Sécurité au travail

Accidents mortels à répétition : quand l’agro-industrie joue avec la vie de ses techniciens cordistes

Sécurité au travail

par Franck Dépretz

Quentin Zaroui-Bruat en juin 2017, Arthur Bertelli et Vincent Dequin en mars 2012. Ces jeunes cordistes, des techniciens qui effectuent des travaux en hauteur, sont tous trois morts ensevelis dans les silos du géant du sucre Cristal Union. Aucun de ces accidents, intervenus sur le même site industriel, n’a encore été jugé. En cause à chaque fois ? L’ouverture accidentelle des trappes destinées à vidanger les silos. S’agit-il d’une simple erreur humaine ou de la conséquence d’insuffisances multiples en matière de sécurité, dans un métier précaire et très peu encadré ? Enquête.

« C’est simple, l’accident est arrivé sur ma première mission dans un silo, et dans les dix premières minutes. » Le 13 mars 2012, Frédéric Soulier fait partie des quatre cordistes qui descendent dans ce silo de sucre de Bazancourt, dans la Marne. Et des deux seuls qui en remonteront. Alors qu’ils étaient chargés de décoller les énormes blocs de sucre qui se forment le long des parois, les quatre, tous intérimaires, sont happés vers le fond du silo. Il s’agit d’un énorme réservoir d’une cinquantaine de mètres de haut, appartenant à une sucrerie du géant Cristal union. À 17 km au nord-est de Reims, Bazancourt abrite ce site agro-industriel qui forme, selon l’entreprise, l’« une des plus grandes bioraffineries au monde ». Ce jour-là, trois trappes de désilage de 20 centimètres de diamètre - normalement destinées à vidanger le silo - s’ouvrent alors que les travailleurs sont toujours à l’intérieur. Comme dans un sablier géant, le sucre s’écoule et aspire au cœur de son immense « V » Arthur Bertelli et Vincent Dequin, 23 et 33 ans, deux cordistes arrivés le matin même sur le site.

Cinq ans plus tard, le 21 juin 2017, Quentin Zaroui-Bruat, cordiste de 21 ans, également intérimaire sur un site du groupe à Bazancourt, meurt là encore enseveli en quelques instants, malgré les tentatives désespérées de ses collègues pour le récupérer. « Exactement dans les mêmes conditions », relève Frédéric (lire sur le sujet : « Quentin, un bon gamin, mort enseveli dans un silo à l’issue d’une pénible journée d’un travail ingrat » [1]). Les deux accidents interrogent la sécurité au sein de cette entreprise, mais aussi les conditions d’exercice d’une profession, cordiste, peu encadrée, dans laquelle la « débrouille » a longtemps été la règle. D’autant plus que depuis quelques années, sous l’effet d’une demande croissante des entreprises, le nombre de cordistes en activité s’envole.

« Coupe ta corde, t’es pris dedans ! »

Entre les deux accidents mortels de 2012 et 2017, il y a si peu de différences. Les deux premières victimes travaillaient pour la grande entreprise de sucre Cristal union, la troisième pour sa filiale, la distillerie Cristanol, implantée à quelques mètres de là. Les deux premiers cassaient du sucre à la pioche toute la journée, le troisième des résidus de céréales. « C’est chaque fois le même accident qui a lieu à Bazancourt et qui broie des vies, et chaque fois, ça part de ces trappes qui s’ouvrent mystérieusement... », s’étrangle Frédéric, qui s’est lui aussi retrouvé pris dans le sucre en 2012. « Coupe ta corde, t’es pris dedans ! », lui a hurlé Vincent juste avant de disparaître lui-même. Frédéric s’est exécuté, coupant sa corde qui était avalée par le sucre, avant de se raccrocher à un autre lien. C’est ce qui l’a sauvé. In extremis.

Pour Frédéric comme pour ses collègues, ces accidents auraient dû être évités. Les questions sont nombreuses. Comment des trappes ont-t-elles pu s’ouvrir en pleine intervention ? Le gérant d’une entreprise de travaux sur cordes voisine, qui a souhaité rester anonyme, raconte : « Quand on travaille dans un silo ou en espace confiné, nos techniciens ont leur propre cadenas de consignation, qui empêche toute autre personne d’intervenir dessus, d’y accéder, d’ouvrir les vannes... Ils gardent la clé avec eux. Mais sur ce site, on ne peut pas faire comme ça. » Lors de ces accidents, les cordistes affirment qu’ils n’avaient effectivement rien de tout cela.

