Etats-Unis

Les injustices sont aussi environnementales

Etats-Unis

par Agnès Rousseaux

A Chicago, la communauté mexicaine qui vit dans le quartier de Little Village est victime de discriminations environnementales. Entre mouvement des droits civiques et luttes écologiques, l’association LVEJO (Little Village Environmental Justice Organization) milite pour le droit à la santé, à un environnement non pollué et surtout pour la justice sociale. Un droit que le nouveau président Obama ne devra pas oublier de faire respecter.

Au sud-ouest de Chicago, les quartiers de South Lawndale et Lower West Side accueillent une importante communauté mexicaine - la deuxième des États-Unis après celle de l’est de Los Angeles. Dans ce secteur rebaptisé Little Village, les 95.000 habitants parlent majoritairement espagnol, la moitié ont moins de 25 ans. Un endroit en apparence plutôt agréable à vivre : à perte de vue des maisons individuelles alignées dans des rues perpendiculaires, entrecoupées de jardins et de garages. Mais derrière cette façade attractive, Little Village concentre un grand nombre de difficultés sociales et environnementales. Entre forte pollution, risques sanitaires et guerre des gangs, la situation est loin d’être rose. Face à tous ces problèmes, des habitants réunis au sein de l’association LVEJO (Little Village Environmental Justice Organization) mènent la bataille sur tous les fronts.

28 % d’enfants asthmatiques

Depuis 10 ans, LVEJO milite notamment pour la fermeture d’une centrale électrique à charbon, implantée au cœur de Little Village. L’association s’appuie sur une étude menée en 2001 par l’Ecole de Santé Publique de Harvard. Celle-ci a mis en évidence que la pollution générée par les deux centrales de Crawford et Fisk, dans les quartiers de Little Village et de Pilsen, sont responsables chaque année d’environ 2.800 crises d’asthme, de 550 visites aux urgences, et de 41 morts prématurées. Selon cette étude, «  les risques concernant la santé augmentent avec la proximité de ces centrales ». Des risques accrus donc, dans une ville qui détient déjà de tristes records nationaux : plus fort taux de mortalité dû à l’asthme - une étude menée en 2008 dans six quartiers de Chicago révèle que 28 % des enfants y habitant sont asthmatiques - 73 % des enfants sont obèses ou en surpoids [1]

Aucune régulation ne peut cependant être imposée à cette centrale de Crawford, construite en 1929, une des plus polluantes du pays. Si la loi encadre aujourd’hui ce type d’implantation, rien n’est fait pour les anciennes : les centrales construites avant le Clean Air Act de 1970 sont exemptées des régulations fédérales sur la mise aux normes concernant le contrôle de pollution.

Le maire se fiche complètement du problème

Midwest Generation, filiale d’Edison International et propriétaire de la centrale depuis 1999, a signé un accord en 2006 avec le gouverneur de l’Illinois pour réduire les émissions d’ici 2018. Un délai beaucoup trop long pour Kimberly Wasserman, coordinatrice de LVEJO. Cette énergique jeune femme d’origine mexicaine, mère de trois enfants, se bat au quotidien pour améliorer la situation : « Nous militons pour une fermeture rapide de la centrale. Mais Midwest Generation joue sur la peur, en disant que si jamais quelque chose arrive, ils ne pourront plus produire de l’électricité pour Chicago… Ils font du profit, le maire se fiche complètement du problème et les conseillers municipaux perdraient de l’argent en cas de fermeture ». Si l’entreprise se flatte d’avoir dépensé 35 millions de dollars depuis 1999 pour réduire les émissions toxiques, cela représente au final bien peu de chose pour Edison dont les profits augmentent de façon exponentielle. D’autant que le bureau du procureur Lisa Madigan a référencé depuis 1999 plus de 7600 violations d’Edison dans six de ses centrales à charbon...

L’entreprise conteste les études, pourtant très sérieuses, sur les impacts sanitaires. « Ils préfèrent tuer une communauté plutôt que perdre de l’argent » enrage Kimberly. « Nous devons aussi nous battre sur les mots, par exemple contre l’oxymore « charbon propre ». Nous travaillons avec les régions des Appalaches et de Virginie, là où des montagnes sont totalement détruites et remplacées par des trous béants, pour extraire le charbon. Ils tuent aussi cette partie du pays.  » Pour Rosario Rabiela, restaurateur à Chicago « c’est une génération entière qui est touchée » : « Regardez combien d’écoles il y a dans ce secteur… On va faire la guerre contre quelqu’un qui fabrique des armes chimiques, mais notre gouvernement soutient ces centrales. Ils parlent de désarmement – Désarmez d’abord ce truc !. »

Racisme et inégalités

Avec le lancement de la campagne « Clean Power », LVEJO mène également une réflexion sur la consommation et la production d’énergie. « On ne peut pas continuer à consommer autant d’énergie. Il faut sensibiliser les gens là-dessus. Il s’agit de faire réfléchir et pas seulement de se battre pour la fermeture d’une centrale. » L’objectif est aussi d’influencer la future administration démocrate sur ces questions, tout en cherchant à convaincre le maire. Mais pour Kimberly, «  le rapport de force n’est pas en notre faveur. La seule arme dont on dispose, ce sont les médias ». Le maire ayant annoncé que la ville de Chicago allait être candidate pour l’accueil des Jeux olympiques de 2016, la municipalité pourrait être dans les prochains mois assez sensible à ce qui viendrait ternir l’image de la ville.

