Droit à la ville

À Berlin aussi, on résiste à l’invasion des spéculateurs

Droit à la ville

par Rachel Knaebel

Désormais, la capitale allemande attire les investisseurs immobiliers autant que les touristes. Résultat : des loyers en hausse, des pauvres poussés vers les périphéries et des logements sociaux privatisés. Le logement était l’un des grands thèmes de campagne pour les élections locales du 18 septembre. Plutôt que d’agir avant que Berlin ne rejoigne Paris et Londres au rang des capitales aux prix exorbitants, le gouvernement local a jusqu’ici nié le problème. Mais les locataires se défendent.

Le maire social-démocrate de Berlin, Klaus Wowereit, est sorti vainqueur, pour la troisième fois, des élections pour le parlement et la mairie de la capitale, ce 18 septembre. Le parti de gauche Die Linke a eu moins de succès. Avec moins de 12 % des voix, il doit quitter le gouvernement berlinois qu’il a pourtant partagé pendant dix ans avec les sociaux-démocrates du SPD [1]. L’un des thèmes de campagne dans lequel Die Linke s’est pris les pieds, c’est le logement. Car les loyers augmentent fortement depuis quelques années, et pendant la campagne électorale, la mairie a minimisé les nouvelles tensions de l’immobilier berlinois. Début septembre, une manifestation organisée par un réseau d’initiatives de quartiers contre la hausse des loyers a réuni environ 6.000 personnes.

Démolir pour construire du haut de gamme

Le dernier « miroir des loyers », le Mietspiegel (un registre des prix appliqués selon la situation, l’époque de construction et l’équipement) publié au printemps, fait état d’une hausse moyenne de 8 % en deux ans dans le parc privé. C’est beaucoup, même si les loyers restent encore bien en deçà de ceux de Paris, Londres ou même des autres grandes villes allemandes, Hambourg, Munich ou Francfort. « Mais ces villes ouest-allemandes ont aussi un niveau de revenu bien plus haut. Ici, un cinquième de la population vit de l’aide sociale », nuance Harald Gindra, élu Die Linke au conseil de district, dans le quartier central de Schöneberg. Le taux de chômage de la capitale allemande plafonne à 13 %. Et près d’un habitant sur cinq vit avec le revenu minimum Hartz IV. Et pour celles et ceux qui travaillent, les rémunérations horaires à moins de huit euros brut de l’heure sont courantes.

Harald Gindra a soutenu des locataires de son quartier, face au géant du BTP Hochtief. L’entreprise allemande a acquis il y deux ans un immeuble de cinq étages construit dans les années 60 (avec de l’argent public), dans la rue Barbarossa. Les loyers des 106 appartements, d’une ou deux pièces, simples mais encore en bon état, sont très modérés. Hanna Wisniewski paie par exemple 200 euros, charges et chauffage compris, pour un logement d’une pièce. « Je n’ai pas les moyens pour plus cher », indique la bibliothécaire. Mais Hochtief veut démolir le bâtiment pour ériger, sur une surface trois fois plus grande et en mangeant sur le parc attenant, 80 logements neufs destinés à un public bien plus aisé de propriétaires. La plupart des locataires ont accepté de partir, au fur et à mesure, contre le dédommagement proposé par l’investisseur.

Une dizaine d’irréductibles résiste. Le conseil de quartier à majorité conservatrice a bien voté le 31 août le plan de construction qui autorise le projet (avec les voix du SPD, sans celles des Verts et de Die Linke). Mais tous les moyens ne sont pas épuisés : « Nous avons envoyé une pétition au Bundestag, avec 2.000 signatures », rapporte Hanna Wisniewski. Les récalcitrants vont aussi contester le plan de construction en justice. « Les juges sont plutôt compréhensifs avec les locataires », espère la jeune femme.

Les pauvres poussés en périphérie

« Il ne s’agit pas juste d’une dizaine d’habitants, ajoute Harald Gindra. Ce type de situation touche d’autres zones de la ville. » Les spéculateurs immobiliers découvrent depuis quelques années les charmes potentiels de la capitale la plus branchée d’Europe, et pas seulement pour y construire du neuf. « De plus en plus d’appartements de locations sont vendus à des propriétaires-occupants [2]. C’est un plus gros problème encore. Il y a aussi un phénomène très important de changement de propriétaires pour des groupes entiers de logements. Nous avons atteint un record cette année. Et les acheteurs veulent naturellement rentrer dans leur frais soit en revendant plus cher, soit en augmentant les loyers. »

En Allemagne, les hausses de loyers pendant un bail ne peuvent dépasser 20 % sur trois ans, sauf en cas de travaux de rénovation. Pour les nouvelles mises en location, il existe bien une limite légale d’augmentation [3], mais uniquement pour des villes au marché immobilier déclaré « tendu ». Ce que refuse de faire la maire adjointe à l’urbanisme, la SPD Ingeborg Junge-Reyer, arguant de 100.000 appartements vacants à travers la ville. Un chiffre que conteste l’association berlinoise de locataires Mieterverein, qui estime que le marché locatif peut être déclaré tendu sans risquer un retoquage en justice par des propriétaires frustrés.

