Flash Back

2008, 1929, 1908 : quand les crises passées nous avertissent des périls à venir

Flash Back

par Ivan du Roy

Les références à la « grande crise » de 1929 sont nombreuses pour mettre en lumière au regard de l’Histoire les menaces potentielles que comporte l’actuelle récession mondiale : montée de la xénophobie dans les pays industrialisés, regain de nationalisme, tensions entre puissances économiques rivales, radicalisations idéologiques, dérives totalitaires, comme dans les années 1930. Mais un autre soubresaut de l’Histoire vient éclairer d’une inquiétante lumière blafarde le contexte économique et géopolitique actuel : celui de la récession mondiale de 1908, quelques années avant que n’éclate la première boucherie mondiale.

Illustration : tableau du peintre américain John Singer (1856-1925)

Alors que le G20 se réunit à Londres, beaucoup de regards se tournent vers la conférence économique et monétaire qui s’était tenue au cœur de « La City » en juin 1933. Plus de 60 pays y ont débattu des mesures à prendre pour endiguer le chômage de masse et relancer l’économie mondiale. Sans succès.

Un autre parallèle historique vient cependant compléter celui du krach de 1929 et ses suites. Le contexte des années 1900 et la crise financière – la « Roosevelt panic » - de 1907. Sept ans avant la boucherie de masse que fût la première guerre mondiale. Celle-ci a façonné le 20e siècle bien plus que tous les autres conflits. La révolution bolchevique de 1917, la création de nouveaux Etats en Europe, comme la Yougoslavie, ou au Moyen-Orient, avec la Syrie, l’Irak ou la Palestine, l’émergence du fascisme et du nazisme puis la Seconde guerre mondiale... Tous ces évènements, jusqu’au siège de Sarajevo ou à la guerre du Kosovo dans les années 1990, découlent directement ou indirectement du premier conflit mondial.

En 1907, éclate à Wall Street une « panique bancaire ». Une spéculation sur le cuivre tourne au vinaigre, provoque le fort endettement de plusieurs gros investisseurs – des sociétés fiduciaires organisées en « Trust » à l’image des « hedge funds » d’aujourd’hui – et une crise de liquidités. L’effet domino se propage. Les financiers new-yorkais paniquent entraînant l’ensemble de l’économie des Etats-Unis. Les soubresauts atteignent l’Europe quelques mois plus tard. La banque JP Morgan investit massivement pour sauver plusieurs sociétés de la faillite, jouant ainsi le rôle d’une Banque centrale qui n’existe ni aux Etats-Unis, ni ailleurs (la Réserve fédérale ne sera créée qu’en 1913, quant à la Banque de France, elle est cotée en Bourse… ). Clin d’œil de l’Histoire : en mars 2008, JP Morgan rachète Bear Stearns, évitant le dépôt de bilan de l’une des plus grandes banques d’investissement.

Revenons un siècle plus tôt. En un an, les valeurs boursières des grandes sociétés chutent de 40%. La récession est mondiale. En 1908, la production industrielle s’effondre, de 8% aux Etats-Unis et de 7% en Grande-Bretagne, ainsi qu’en Espagne, au Japon ou en Australie. Le PNB par habitant recule en Allemagne, en France, en Suède ou au sein de l’empire austro-hongrois. Le chômage explose outre-Atlantique, passant de 3% à 8%. Le commerce mondial souffre. Il se rétablit cependant deux ans plus tard. La panique bancaire de 1907 n’a pas eu de conséquences aussi graves que le krach de 1929. L’économie mondiale est, malgré ce coup de frein, en pleine expansion.

Cette crise financière montre au contraire l’importance des interdépendances économiques et commerciales entre puissances de l’époque, quels que soient leurs régimes politiques. Les multinationales d’alors, comme celles d’aujourd’hui, n’ont comme frontières que leurs propres capacités d’expansion. Ces interdépendances n’ont pas empêché la Grande guerre.