« Ni plan de prévention, ni moyen d’évacuer une personne en cas de danger »

« En descendant dans le silo, la première chose que je me suis dite, c’est que s’il nous arrivait quelque chose, on ne pourrait pas remonter », se souvient Frédéric Soulier. S’il y a bien deux « portes » d’accès percées dans les parois pour permettre de sortir à tout moment, elles se trouvent à un et sept mètres du sol. Mais elles sont invisibles : la couche de sucre, ce jour-là, les recouvrait totalement... « J’ai travaillé dans d’autres silos pour d’autres sociétés, poursuit Frédéric. Il y avait une analyse des risques avant notre intervention, et un plan de prévention qui indiquait les solutions à chaque problème. Par exemple, s’il n’y a pas d’accès par le bas, il faut prévoir un treuil d’évacuation en cas de secours. Mais à Bazancourt, il n’y avait ni plan de prévention adapté, ni moyen d’évacuer une personne en cas de danger. » À Bazancourt toujours, mais dans des silos n’appartenant pas à Cristal Union, un cordiste qui a bien connu Vincent Dequin affirme qu’il travaille également « avec un treuil par personne pour remonter en cas d’urgence ». L’inspection du travail de l’époque notera dans son rapport sur l’accident mortel de 2012 que le « plan de prévention [n’était] pas adapté aux lieux » ni à « l’action réelle ».

Rebelotte en 2017. Le jour où Quentin meurt, ses collègues rapportent qu’il n’y a pas davantage de système d’évacuation d’urgence. « Pour sauver Anthony, son binôme qui s’enfonçait aussi, heureusement qu’on avait une corde en plus pour bricoler un système D. Il n’y avait aucun kit de sauvetage, rien... », s’étonne encore Christophe, le chef d’équipe. La législation précise pourtant que « le travail doit être programmé et supervisé de telle sorte qu’un secours puisse être immédiatement porté au travailleur en cas d’urgence ».

« En cinq ans, aucune leçon n’a été tirée »

« Même s’il reste flou, cet alinéa du code du travail est le plus important en termes de prévention à la sécurité. Mais il est trop souvent violé sur le terrain », regrette Luc*, membre de la CGT cordistes. « Le plus fou, juge Frédéric Soulier, c’est qu’en cinq ans, aucune leçon n’a été tirée à Bazancourt. En 2012, au moins, la boite d’intérim faisait preuve d’exigence, sélectionnait les cordistes en fonction de leur expérience. En 2017, toute l’équipe était composée de débutants, et n’était même pas encadrée par un titulaire expérimenté ! » Tous étaient des intérimaires.

Suite à son enquête sur la mort de Quentin, l’inspection du travail a dressé un procès-verbal, transmis au procureur de Reims, faisant ici encore état d’une « exécution de travaux (...) sans plan de prévention des risques préalables conforme », de « mise à disposition (...) d’équipement ne préservant pas la sécurité du travailleur », ou encore d’« emploi de travailleur (...) sans dispense d’une formation pratique et appropriée en matière de santé et de sécurité ».
 

Quentin Zaraoui-Bruat - Vincent Dequin - Arthur Bertelli (crédit : familles)
 
Les cinq membres de l’équipe de Quentin possédaient, au mieux, le niveau le plus bas des certifications de qualification professionnelle : le CQP 1. Mais la très officielle association Développement et promotion des métiers sur corde (DPMC), qui gère le dispositif des formations, reconnaît elle-même qu’un CQP 1 ne peut être considéré comme autonome « dans les prises de décisions qui traitent des choix techniques à mettre en œuvre pour la sécurisation des accès cordes ou du poste de travail ». En juin 2017, presque au même moment que le deuxième accident mortel de Bazancourt, DPMC publie même un nouveau référentiel exigeant que l’ouvrier cordiste CQP 1 soit « accompagné sur chacune de ses interventions en hauteur par au minimum un cordiste CQP2 ».

