Etats-Unis

À Portland, le combat des Antifas face aux inégalités sociales et au racisme

Etats-Unis

par Fatoumata Diallo

À la croisée de l’activisme antiraciste, des luttes contre les violences policières et du combat contre l’extrême droite, les Antifas font de Portland l’épicentre de la résistance politique à l’idéologie réactionnaire et suprémaciste.

Investir la rue pour combattre l’extrême droite et ses suprémacistes blancs. C’est la méthode qu’adopte depuis quelques mois le mouvement Antifa à Portland, dans l’Oregon. Leur modus operandi est toujours le même. Plusieurs fois par semaine, une annonce est lancée sur le groupe Signal « Antifa Portland » indiquant le lieu, l’heure et l’objet du rassemblement. 

Ce samedi 30 janvier, ils se sont donné rendez-vous devant le bureau de la police et de l’immigration (ICE) de la ville, pour dénoncer la détention et les expulsions d’immigrés dont la situation n’a pas été régularisée. En 2019, l’ICE détenait en moyenne, aux États-Unis, 55 000 personnes par jour, un record ! [1] Six adultes ont trouvé la mort au cours de leur détention par la police de l’immigration. « J’appelle cela du kidnapping de la part du gouvernement fédéral. C’est inhumain de déporter des personnes qui ont toute leur famille sur le territoire américain », estime Tracy Malina, dit Cozca de son nom d’Amérindienne. Ancienne vétéran de l’armée américaine, elle appartient au peuple Nahua – l’un des peuples de l’empire aztèque au sein de l’actuel Mexique. Elle a commencé à militer au début des années 1990, en prenant part aux manifestations pour défendre les droits des agriculteurs dans le centre de l’Oregon. Désormais, elle s’investit pleinement dans la défense des droits des migrants et des peuples autochtones.

Vers 20 h 30, ils sont une cinquantaine à rejoindre le Elizabeth Caruthers Park, à l’ouest de Portland, dans un quartier plutôt huppé. Les rires et chamailleries se mêlent au rythme des tambours frappés par quelques militants, canettes de bière à la main et cigarettes à la bouche. Ce semblant de défilé bon enfant contraste avec leurs tenues vestimentaires qui se veulent intimidantes. Solides chaussures noires, casques vissés sur la tête, mitaines aux doigts, foulards masquant la bouche, et masques à gaz suspendu au cou, les Antifas convergent pour rejoindre le bureau de la police et de l’immigration.

Police anti-émeute états-unienne lors d’un rassemblement antifasciste devant le bureau de la police et de l’immigration de Portland en janvier 2021 / © Justin Yau
Activistes antifas à Portland, lors d’une manifestation en janvier 2021 / © Justin Yau

Une fois devant, ils entonnent des slogans tels que « Pas de pitié à l’égard du fascisme ! Abolissez le bureau de l’immigration et abolissez la police » et l’inévitable Acab (acronyme de « All cops are bastards »), au grand dam de riverains mécontents. Depuis l’assassinat de George Floyd le 25 mai 2020 par le policier Derek Chauvin, Portland vit au rythme de ces manifestations. « C’est le nouveau lieu pour sociabiliser », ironise l’un des participants.

Portland, une ville d’intense activisme antiraciste

Portland la « bizarre » comme aime la surnommer ses habitants, est une ville pleine de paradoxes. Avec moins de 6 % de Noirs et une population blanche plutôt aisée, elle est l’un des hauts lieux de l’antiracisme aux États-Unis et du mouvement contre les violences policières. « Je me réjouis que l’on soit très engagé sur les questions raciales, ce n’est pas parce que nous ne sommes pas directement concernées que l’on ne doit pas s’en préoccuper », explique Elizabeth, une habitante des quartiers Est de la ville. Elle regrette cependant les nombreux affrontements qui agitent régulièrement les rues, entre les Antifas d’un côté et les milices d’extrême droite de l’autre, comme les Proud Boys venus des villes voisines.

