Frontières

À Vintimille, comment faire preuve de solidarité avec les migrants sans se faire expulser de la ville

Frontières

par Lisa Desjobert (L’âge de faire)

La mairie aimerait se débarrasser d’eux, mais ils continuent d’apporter aux exilés de passage un soutien non seulement moral mais aussi matériel. A Vintimille, ville italienne située à la frontière avec la France, environ 200 bénévoles venus d’Italie, de France et du reste de l’Europe s’activent au sein de l’association Eufemia ou de plusieurs collectifs. Malgré l’hostilité de certains habitants, l’élan de solidarité est réel : de plus en plus de personnes s’engagent, de plus en plus de dons parviennent à l’association. Un reportage sur place de notre partenaire L’Âge de faire.

« Ici, c’est un peu le Calais de l’Italie. » Alexis Cicciù nous montre l’emplacement d’un ancien camp de migrants, sous un pont, entre l’embouchure de la Roya et un chemin de fer. Nous sommes à Vintimille, en Italie. Il y a quelques mois encore, cet espace abritait plus d’une centaine de réfugiés. Il est maintenant désert. « C’était comme un village. Avec des quartiers différents, des petits magasins, même une mosquée. Quand la police est arrivée, ils ont tout détruit avec des bulldozers. » Au sol, on trouve encore des vêtements, des sardines de tentes, des couvertures déchirées. « Mes grands-parents ont traversé la même frontière dans les années cinquante, alors forcément, je pense aussi à eux », poursuit Alexis, qui a rejoint l’association Eufemia au mois de février. L’association offre le nécessaire aux migrants, afin de leur assurer les conditions d’un transit convenable.

« On distribue des chargeurs de téléphones et un accès internet, avec quatre ordinateurs pour communiquer avec les familles », explique Luca*, un autre membre d’Eufemia. « On travaille aussi avec l’ASGI, (Associazione per gli studi giuridici sull’immigrazione, ndlr), une association d’avocats bénévoles qui offre des conseils juridiques, car la plupart des migrants, mineurs ou pas, ne savent pas qu’ils peuvent demander l’asile ni quels sont leurs droits. L’ASGI reste en contact avec chaque personne pendant son voyage en Italie, ils font un vrai suivi. » Eufemia distribue aussi des cartes Sim internationales prépayées, qui fonctionnent hors du pays et sans surtaxe, ainsi que des vêtements pour toutes les saisons, des kits sanitaires, des affaires de voyage comme des tentes ou des sacs de couchages.

« Une loi interdit de donner à manger et à boire aux migrants dans la rue »

Il est 20 heures. Alexis participe à la distribution du repas, sur un parking près de l’ancien campement. Une file d’une quarantaine de personnes se crée. « Nous, on vient donner un coup de main à Kesha Niya, et on leur amène de la nourriture pour qu’ils préparent leurs prochains repas. » Kesha Niya est un collectif international de jeunes gens qui se sont installés du côté français de la frontière. Ils préparent des repas végans – sans aucun aliment d’origine animale – pour respecter tous les types de régimes, et les amènent à Vintimille. « Nous, on ne peut pas distribuer de la nourriture dans notre local parce que ce n’est pas un espace commercial, explique Luca. Et une loi est passée l’année dernière, qui interdit de donner à manger et à boire aux migrants dans la rue. Au moindre faux pas, on risque d’être expulsés de la ville ! »

La « cellphone tower » : « On distribue des chargeurs de téléphones et un accès internet, avec quatre ordinateurs pour communiquer avec les familles »

Opposé à l’accueil des demandeurs d’asile, le maire de Vintimille, Enrico Ioculano (Parti démocrate, centre-gauche), ne laisse rien passer à Eufemia et aux autres associations solidaires des migrants, étroitement surveillées par l’Agence sanitaire locale (ASL) et par la police. « Ceux qui distribuent de la nourriture risquent de recevoir un ordre d’expulsion de Vintimille et de onze petites villes alentour, pendant trois ans », poursuit Luca. Avec Kesha Niya, c’est différent. « Ils font ça depuis tellement longtemps… La police voit bien que, même si elle les en empêche, ils reviennent par un autre moyen. Mais maintenant, ils sont obligés de distribuer toujours au même endroit, sous les yeux de la police. »