Les silos, un « passage obligatoire » pour les nouveaux

Le niveau CQP 2, Vincent Dequin, mort en 2012, l’avait. Largement, même. Il était, selon son entourage, « un grimpeur né », qui baroudait à travers l’Europe sur toutes sortes de chantiers – voilier, centrale nucléaire... Cela n’a pas empêché celui qui présidait l’antenne marnaise de la Fédération française de la montagne et de l’escalade de se faire ensevelir sous des tonnes de sucre. Dans un silo, le cordiste peut « se retrouver simultanément exposé à autant de dangers mortels ou très graves, et la moindre dégradation de la situation peut s’avérer dramatique », avertit la CGT Cordistes dans un document de travail d’octobre 2017 rédigé suite au deuxième accident. « Devant l’absence de considération de l’ensemble de la profession », le syndicat a tenté de tirer de son côté les leçons des accidents mortels de Bazancourt.

Aucune des victimes de 2012 comme de 2017 n’avaient été formées aux spécificités des milieux confinés. Et pour cause : il n’existe aucune formation officielle et obligatoire dédiée à ce domaine [2]. Lâcher des nouveaux dans un silo, sans même les briefer, n’a rien d’illégal. Au contraire, casser du sucre à la pioche ne réclamant pas la maîtrise précise d’un métier – comme la maçonnerie, la plomberie ou autre – les silos constituent une sorte de « passage obligatoire » pour les débutants. « Là, on peut tester leur vaillance, leur motivation, leur soumission, estime Marc*, ex-cordiste intérimaire qui a travaillé à Bazancourt. D‘autant que les plus expérimentés renâclent à y aller, sachant ce qui les attend. »

« C’est un métier où les débutants ont une pression supplémentaire, confirme Mathieu Piketty, responsable de l’entreprise de travail temporaire spécialisée, Sett Interim, qui employait Arthur et Vincent en 2012. Avec la multiplication des entreprises, et les salaire de plus en plus bas – 10 ou 12 euros de l’heure en moyenne pour les nouveaux – des jeunes sans expérience sont poussés à faire des choses qui ne relèvent pas toujours de leurs compétences. Ou alors ils acceptent de travailler sur des chantiers mal organisés, sans plan de prévention des risques. Ils veulent faire leurs preuves, pour être rappelés le lundi suivant. »

« Tout repose sur les épaules du travailleur plutôt que sur celles de l’employeur »

Zoomer sur les lacunes en matière de réglementation et de prévention à la sécurité dans les milieux confinés a-t-il un sens, quand les règles de la profession toute entière sont elles-mêmes particulièrement floues ? « Notre métier n’est défini par aucune convention collective. On a aucune réelle reconnaissance de notre travail, souffle Pierre*, cordiste formateur et membre de la CGT Cordistes. Les disparités entre les entreprises sont énormes. » Les entreprises de travaux sur cordes choisissent elles-mêmes si elles veulent plutôt dépendre de la branche bâtiment, de la branche propreté, travaux publics, spectacle, paysage, ou encore métallurgie...

S’il existe bel et bien plusieurs types de diplômes de cordistes, rien n’oblige une entreprise à les exiger [3]. Le code du travail exige simplement qu’une « formation adéquate et spécifique aux opérations envisagées et aux procédures de sauvetage » soit dispensée au futur cordiste. « On passe son CQP de cordiste comme on passerait son brevet de ski, lâche Luc, lui-aussi cordiste formateur. Une fois formés, les cordistes sont lâchés dans la nature. L’entreprise en fait ce qu’elle veut. Il n’y a pas nécessairement d’organisation du travail, pas de planification des sauvetages... Sur les chantiers, tout repose sur les épaules du travailleur plutôt que sur celles de l’employeur. »

Une réglementation à minima

Le syndicat français des entreprises de travaux en hauteur (SFETH), principale organisation de la profession [4], explique cette situation par l’histoire de l’activité : « Quand la profession de cordiste a véritablement démarré, à la fin des années 1970, les autorités publiques – inspections du travail, ministère... – ont longtemps cherché à interdire les travaux sur corde plutôt qu’à les réglementer, développe son président Jacques Bordignon. Ensuite le métier s’est "mondialisé", et les autorités ne pouvaient pas aller contre cette tendance. Quand une directive européenne a été produite, les autorités publiques se sont contentées de la transcrire dans le droit français : c’est ce qui a donné cet embryon de texte dans le code du travail, qui oblige un minimum de formation, de supervision. Mais ça n’a pas été plus loin, il y a une certaine inertie des autorités. » [5]