Une semaine plus tôt, la manifestation devant l’ICE a tourné à l’affrontement contre la police. À l’usage de grenades lacrymogènes et de munitions « non létales » par la police fédérale, les manifestants ont répondu par des jets de canettes et autres objets qui leur tombaient sous les mains. Asphyxiés par le gaz, certains se sont évanouis, d’autres ont vomi. Les « Ewoks », les « street medics » (médecins de rue) de Portland, leur ont porté assistance. Si les Antifas déplorent la « violence » des forces de sécurité à leur égard, ces rendez-vous devant l’ICE procurent à certains leur petite dose d’adrénaline.

Le lendemain matin, des militants Antifas se retrouvent à l’angle du boulevard Martin Luther King, à l’est de la ville pour répondre à l’appel de Letha Winston, la mère de Patrick Kimmons. Afro-américain âgé de 27 ans, Patrick Kimmons a été tué en octobre 2018 de neuf balles dans le dos par un officier de police de Portland. Parents et enfants du quartier sont présents. La manifestation se veut plus conviviale mais la tension est palpable. « Pas de flics, pas de Ku Klux Klan, pas de fascistes aux États-Unis », lancent les militants. En tête de cortège, un activiste est lourdement armé tandis que d’autres dissimulent des pistolets dans la poche arrière de leurs jeans. Ce sont des « armes de dissuasion », assure Jahdi, un activiste impliqué dans le mouvement Black Lives Matter et celui des « zones autonomes », ces quartiers sans police et temporairement autogérés qui ont émergé au sein de plusieurs villes états-uniennes à l’été 2020. « Parfois les fascistes s’amusent à venir, et ils sont capables de toutes sortes de violences, alors il faut qu’on se protège », explique-t-il.

La marche vise à dénoncer les bavures policières envers la communauté noire des États-Unis, mais les circonstances dans lesquelles Patrick Kimmons a été tué fait l’objet de nombreux débats. Quand il a été abattu, il tentait de s’enfuir parce qu’il venait lui-même de tirer sur un individu. Jahdi estime que cela ne justifie en rien le sort qui lui a été infligé : « Oui, Patrick Kimmons a tiré sur quelqu’un et c’est condamnable. Mais cela ne donne pas le droit aux policiers de l’abattre. Les policiers n’ont pas à être les juges et les exécutants. »

Jahdi s’est lié d’amitié avec la mère de Patrick Kimmons. Ensemble, ils organisent des manifestations hebdomadaires en sa mémoire. Jahdi se revendique Antifa parce qu’il prône le « rejet de l’autoritarisme ». En 2012, cet enfant de Chicago s’installe à Portland et assiste à la paupérisation de la communauté noire de la ville, à cause de la forte augmentation du prix des loyers. « Les Noirs sont de retour et nous voulons le retour de nos terres », scandent d’ailleurs les manifestants en traversant le quartier noir d’Elliot, frappé par la gentrification.

« Il n’y a ni chef ni meeting chez les Antifas. » Manifestation, en janvier 2021, en mémoire d’un militant tué par un officier de police de Portland / © Justin Yau
« Parfois les fascistes s’amusent à venir, et ils sont capables de toutes sortes de violences, alors il faut qu’on se protège. » Militant antifa armé lors d’une manifestation dans un quartier populaire de Portland / © Justin Yau

À Portland, le mouvement Antifa rassemble tous les progressistes de gauche

Héritier des alliances antifascistes apparues dans les années 1930 en Europe, le mouvement Antifa n’est pas structuré comme le serait un parti politique, autour d’un ou plusieurs leaders, mais autour d’un dénominateur commun : la lutte contre l’extrême droite. À Portland, où de plus en plus de personnes se revendiquent de ce combat, Antifa est devenu un terme générique regroupant tous les progressistes de gauche : activistes du mouvement Black Lives Matter, personnes solidaires avec les migrants, militants et militantes des mouvements féministes et LGBT, ou anticapitalistes. « Il n’y a ni chef ni meeting chez les Antifas », précise Cozca.