A la veille de l’attentat de Sarajevo du 28 juin 1914, huit grandes puissances dominent et influencent le monde. Le Royaume-Uni et la France avec leurs empires coloniaux. l’Allemagne qui, sous le leadership de la Prusse, veut devenir la nouvelle puissance continentale en quête d’un empire colonial. L’empire austro-hongrois, imposant sur le papier mais rongé par les nationalismes et dirigé par une dynastie (les Habsbourg) craintive devant les rapides évolutions du monde. L’immense Russie tsariste en voie d’industrialisation. L’Italie récemment unifiée caresse aussi quelques ambitions impérialistes. Viennent s’ajouter les Etats-Unis et le Japon. Le petit continent européen condense alors les antagonismes. La guerre totale, pour la domination, ne pouvait qu’y éclater.

Aujourd’hui, les rivalités ne manquent pas. Elles se répartissent sur presque tous les continents. Cette compétition n’a plus comme points de crispation les Balkans, la frontière orientale de l’Allemagne, l’Alsace-Lorraine, le partage de l’Afrique et de l’empire Ottoman, ou la domination des mers. Elle a pour forme la course aux ressources naturelles, du pétrole aux terres cultivables en passant par l’eau, sur fond de menace climatique, le contrôle de marchés et de technologies, ou le dumping social, avec les populations, où qu’elles soient, comme variables d’ajustement.

Comme un siècle plus tôt, cette compétition oppose les grandes puissances. Les Etats-Unis économiquement au bout du rouleau et englués dans ses guerres néo-coloniales modernes, alliés au sein de l’Otan à une Union européenne vieillissante et en crise de sens. La Chine totalitaire et paranoïaque en proie, comme l’Allemagne de 1908 dirigée par une caste d’aristocrates prussiens, à l’émergence d’une bourgeoisie interne désireuse d’émancipation. L’Amérique du Sud qui se reconstruit après les ravages des politiques néo-libérales. L’Inde, deuxième puissance démographique de la planète, ou encore l’Iran en quête d’affirmation et menacé de visées belliqueuses. Avec des institutions internationales affaiblies et décrédibilisées. Qui sait ce que ce cocktail géopolitique produira si la récession mondiale se prolonge ?

En 1908, un vieux monde finissait. De puissants partis de gauche alors porteurs d’émancipation sociale fleurissent. « Que le vieux monde fût condamné paraissait évident. La vieille société, la vieille économie, les anciens systèmes politiques avaient « perdu le mandat du Ciel », comme disent les Chinois. L’humanité attendait une alternative. Et celle-ci était familière en 1914. Comptant sur le soutien des classes ouvrières en pleine expansion et forts de la conviction que leur victoire était historiquement inéluctable, les partis socialistes étaient l’incarnation de cette alternative dans la plupart des pays européens », écrit l’historien britannique Eric J. Hobsbawm [1].

En 2008, ce rêve d’émancipation sociale n’est pas incarné en Europe par une ou plusieurs partis classiques ni par une classe ouvrière organisée et consciente de son poids. Mais il est présent et se développe, en réseaux, via des collectifs, dans le milieu associatif, au sein de forums sociaux, lorsque trois millions de personnes manifestent pour un meilleur partage des richesses, au cœur d’une vaste classe moyenne intellectuellement décomplexée face aux élites issues de la vague néo-libérale. Les contours d’un nouveau système économique, social, écologique et éthique, basé sur les besoins, la qualité de vie ou la solidarité et non sur les profits, l’accumulation de biens ou la concurrence, s’esquissent grâce des expérimentations locales alternatives sur tous les continents.

Ce rêve ne finira pas dans les charniers des tranchées de Verdun, de la Somme ou de l’Artois. Mais prenons garde à ce qu’il ne soit étouffé par l’avènement une nouvelle forme de nationalisme commercial ou au contraire, de libre-échange intégral, sources de tensions et de conflits.

La guerre économique d’usure a commencé depuis plusieurs années : celle où l’on « grignote » le concurrent en baissant les « coûts », salaires et protections sociales, où l’on martèle l’adversaire avec des fusions suivis de restructurations, où les états-majors des grandes entreprises gardent les yeux rivés sur la progression du cours de l’action et la reconquête des courbes de croissance perdues. Et quel qu’en soit le prix à payer et le nombre de sacrifiés, la masse des chômeurs nord-américains ou européens, les conditions de travail déplorables de la main d’oeuvre asiatique, le sort réservé aux paysans africains ou les conséquences écologiques. La crise actuelle va intensifier cette guerre économique et ses ravages à moins que les pacifistes d’aujourd’hui réussissent, cette fois, à l’empêcher.

Ivan du Roy