Le SFETH renvoie également la balle aux donneurs d’ordre : « Pour ne rien vous cacher, même s’il s’agit de nos clients, la vision que l’on a d’eux est assez négative, affirme Jacques Bordignon. Qu’ils viennent du public ou du privé, ils cherchent avant toute chose les entreprises les moins chères. Les conditions de travail passent après. C’est une tendance globale. On en arrive presque à dire qu’il faudrait, aujourd’hui, mener une action contre eux, pour qu’ils prennent conscience qu’ils tirent tout le monde vers le bas. »

L’esprit débrouillard des premiers cordistes, « criminel » aujourd’hui ?

De l’aveu même de Jacques Bordignon, « il n’y a pas de véritable réglementation : théoriquement, n’importe qui demain peut travailler sur cordes ». C’est pourquoi une circulaire du ministère du Travail devrait prochainement pousser à une évolution des pratiques – en précisant les impératifs de formation et de supervision des chantiers – et qu’une « Convention de bonnes pratiques » destinée aux agences d’intérim devrait voir le jour. Parmi les principales dispositions auxquelles ces dernières se sont engagées, on retrouve plusieurs points qui auraient fait défaut à Bazancourt le 21 juin 2017 : « Avoir un référent permanent par agence ou établissement qui possède la compétence métier », « s’assurer que le chantier ne soit pas effectué par 100% de personnel intérimaire », ou « s’assurer qu’il y a à minima un cordiste titulaire du CQP2 sur le poste de travail de l’intérimaire mis à disposition ».

S’en prendre aux agences d’intérim ou au manque de considération des institutions n’est cependant pas suffisant pour Luc, qui est également membre de la CGT Cordistes. « Avant qu’ils ne deviennent patrons des principales boîtes de travaux en hauteur, les cordistes qui ont posé les bases du métier dans les années 1980 et 1990 venaient du milieu de la montagne. De là vient l’esprit débrouillard dont a hérité la profession. Un esprit noble pour les sports de montagne, mais criminel dans le monde du travail. Ce qui était valable pour une poignée de cordistes, ne l’est plus aujourd’hui. »

Des entreprises qui vendent mieux les chantiers qu’elles n’expliquent les missions

Mathieu Piketty, de l’agence Sett Interim, ne connaissait pas les véritables conditions d’emploi de Vincent et Arthur à Bazancourt, en 2012 : « Je ne m’attendais pas à ce qu’ils soient envoyés dans un silo aussi énorme, avec des crêtes de sucre de dix ou douze mètres et du vide en dessous. » Les jeunes cordistes sont envoyés sur place à la demande de Carrard Services, une entreprise de nettoyage industriel, qui était prestataire pour Cristal union. D’après ses souvenirs, « ils étaient censés recevoir une formation de sécurité pour les informer de tous les risques liés au travail en sucrerie. Que faire en cas d’effondrement du sucre, par exemple. Mais ils ont été envoyés dans les silos avant même de l’avoir reçue. » Donneur d’ordre, entreprise de nettoyage, agence d’intérim... Qui est responsable ? La chaîne de sous-traitance dilue les responsabilités au maximum.

Manque de temps et de moyens pour vérifier les chantiers, manque d’infos de la part de l’entreprise utilisatrice, Mathieu Piketty était seul pour coordonner un effectif de 40 à 50 intérimaires. « Carrard ne m’a pas détaillé la mission, dénonce-t-il. Mes infos c’étaient les retours d’expérience des cordistes. Les clients sont peu bavards sur les conditions de travail. On a plutôt affaire aux responsables qui "vendent" le chantier, et techniquement ils ne savent pas toujours comment les gars se débrouillent pour le faire. »

Suite à cette expérience, Mathieu Piketty n’a plus voulu gérer d’agence d’intérim. Il est désormais cordiste indépendant, ce qui lui permet d’essayer de faire face à une tendance marquée à la dévaluation des prix : « Je ne sais pas s’il y a beaucoup d’autres milieux où les tarifs ont baissé aussi fortement en 15, 20 ans. Cordiste est un métier très paradoxal : il nécessite des compétences pointues, le tout pour 10 ou 12 euros de l’heure. Rarement plus de 13 ou 14 euros pour un cordiste expérimenté. »