C’est en partie pour cette raison que leurs actions se limitent souvent à l’échelle locale et sont coordonnées en ligne. Créée en 2007, pour lutter contre les skinheads, Rose City Antifa est l’organisation la plus connue de Portland. Elle est montée en puissance depuis les attaques de Charlottesville en août 2017, lorsqu’un militant néonazi a foncé en voiture dans une manifestation, tuant une jeune femme et blessant une trentaine de personnes. Rose City Antifa a fait du combat contre la milice des Proud Boys l’une de ses priorités. L’anonymat et le secret y restent cependant de mise.
 
Outre les manifestations, cette organisation se sert massivement des réseaux sociaux pour identifier les activistes des groupuscules d’extrême droite. « Nous les pistons, recherchons toutes leurs informations personnelles, leurs adresses, numéros de téléphones, comptes sur les réseaux sociaux pour les afficher. Cette identification nous permet de montrer à tous qui ils sont réellement », explique Sophie, une militante de Rose City Antifa que nous avons rencontrée. C’est ainsi qu’ a été dévoilée l’identité d’Austin Lewis Miller, accusé d’être à l’origine d’une campagne d’affichage de messages antisémites et racistes.

Pour les Antifas, l’élection de Biden ne change pas la donne, le combat continue

« Si vous donnez le pouvoir à Joe Biden, toutes les villes vont ressembler à Portland, la démocrate », mettait en garde l’ancien président Donald Trump lors du discours de lancement de sa campagne électorale, en août 2020. Pour les activistes que nous avons rencontrés, hors de question d’assimiler le combat de Joe Biden au leur. Du nouveau président américain, ils n’attendent rien. « Biden est un impérialiste et un capitaliste », assène Jahdi. Le jour de l’investiture de Joe Biden, ils étaient d’ailleurs une centaine à manifester devant les locaux du parti démocrate à Portland.

Pour les Antifas de Portland, l’élection de Biden ne sonne pas non plus le glas du fascisme, bien au contraire. « L’attaque du capitole le 6 janvier à Washington DC a boosté les fascistes. Leurs différents groupes vont sans doute se renforcer dans les années à venir. L’assaut du Capitole est aussi l’exemple le plus clair de la notion de privilège blanc : à la place de ces suprémacistes, les Antifas ou les Noirs n’auraient jamais pu pénétrer au sein du Capitole. Les forces de sécurité auraient ouvert le feu sur eux », estime Jahdi.

Milo, une militante du mouvement Rose City Antifa n’a pas été surprise par l’envahissement du Capitole. C’est la même violence qu’ils « subissent » régulièrement au niveau local quand les groupuscules d’extrême droite viennent les attaquer assure-t-elle. Elle espère néanmoins que cela aura montré aux Américains le vrai visage de ces activistes et de quoi ils sont capables. À Portland, les Antifas sont las de l’image que les médias et les forces de sécurité peignent d’eux. Ils et elles estiment être, en quelque sorte, en situation d’autodéfense. « Beaucoup de gens réduisent notre mouvement à la violence. Mais lorsque nous nous y engageons, c’est parce que des groupes d’extrême droite viennent dans nos communautés, avec l’intention de nous attaquer », justifie Milo. « Oui, frapper un nazi est violent, mais nos communautés subissent quotidiennement plusieurs formes de violences : dans la difficulté d’accéder à des logements, avec les bas salaires, ou les expulsions… Quelle violence est acceptable et à quelle échelle ? », interroge-t-elle.

Pour le jeune activiste Jahdi, l’utilisation de ce terme est une manière de disqualifier leurs revendications et le sens de leur combat. « Quand des militants décident de sortir la nuit pour casser des vitrines de banques, ils le font pour dénoncer le capitalisme et exprimer leur rage en s’attaquant aux symboles de ce qui les oppriment. Tant que persisteront les inégalités et le racisme, les activistes continueront à avoir la rage. Martin Luther King disait que les émeutes sont le langage de ceux que l’on n’entend pas. Celles-ci continueront jusqu’à ce que nous soyons entendus. »

Fatoumata Diallo

Photo de une : © Justin Yau pour Basta!

Notes

[1Selon un rapport de l’organisation de défense des droits humains Human Right Watch.