« En Libye, je n’étais jamais sûr de rentrer en vie »

Parmi les exilés, il y a Saleh, qui accepte de nous parler. Il a 32 ans, est né au Soudan, a déménagé à l’âge de 7 ans en Arabie Saoudite. Fuyant la guerre à 24 ans, il part pour la Libye où il passe quatre années. « Pour vivre en Libye, il faut que les autorités pensent que tu es libyen. Pendant un an, j’ai vécu caché pour apprendre l’accent et savoir comment me tenir dans la rue. Après, j’ai pu sortir et trouver un travail. Mais je n’étais jamais sûr de rentrer en vie. Dans la rue, je voyais la police braquer ses armes sur des enfants. Et les enfants sortaient des plus grosses armes que la police. Il faut s’adapter pour survivre là-bas. »

Après avoir accumulé assez d’argent, il arrive à embarquer sur un bateau qui l’emmène vers l’Italie. « J’avais une jambe sur le bateau et une jambe dans l’eau. Je regardais l’horizon et j’étais serein. » Saleh garde le sourire : « Ça ne sert à rien de penser à la mort tout le temps. Je suis parti parce que je voulais être heureux, et ça, ce n’est pas triste, si ? Saleh, en soudanais, ça veut dire "ce qui est éternel", alors je n’ai pas peur. » Il est désormais étudiant en Italie. Il lui reste quatre ans pour obtenir ses papiers.

À côté de lui, il y a Abdel*. Abdel est afghan, il a été embauché comme traducteur par l’armée américaine. En échange de son aide, on lui avait promis une vie aux États-Unis, des papiers, une maison : « Mais bien sûr, quand ils n’ont plus eu besoin de moi, ils m’ont jeté. Alors, j’étais en danger dans mon pays. J’ai laissé toute ma famille et je suis parti. » Abdel est toujours traducteur, il vient aider ses amis à Eufemia quand il n’est pas au travail. Il parle une dizaine de langues, et peut donc communiquer facilement avec une grosse majorité des migrants qui passent par le lieu d’accueil nommé « Info point ».

« Il est nécessaire de voir les choses de ses propres yeux »

On entre à Info Point comme dans n’importe quelle boutique, sauf qu’ici, il n’y a rien à vendre. Les murs sont couverts de textes dans toutes les langues pour les voyageurs, des mots d’encouragement, des messages personnels. À l’arrière, une petite salle pour les bénévoles, des enceintes qui diffusent des musiques du monde entier, des rangements pour les affaires à distribuer et surtout, la « cellphone tower », une tour géante où s’agglutinent des dizaines de chargeurs de téléphones, ces biens précieux qui permettent aux voyageurs de s’organiser et de rester en contact avec leurs familles.

Nous parlons avec Luca et Clara*. Luca est membre d’Eufemia depuis un an et forme aujourd’hui Clara, dont c’est le premier jour. Elle nous raconte comment elle a découvert l’association : « La plupart des volontaires ici étudient les sciences politiques et sociales, c’est comme ça que j’en ai entendu parler. Je viens de Milan, et chez moi aussi il y a des camps de migrants, mais je ne m’étais jamais impliquée pour les aider. On entend beaucoup de choses à la télé, et très vite, on peut avoir des préjugés. Je pense que c’est nécessaire d’être dans l’action et d’adopter un point de vue critique, de voir les choses de ses propres yeux. »

