question de la présidente : s’agit-il d’une prévision de l’état naturel, de la trajectoire normale des départs, ou bien s’agit-il d’un objectif qu’on doit atteindre ? Les réponses vont être confuses et alambiquées et masqueront mal la vraie nature du plan. Didier Lombard « n’a pas grand-chose à dire. A l’automne 2005 il a l’idée de l’ordre de grandeur qu’il fallait obtenir ». Mais « c’est une prévision des départs naturels : à cause du sur recrutement dans les années 75-80 ». Quand il fait référence à la direction financière la présidente s’étonne. La direction financière avait une fonction de synthèse répond-il et plus tard. Il explique : « ce n’était surtout pas un chiffre financier. La direction financière regroupe les données et donne la stratégie, c’est le secrétariat des différents services » . Difficile d’être plus clair dans la confusion.

Pour Olivier Barberot aussi, l’ex-DRH, le chiffre est juste une trajectoire mais il ajoute : dans une entreprise cotée en bourse, « quand on a lâché ce chiffre c’est difficile de s’en défaire ». Pour Louis-Pierre Wenès, ex-numéro 2 de Orange, le chiffre est cohérent avec l’amélioration de la performance et c’est l’évolution normale de toutes les industries des Télécom. Point-barre.

Le chiffre des 22 000 est décortiqué :
 sur les départs en congé de fin de carrière (CFC) qui s’arrêtent fin 2006 : « l’arrêt brutal du CFC était un traumatisme » dit Lombard qui « s’il avait été au gouvernement l’aurait reconduit », mais il ne sait pas répondre à la question : pourquoi n’avoir pas corrigé les 22 000 quand le CFC n’est pas reconduit ?
 sur les difficultés de la mobilité fonction publique
 sur les conditions de la mobilité interne pour 10 000 salariés 
 sur les « boursouflures de la pyramide des âges, dues au sur-recrutement de l’entreprise publique dans les années 70-80 » et les estimations divergentes des départs en retraite prévisibles. Et, ose dire Lombard, « dans les centres de province LE sujet c’était les départs : comment je fais pour partir ? Les salariés voulaient organiser leur vie et ils avaient raison ».

Inquiétudes et malaises du côté des salariés

Pourtant la lecture de courriels internes en deuxième partie d’audience en dira long sur l ‘inquiétude et le malaise sur le terrain : des responsables opérationnels, des juristes s’inquiètent auprès des services de ressources humaines : « Ce redéploiement de 85 personnes ne s’apparente-il pas à un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) ? », « les marges de manœuvre sont très limitées : on a le licenciement pour motif personnel ou la transaction, en croisant les doigts », le risque juridique « des départs correspondant à des mobilités forcées et qui pourraient relever d’un PSE ».

Le directeur des relations sociales lui-même alerte le top management car il craint « de se retrouver devant le tribunal et dans une guerilla judiciaire » si on ne parvient pas à convaincre le CHSCT de ne pas déclencher d’expertise sur les mobilités forcées ! On ne sait pas quelles réponses ont eu ces messages, ni s’ils ont eu une réponse… Mais les responsables RH présents confirment qu’ils « surveillaient le nombre de recours ». S’agissant de l’organisation des services RH justement, on aura droit à des explications très confuses et à la présentation d’organigrammes complexes, que les dirigeants ont bien du mal à commenter, et qu’ils ne donnent vraiment pas l’impression de maîtriser…

Les objectifs de suppression d’emplois sont largement atteints

« L’objectif des 22 000 a-t-il été atteint ? » demande la présidente. Et elle présente un document, classé confidentiel, déniché lors d’une perquisition dans le bureau de Mme Boulanger, directrice des opérations France. C’est un document de la Commission emploi qui montre, chiffres et schémas à l’appui que la « prévision est atteinte », et même dépassée (22 750 départs !) dès mars 2009. Mais sur ce document les dirigeants de France Télécom sont peu loquaces, voire frappés d’amnésie. Mme Boulanger par exemple ne s’en souvenait pas... Ils ne se précipitent pas pour intervenir et les rares réponses sont embarrassées… Ils se montrent incapables de nous expliquer – de traduire en langage compréhensible - certaines formules comme par exemple « ambition volontariste de fluidité sortante »

En fin de cette fatigante journée, entre 19h30 et 21h, un témoin cité par le procureur est entendu : Bruno Diehl auteur en 2010 de « Orange : le déchirement ». Mr Diehl a travaillé dans de très bonnes conditions à la direction de France Telecom, de 94 à 2006 puis est parti en CFC. Il décrit un changement radical avec l’arrivée de Didier Lombard et le programme NexT et dit avoir été choqué par trois registres de « malfaçons » :
 l’accélération les réformes alors que la situation financière est améliorée : ce n’est pas justifié, d’autant que le moteur est « la mise en pression » ;
 le mise en place de deux projets simultanés de transformation sans que soit prévue une régulation ;
 un autre style de management avec des phrases très dures qui circulent dans l’entreprise.

Puis c’est au tour d’un représentant de la CFTC, qui s‘est porté partie civile : Jean Pierre Dumont. Il veut que la responsabilité de cette crise sociale soit reconnue. Mr Dumont travaille depuis 1977 aux PTT puis à France Telecom, comme technicien puis comme commercial depuis 1990. Mais la pression managériale est de plus en plus inquiétante et Mr Dumont décide de se syndiquer à la CFTC. Mandaté à temps plein il siège au CHSCT national de février 2006 à décembre 2009. Il y a fait le 4 juillet 2007 une déclaration solennelle pour dénoncer « un management par le stress inacceptable et sans précédent ». Il alerte sur « le danger de mort » et demande des mesures urgentes. La CFTC qui privilégie avant tout le dialogue social, a même déposé un préavis de grève. Interrogé sur la signature de l’accord PEGC en 2006, Mr Dumont répond que « c’était mieux que rien, une bouée pour les salariés ».

Le moins qu’on puisse dire est que les échanges de cette audience ont été laborieux, poussifs, confus, les imprécisions nombreuses… Les dirigeants de France Télécom semblent patauger dans leurs explications et leurs contradictions, autant que la présidente dans la compréhension de leur stratégie. On avait la nette impression qu’ils veillaient surtout à ne pas se trahir en donnant les vraies raisons de leur politique, quitte carrément à ne pas répondre du tout et à donner une image assez minable de leur équipe de direction.

Au-delà d’une évidente mauvaise foi, leur arrogance, leur fierté affichée d’avoir sauvé l’entreprise, le déni total du désarroi des salariés, leur mépris insolent des règles du dialogue social sont consternants pour le quidam qui assiste sur les bancs du public à un débat médiocre et se sent gagné par le découragement. On peut comprendre que ce soit fatigant pour tout le monde mais la relative apathie des avocats des parties civiles a aussi contribué à ma déception. Finalement on était vraiment dans l’autre monde, bien bien loin de celui des travailleurs ordinaires. Et le déséquilibre du rapport de forces s’imposait, accablant.

Marie Pascual

Dessin : Claire Robert

L’intégralité de ce texte est diponible sur la petite boîte à outils, ici.