Entre solidarité du milieu alpin et individualisme du travail précaire

« J’ai vu disparaître Arthur et Vincent sous mes yeux, je les ai vus mourir mais pour moi, dans ma tête, ils n’étaient pas morts. C’est à l’hôpital, plusieurs heures après, que j’ai compris », revoit Frédéric, l’un des deux survivants de 2012. Des années de psychothérapie plus tard, pour combattre la culpabilité et les cauchemars incessants, l’homme est devenu cordiste spécialisé dans l’entretien de murs végétalisés, et formateur au Luxembourg. « Même avec 12 ans d’expérience, je fais toujours des missions d’intérim pour assurer les fins de mois. Mais je refuse de travailler en milieu confiné. C’est trop dangereux, trop mal encadré. »

Fanny Maquin se souvient parfaitement de la dernière discussion qu’elle a eue avec Vincent, son compagnon, la veille de son départ à Bazancourt : « Il me disait qu’il craignait les interventions dans les silos, déjà dures par nature. » Fanny Maquin a noué des liens très forts avec Marion Vernhet, la compagne d’Arthur, le second cordiste décédé dans le silo lors de l’accident de 2012. En septembre 2017, les deux femmes ont co-organisé, avec les collègues de Quentin, un rassemblement « pacifique et solidaire », devant l’usine, en mémoire des trois cordistes morts à Bazancourt. Sans cette impulsion venue « d’en bas », il n’y aurait probablement eu aucun hommage. Ni de la part de Cristal union, ni de la part de la profession.

« C’est très difficile de se sentir épaulée, analyse Marion. Encore plus de s’organiser pour que des mesures soient prises, pour que les cordistes puissent faire valoir leur droit de retrait quand ils se sentent en danger, pour que cela ne se reproduise plus. C’est un métier très paradoxal, qui hérite à la fois de la solidarité du milieu alpin et de l’individualisme lié au travail indépendant et précaire. »

Deux mises en examen liées à l’accident de 2012

Désormais, pour les proches et collègues des victimes, le but est de faire évoluer la profession et de voir la justice désigner les responsables des drames. Aucun jugement n’a encore été prononcé. La juge d’instruction enquêtant sur l’accident de 2012 a cependant prononcé le 11 novembre 2017 la mise en examen d’un responsable de Cristal union et d’un responsable de Carrard, pour « blessures et homicides involontaires par violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence ». Après l’accident, la police judiciaire avait entendu les principaux témoins, y compris les responsables et employés de Carrard et de Cristal union – notamment la responsable du silo qui aurait ouvert la trappe de vidange.

Vue la lenteur des procédures, la lumière sur l’accident de Quentin en 2017 est encore loin d’être faite. La mère et les frères du jeune homme se sont constitués partie civile. Cette dernière a été entendue en janvier dernier par la gendarmerie de Reims, dans le cadre d’une enquête toujours en cours. Les inspectrices du travail étaient deux à enquêter, chacune chargée d’un accident. Mais la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) grand-est nous a appris qu’elles ont chacune été mutées en dehors de la Champagne-Ardenne. Une nouvelle inspectrice est en charge des dossiers.

Nos nombreux appels adressés aux donneurs d’ordres, entreprises délégataires et boîtes d’intérim sont restés sans réponse. Seule une chargée de communication a fini par nous répondre au siège de Cristal union. Pour nous avouer qu’elle était parfaitement au courant de l’objet de notre enquête : « Je sais que vous appelez depuis un moment et la réponse est claire : on n’a pas de réponse à vous donner là-dessus. »

Pas de condoléances, mais une « forte rentabilité » revendiquée

Ce silence n’épargne pas les proches des victimes. La mort de l’homme avec qui elle a partagé 12 ans de sa vie, Fanny l’a apprise dans les médias en 2012. Ni Cristal union, ni les gendarmes ne la préviendront officiellement de l’accident de Vincent. «  On ne peut pas prévenir tout le monde », lui diront les gendarmes deux jours plus tard. « Le seul échange qu’on a eu avec Cristal union en six ans, déplore également Marion, l’ancienne compagne d’Arthur, c’était avec deux représentants des ressources humaines devant la chambre mortuaire. Ils étaient venus nous "accueillir" juste avant la reconnaissance du corps. Depuis, c’est silence radio. »

Le 22 juin 2017, Cristal union mettait en ligne un communiqué de presse sur son site. Pas un mot sur Quentin, qui était mort la veille. Le but était d’afficher « une forte rentabilité et une excellente situation financière ». Le groupe propriétaire des marques Daddy et Erstein enregistrait un chiffre d’affaires de 2,5 milliards d’euros sur les 16 derniers mois.