De plus en plus de bénévoles actifs

Des membres de l’association ont commencé à s’investir dès 2015, pour répondre à une nécessité immédiate, au moment où les exilés venus d’Italie se sont trouvés bloqués à la frontière. Après les attaques terroristes en France, le contrôle de la police aux frontières s’est renforcé, mais le pays n’a pas respecté les accords de Schengen qui limitaient à deux ans la durée maximale de cette mesure. La France a continué bien au-delà, et aujourd’hui, le renforcement des contrôles est devenu la norme. De nombreuses personnes se sont retrouvées bloquées, complètement démunies, aux frontières. « Nous sommes venus en urgence par camions depuis différentes villes italiennes, explique Luca. C’était vraiment du secourisme basique, plus pour aider les migrants à survivre qu’autre chose. Maintenant, on les aide à continuer leur voyage. »

L’organisation d’Eufemia est simple : « Nous sommes un projet indépendant. Ici, il n’y a pas de hiérarchie. Tout le monde peut participer. Des fois, c’est beaucoup de travail, surtout quand il faut former les nouveaux arrivants, et vu qu’ils sont de plus en plus nombreux, il y a beaucoup d’explications à donner. Depuis l’été dernier, Eufemia s’est agrandie. Il y a maintenant environ 200 bénévoles qui viennent de différentes villes d’Italie ou d’Europe. » En plus des bénévoles, Eufemia recueille beaucoup de dons : « Oui, trop même ! », rigolent-ils. « Nous travaillons avec plein d’autres associations, comme Médecins sans frontières qui nous donne des couvertures, des sacs de couchages, etc. Certains de nos entrepôts sont remplis. »

« Ce sont des images qui font penser à l’Histoire »

Luca a vécu à Vintimille quand le camp était encore installé sous le pont. Il connaît bien la ville, sa population, et les relations compliquées que celle-ci entretient avec les exilés : « Les habitants de Vintimille n’aimaient pas le camp. Ils venaient tout le temps nous dire à quel point c’était dangereux. Depuis son démantèlement, les migrants ont dû aller à la Croix rouge mais là-bas, ils sont obligés de donner leurs empreintes, alors certains refusent. Ceux-là sont envoyés à Taranto, au sud de l’Italie. Mais ils reviennent toujours. Ils font des allers-retours infinis entre le nord et le sud. C’est complètement inutile de les envoyer dans le sud, c’est juste pour polir l’apparence de la ville. Les habitants se sentent plus en sécurité, mais rien n’a changé. »

Les bénévoles de Vintimille sont les premiers informés des flux migratoires. « On se rend compte que les gens restent en moyenne deux mois ici avant de passer la frontière. Ceux qui échouent ne sont pas renvoyés directement dans leur pays, ils peuvent parfois rester quelque temps dans des CIE [Centres pour l’identification et l’expulsion, ndlr]. » [1]

Marco, un bénévole, a été marqué par les violences policières subies par les exilés : « On voit beaucoup de gens revenir de France avec des bleus et des traces de coups. En Italie, je n’ai jamais vu la police frapper des migrants, mais ils les empêchent d’arriver jusqu’à la distribution de nourriture. » Pour Luca, « ce qui était dur au début, c’était de voir ces gens qui attendent la nourriture, alignés par centaines. Forcément, ce sont des images qui nous font penser à l’Histoire. Et puis tu vois des enfants, sans famille, dormir dans des tentes en plein hiver et se faire expulser à la frontière sans avoir aucune idée de leurs droits. »

Lisa Desjobert

*Ces noms ont été modifiés.

Photo de une : Un quai à Vintimille, devant le train pour la France. Des jeunes observent les employés de ménage, cherchant le moyen de se cacher durant leur voyage (Crédit : Olivier Favier).

Cet article est tiré du numéro de septembre 2018 du magazine L’âge de faire, partenaire de Basta!. Son dossier est consacré au cannabis : « Cannabis, briser le tabou ». Pour en savoir plus, rendez-vous ici.

Notes

[1Dans un rapport du Sénat italien, on peut lire que les Centres pour l’identification et l’expulsion sont « inadéquats » et portent atteintes à « la dignité et aux droits des retenus ».