Libertés

Au nom de la lutte anti-terroriste, un projet de règlement européen pourrait tuer l’internet indépendant

Libertés

par Rachel Knaebel

Un texte déposé par la Commission européenne en septembre, sur demande de la France et de l’Allemagne au nom de la « lutte antiterroriste », pourrait être adopté rapidement. Peu médiatisé, ce projet fait pourtant peser une lourde menace sur la liberté d’expression et les outils internet indépendants de Google, Facebook, Twitter et consorts. Sous prétexte de bloquer les contenus considérés comme terroristes, un pouvoir de censure sera confié au secteur privé et aux États, même les plus arbitraires. Certains défenseurs des libertés jugent que la survie des messageries chiffrées est également en jeu.

En septembre, suite à une demande des gouvernements allemand et français, la Commission européenne a déposé un projet de règlement pour la « prévention de la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne » [1]. « La France et l’Allemagne ont fait de la lutte contre l’utilisation d’Internet à des fins terroristes une priorité, écrivaient en avril 2018 les ministres de l’Intérieur français – Gérard Collomb à l’époque – et allemand dans un courrier aux commissaires. Une modification de ce cadre juridique dans un sens plus contraignant apparaît indispensable. » Cinq mois plus tard, le texte de la Commission est prêt. Celui-ci « banalise la censure policière ou privée » d’internet, dénonce en septembre l’organisation française de défense des libertés la Quadrature du net. L’association basée à Paris alerte sur deux autres dangers : ce règlement aurait pour conséquence de renforcer le monopole des multinationales du numérique (Google, Facebook, Microsoft…), et de mettre en danger l’existence même de services de messageries cryptés, comme Signal ou ProtonMail.

« Des filtres automatiques, ce sont des machines de censure »

La proposition de règlement de la Commission – qui, si elle est adoptée, s’imposera à tous les pays membres de l’UE – prévoit que « les fournisseurs de services d’hébergement suppriment les contenus à caractère terroriste ou en bloquent l’accès dans un délai d’une heure à compter de la réception de l’injonction de suppression ». Ce sont les autorités nationales, pas forcément des juges, qui décideraient des contenus à supprimer. En France, il s’agirait de l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication, le service de police chargé de la cybercriminalité. Les fournisseurs devraient aussi, d’eux-mêmes, « détecter » et « identifier » les « contenus à caractère terroriste ». Ce qui équivaut, prévient la Quadrature du net, à un système de filtrage préventif pour « censurer les contenus avant même leur signalement » aux autorités.

« Des systèmes de filtres automatiques, ce sont des machines de censure, alerte Patrick Breyer, tête de liste du Parti pirate allemand pour les élections européennes de 2019. De telles systèmes ont déjà supprimé des contenus totalement légaux, comme de la documentation de violations de droits humains dans des guerres civiles. » [2]. « Notre liberté d’opinion ne devrait pas être confiée à des algorithmes. »

Placer la liberté d’expression entre les mains » des ministères de l’Intérieur ?

Le membre du Parti pirate allemand ajoute que des abus sont à craindre de la part des autorités nationales chargées d’ordonner les blocages de contenus. Sous prétexte de bloquer des contenus terroristes, « cela pourrait mettre la liberté d’expression et d’information entre les mains, par exemple, du ministère hongrois de l’Intérieur ou dans celle de la police locale roumaine », écrit-il. En Hongrie, sous le gouvernement de Viktor Orban, au pouvoir depuis 2010, un réfugié syrien peut désormais être condamné pour terrorisme pour le simple fait d’avoir forcé une clôture à la frontière. Les personnes venant en aide à des migrants risquent également, depuis une nouvelle loi votée en juin, un an d’emprisonnement.

Selon la Quadrature du net, ce règlement fait aussi peser une menace sur l’existence même de fournisseurs indépendants de services internet. « Seule une poignée d’hébergeurs pourront satisfaire de telles obligations, en particulier le délai d’une heure pour censurer les contenus. Les autres hébergeurs – la très grande majorité qui, depuis les origines, ont constitué le corps d’Internet – seront incapables d’y répondre et s’exposeront systématiquement à des sanctions », insiste l’organisation. Conséquence : « Si le texte était adopté, les quasi-monopoles du net (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, Twitter…) seront consacrés dans leur rôle clé dans les politiques sécuritaires des États membres. Ils seront renforcés dans leurs positions ultra-dominantes, tous les autres services ayant dû fermer boutique, y compris les services décentralisés qui respectent nos droits. »

Danger sur les messageries chiffrées qui protègent la vie privée

« Ce règlement européen de censure s’appliquerait à presque tous les services internet, commerciaux ou non commerciaux, comme les blogs avec des fonctions de commentaires, les forums, Wikipedia, des services de partages de fichiers, ou les portails d’actualité avec commentaires, fait aussi remarquer Patrick Breyer, du Parti pirate. Le règlement met en danger l’existence d’un grand nombre de ces services qui n’ont pas les ressources pour mettre en œuvre un filtrage et bloquer des contenus en une heure. »

Danger supplémentaire du texte : il risque de rendre illégal jusqu’aux systèmes de messagerie chiffrée, comme Signal ou le serveur de mails ProtonMail. En effet, l’article 2 de la proposition de règlement indique que seraient concernés tous les services qui mettent des informations « à la disposition de tiers ». Ce qui est différent de « à la disposition du public ». Selon la Quadrature du net, ce passage signifie que le règlement pourrait s’appliquer à des services de courriers électroniques comme ProtonMail, et à des messageries instantanées comme WhatsApp, Signal ou Telegram… « Le chiffrement de bout en bout, c’est-à-dire la protection de nos échanges privés, deviendrait contraire aux obligations prévues par ce texte et ne pourrait donc que disparaitre », affirme la Quadrature dans un récent argumentaire.

« La censure du net n’est pas la bonne approche pour contrer l’extrémisme violent »

En résumé, pour lutter contre la dissémination des contenus à caractère terroriste, ce projet de règlement, soutenu et demandé par la France et l’Allemagne, pourrait ouvrir grand la porte à une surveillance et un filtrage généralisé du net, asseoir les multinationales du numérique dans leur position de monopole, et empêcher l’existence de toute forme de messagerie chiffrée, et donc protégée.

Pour quelle efficacité ? « On peut supposer que les fournisseurs vont appliquer des techniques de géolocalisation quand ils recevront l’ordre de bloquer un contenu. En effet, on ne leur demande pas de supprimer le contenu lui-même, mais de le bloquer pour les utilisateurs de l’UE, fait remarquer Patrick Beyer. Or, il est techniquement très facile de contourner le blocage géographique, par exemple en utilisant des proxys [des serveurs intermédiaires] basés hors de l’UE ». Selon le candidat aux élections européennes, « la censure du net n’est pas la bonne approche pour contrer l’extrémisme violent. Cela donne aux islamistes des arguments contre le monde occidental, et connecte les sympathisants et les extrémistes de manière plus proche encore, dans la clandestinité. » Le projet de règlement sera étudié lors du Conseil de l’Union européenne – qui réunit les ministères de l’Intérieur et de la Justice des Etats membres – à Bruxelles dès les 6 et 7 décembre prochains.

Rachel Knaebel

Image : CC j f grossen