À deux doigts d’un nouvel accident mortel

« La lenteur de la justice n’est pas sans rapport avec la puissance économique qui se trouve face à nous, estime Emmanuel Ludot, avocat au barreau de Reims. On a le sentiment que Cristanol et Cristal Union, dans la région, c’est un État dans l’État. Pas touche à l’empire du sucre, en quelque sorte. » Avec son « Centre d’Excellence de Biotechnologies » et autres « start-ups vertes », le site industriel lié à la bioraffinerie de Bazancourt emploie en tout 1200 personnes, dont plus de 500 directement chez Cristal union. L’entreprise y produit chaque année plus de 600 000 tonnes de sucre, ainsi que 3,5 millions d’hectolitres de bio-éthanol.

L’avocat Emmanuel Ludot travaille sur un troisième accident qui a eu lieu sur le site de Bazancourt, et qui a bien failli coûter la vie à Jérémie Devaux. L’homme, cette fois, n’est pas cordiste, mais plombier. Il procédait le 3 juin 2015 à un dépannage d’urgence dans un malaxeur de l’usine. L’opération commence vers 5h30. À 13h30, soit juste après la relève de l’équipe du matin, des particules fines inflammables entrent en contact avec les flammes de son chalumeau. La cuve dans laquelle il se trouve s’enflamme, et « une explosion de poussières » se produit, selon le rapport d’expertise. Brûlé au troisième degré, le trentenaire est héliporté au centre de traitement des grands brûlés de l’hôpital de Metz. Plongé en coma artificiel, il subira de larges greffes de peau. Trois semaines d’hôpital, des mois pour redevenir autonome.

Comment des particules fines ont-elles pu entrer dans le malaxeur ? Maître Ludot met en cause « un gros problème de communication dans cette entreprise. Lorsque le technicien de jour remplace celui de nuit, il n’est pas informé qu’une intervention a lieu dans le conduit. Il rouvre les trappes. » Les trappes, encore et toujours... S’appuyant sur l’enquête de l’inspection du travail, le parquet a décidé de renvoyer directement l’affaire devant le tribunal. Un procès est annoncé pour septembre.

 
Franck Dépretz

 
*Ces prénoms ont été modifiés.

 Photo de une : @Vuedici.org

Notes

[1Éric Louis, l’auteur de ce texte, lui-même ancien cordiste à Bazancourt, vient de publier On a perdu Quentin, un court bouquin consacré à cette affaire aux Éditions du Commun.

[2Tout au plus délivre-t-on des certificats d’aptitude – pas spécifiquement destinés aux cordistes – ou des perfectionnements internes dans certains centres de formation. Mais c’est au bon vouloir des employeurs.

[3En plus du CQP, il existe deux autres diplômes formant au métier de cordiste. Plus longues, plus exigeantes, mais aussi plus coûteuses, ces formations attirent beaucoup moins de candidats que le CQP. Le certificat d’agent technique cordiste (Catc) est délivré quasi exclusivement par le Greta Viva 5 de Die, dans la Drôme. Et l’Irata, un acronyme anglais signifiant Association des métiers de l’accès industriel au moyen de cordes, se pose en « référence mondiale » en la matière, et propose des procédures « plus efficaces et utiles que la plupart des systèmes d’accès mécanisés proposés au sein du marché ». Mais ce système majoritairement implanté dans les pays anglo-saxons est très peu développé en France : seules cinq entreprises de travaux sur cordes sont affiliées Irata.

[4Cette organisation patronale qui rassemble les dirigeants des 37 principales entreprises du secteur régit en quelque sorte la profession à travers l’association Développement et promotion des métiers sur corde (DPMC), chargée de promouvoir le métier et de gérer le dispositif des CQP.