Documentaire

« A Woman Captured » : l’esclavage moderne dans sa plus grande intimité

Documentaire

par Les lucioles du doc

Film documentaire hongrois signé Bernadett Tuza-Ritter, A woman captured dresse un portrait de l’esclavage moderne. Une réalité difficile à voir, et surtout, presque impossible à admettre.

Les contes de notre enfance nous ont appris à appréhender l’angoisse et la peur, tout en nous inculquant, aussi, les jalons d’une société ordonnée. D’aussi loin que l’on se souvienne, chacun des héros voyant son destin tragiquement frappé par l’injustice embarquait le lecteur dans ses peurs et doutes, jusqu’au dénouement, heureux le plus souvent. Film documentaire réalisé en 2017 par Bernadett Tuza-Ritter, A woman captured est un conte moderne d’un réalisme glaçant, qui nous plonge dans la fosse aux lions de l’esclavage au 21e siècle.

Dans cette fosse se débat Marish. Asservie à la famille d’Eta depuis une dizaine d’années, Marish passe la moitié de son temps à l’usine et l’autre dans cette maison qui n’est pas la sienne, mais pour laquelle elle s’abandonne aux confins du surmenage et de l’exploitation. Bernadett Tuza-Ritter a rencontré Marish en entendant un jour une femme, Eta, se vanter d’avoir à ses ordres trois servants et de ne jamais travailler. A condition de ne pas montrer son propre visage, et moyennant une rétribution mensuelle, Eta accorde à la réalisatrice la permission de filmer Marish.
 

Dix ans pour oublier la liberté

Ce « contrat » de film en dit beaucoup sur les considérations de la maîtresse vis-à-vis de celle qu’il faut bien appeler, aussi inconcevable que cela puisse paraître, son esclave. L’étonnement d’un des enfants d’Eta devant le triste sort de Marish résume naïvement sa réification : « Je sais que tu dors toujours sur un divan mais les êtres humains dorment dans un lit. Tu te prends pour un cheval ? ». « Tu es trop petit pour comprendre », répond Marish, souriant tendrement, le regard un peu lointain.

Comprendre ce qui l’oblige à donner toute sa paye à Eta pour recevoir en retour coups, brimades et insultes. Comprendre qu’il n’est pas aisé de se sortir de l’abîme lorsque l’on n’a plus confiance en rien et qu’il n’existe pas un coin de Hongrie où l’on se sentirait enfin protégée.

Face à une telle désolation, la proximité entre la réalisatrice et Marish se mue rapidement en complicité, puis en amitié. De confessions en connivences, Marish parvient à pondérer sa tristesse et sa peur en un sursaut de dignité et d’espérance. L’espoir de retrouver Vivi, sa fille placée dans un foyer, qui à seize ans fugua pour fuir le harassement moral et physique imposé par la maîtresse de maison.

Une caméra de sauvetage

Le fait de ne pas voir le visage d’Eta renforce la dimension fantastique de la narration. En suivant Marish à bout portant, la caméra laisse le hors-champ sonore de la famille et son lot d’ordres hanter l’image et le visage si particulier de notre héroïne. Autour d’elle gravite des ombres moqueuses, des fantômes qui la rudoient et qui laissent sur leur passage les mille et une rides qui strient prématurément sa peau, qui fragilisent davantage son corps déjà si vulnérable pour ne pas dire littéralement épuisé. Dans cette maison, nous étouffons avec Marish et nous prenons conscience que la peur est peut-être le plus puissant des sortilèges, celui qui emmure notre liberté.

Comme dans tout conte cependant, il suffit de trouver le bon remède pour lever la malédiction, et la seule péripétie à affronter, pour ce faire, est de visionner le film jusqu’à la fin. Une épreuve pour le moins traumatisante mais qui laisse entrevoir le pouvoir de l’image et du réalisateur.

Bernadett Tuza-Ritter aurait pu choisir d’arrêter la réalisation de son documentaire en découvrant la situation de Marish. Mais elle décide finalement de passer dix-huit mois à ses côtés. Entre secrets et confidences, se construit un avenir qu’aucune réglementation hongroise concernant l’esclavage ou la maltraitante n’aurait pu offrir.

 

A woman captured - 2017, 85 minutes Réalisation : Bernadett Tuza-Ritter Production, diffusion : Éclipse Film, Corso Film Hongrie, Allemagne.

Les Lucioles du Doc

Ces chroniques mensuelles publiées par Basta! sont réalisées par le collectif des Lucioles du Doc, une association qui travaille autour du cinéma documentaire, à travers sa diffusion et l’organisation d’ateliers de réalisation auprès d’un large public, afin de mettre en place des espaces d’éducation populaire politique. Voir le site internet de l’association.
 
 Photos : copies d’écran (© Bernadett Tuza-Ritter / Éclipse Film)