« Personne n’a un droit à vivre dans le centre de la ville »

Les logements vides proposés par la mairie se trouvent surtout en périphérie, tout en restant dans les frontières administratives de Berlin, huit fois plus étendue que Paris. « Je ne veux pas quitter le quartier, proteste Hanna Wisniewski. Ici, je peux tout faire à vélo. Je suis proche de mon travail. Aller vivre vers l’extérieur, ce serait passer beaucoup de temps dans les transports et devoir acheter un abonnement mensuel. Mais ici, je ne trouverai rien à moins de 300 euros, même sans charges. »

Les chômeurs de longue durée au revenu minimum Hartz IV se retrouvent aussi de plus en plus loin du centre, là où les loyers correspondent encore aux limites financées par la commune, soit 378 euros pour un célibataire ou 619 euros pour un foyer de quatre personnes.« C’est le processus qui a eu lieu dans les autres grandes villes européennes il y a 20 ans », constate Harald Gindra. Et c’est bien l’horizon des responsables SPD. Le porte-parole de l’urbanisme, Matthias Gille, le disait encore fin août au micro d’une radio publique régionale : « Personne n’a un droit à vivre dans le centre de la ville ». Et de se référer à Londres et Paris…

Les logements sociaux privatisés

« Mais il est encore temps d’empêcher qu’on en arrive là », assure Sebastian Jung. Le jeune homme a lancé l’année dernière une initiative pour les locataires des logements sociaux de la Ville-État. Il en existe environ 160.000. Mais dans près de 40 % d’entre eux, les loyers y sont plus élevés que dans le parc privé. Un comble. Pour une partie des logements sociaux, les prix risquent même d’augmenter jusqu’à 21 euros/m2 (juste en dessous du niveau moyen parisien). C’est le loyer coûtant, qui couvre et l’entretien et le remboursement des frais de construction de ces immeubles érigés dans les années 70 à 90, avec des aides publiques. En 2003, le Land de Berlin a décidé de supprimer ses subventions pour 28.000 appartements, au fur et à mesure des années. Leurs propriétaires privés peuvent alors augmenter les loyers d’un seul coup, jusqu’au niveau coûtant.

L’immeuble de Sebatsian Jung, au Fanny-Hensel-Weg se trouvait près du mur lors de sa construction. Aujourd’hui, il est en plein centre, à deux pas de la Potsdamer Platz, le nouveau mini-Manhattan berlinois. Les loyers y ont quasiment triplé en quelques mois, passant de 5,30 euros/m2 (sans charges) à 13 euros/m2. « Soit 300 euros de plus par mois », résume le militant. Les locataires peuvent bien choisir de partir plutôt que de payer plus, et laissent alors leurs murs à des habitants plus solvables. « Je n’abandonnerai pas », insiste Sebastian Jung. Il règle toujours son ancien loyer et veut aller jusqu’à une décision judiciaire. Sa voisine de l’immeuble d’à-côté a aussi refusé de payer la différence. Dans son bâtiment, les logements nouvellement vides sont vendus à des propriétaires-occupants.
Dans un autre quartier très prisé, au nord de la ville, les locataires de la rue Greifenhagener ont appris une augmentation jusqu’à 80 % de leur loyer actuel.

La mairie a bien adopté une nouvelle loi pour ces logements en juillet. Elle rallonge le délai de départ pour les locataires qui refusent la hausse (jusqu’à six mois) et prévoit des compensations (aide au loyer et au déménagement). Mais le texte facilite aussi la sortie des logements libérés du domaine social, si le propriétaire rembourse en avance les prêts accordés par le Land. « La ville se dessaisit par là de son influence sur l’occupation des lieux », regrette l’activiste. Déjà en 2004, Berlin a privatisé l’un de ses grands bailleurs sociaux, GSW. La société a fait son entrée en bourse en avril.

Rachel Knaebel (texte et photos)

Notes

[1Suite à l’élection pour la ville et le land de Berlin, ce 18 septembre, le SPD sort vainqueur avec 28 % des voix. Il peut entrer en coalition avec les conservateurs de la CDU (23 %) ou avec les Verts (17,6 %). Die Linke est à 11,7. Les libéraux du FPD, qui gouvernent avec Merkel au niveau fédéral, chutent à moins de 2 % et se font sortir du cinquième parlement régional en moins d’un an. Le Parti pirate, qui avait déjà récolté 2 % des voix dans le pays aux dernières législatives, a lui fait son entrée au parlement de la ville-État, avec 9 %

[2Le taux de propriétaires parmi les habitants est encore faible à Berlin, 14 % selon les chiffres de 2010.

[3Le loyer ne doit pas dépasser plus de 50 % le prix moyen de la zone selon le Mietspiegel.