La plupart des questions traitées par LVEJO trouvent leur origine dans une importante ségrégation spatiale, qui crée les conditions d’un « racisme environnemental » : les minorités ethniques et les personnes les plus pauvres, concentrées dans certains quartiers, sont les premières touchées par les problèmes environnementaux. Cette situation est souvent accentuée par le fait que ces zones, déjà polluées, continuent souvent à attirer de nouveaux pollueurs. La difficulté des habitants à se mobiliser et à se défendre ont renforcé ces inégalités. Les actions « NIMBY » (Not In My BackYard) menées principalement par des catégories aisées ont encouragé les activités polluantes à se déplacer vers ces zones défavorisées. Les inégalités sont aussi accrues par la plus grande difficulté à appliquer des régulations dans ces zones, comme c’est le cas pour la centrale de Crawford à Little Village. Et pour compléter le tableau, les populations qui sont exposées à ces risques sanitaires sont aussi celles qui ont le moins d’accès aux soins et à une assurance maladie, comme à Little Village. Pour pallier à cette situation, l’État d’Illinois a mis en place un programme d’assurance gratuite pour les enfants.

« A la mémoire de toutes les victimes environnementales »

Née en 1994 de la volonté de quelques habitants de déplacer une des écoles du quartier dans un environnement moins exposé, l’association LVEJO se structure trois ans plus tard sous forme de « Community Based Organization ». Misant sur la mobilisation des habitants, une des premières activités a été l’inventaire des problèmes environnementaux, par du porte-à-porte, par un projet de cartographie du quartier qui en recense les atouts : espaces ouverts, bâtiments abandonnés ou inutilisés. Un « community mapping » qui permet d’affiner le diagnostic et de comprendre les spécificités du quartier.

Des « Bucket Brigades » chargées de prélever des échantillons d’air sont organisées pour mesurer la pollution et la présence de produits chimiques. Des clubs de quartier sont mis sur pied pour affiner le diagnostic secteur par secteur, et mobiliser les habitants autour de fêtes de quartier. Le jour de la Toussaint, « Dia de Los Muertos », est organisée une manifestation « à la mémoire de toutes les victimes environnementales ». Les projets se multiplient : mise en place de jardins partagés et promotion de l’agriculture urbaine, activités pour les jeunes, séminaire sur la guerre des gangs, organisation de « Toxic Tour » tous les 15 jours pour faire découvrir le quartier et ses problèmes aux habitants ou aux étudiants de passage. Certaines victoires permettent à LVEJO de faire la preuve de son efficacité. Alors que des milliers d’habitants du quartier voyaient leur ligne téléphonique coupée dès qu’il pleuvait, l’association obtient le changement des infrastructures défaillantes. Partie de rien, LVEJO peut aujourd’hui s’appuyer sur une équipe de sept salariés et un important réseau de volontaires.

Site cancérigène

En 2007, la municipalité de Chicago a annoncé la construction d’un espace vert sur un ancien site de l’entreprise Honeywell (production d’asphalte). Une bonne nouvelle pour les habitants de Little Village qui ne disposent actuellement que d’un parc sur l’ensemble du quartier. Mais le site retenu, considéré comme l’un plus toxiques du pays, est classé « Superfund Toxic » par l’Agence nationale de protection environnementale (EPA) pour cause de pollution aux hydrocarbures aromatiques (PAHs), substance cancérigène [2]. Or il a été décidé de ne pas faire nettoyer le site, mais seulement le recouvrir de graviers. Le coût du nettoyage est pourtant évalué par LVEJO à moins de 50 millions de dollars. Un montant abordable pour une entreprise comme Honeywell dont les profits s’élèvent à 1,7 milliards de dollars par an [3]. LVEJO se retrouve en première ligne dans ce combat. Pour l’association, «  Honeywell ne veut pas effectuer la dépollution du site car le quartier est peuplé de Latinos. A six miles d’ici, Commonwealth Edison a dépensé 50 millions de dollars pour dépolluer le parc Barrie, à Oak Park : un secteur principalement peuplé de blancs de la classe moyenne… ». La municipalité et l’Agence nationale de protection environnementale, pourtant supposées protéger les habitants face aux risques environnementaux, cautionnent cette décision. Pour Lorena Lopez, en charge du dossier à LVEJO, l’objectif est que « l’entreprise prenne en charge la dépollution et que celle-ci ne soit pas accomplie aux frais du contribuable ». Malgré toutes les promesses d’action, pendant 13 ans, Honeywell n’a même pas été capable de poser une barrière sécurisée pour empêcher les enfants d’aller jouer sur le site, ce que LVEJO a finalement obtenu il y a deux ans.

Ce projet est d’autant plus important que l’absence de parc renforce les problèmes sociaux. A Little Village, il y a peu d’activités proposées pour les jeunes, et ceux qui s’ennuient sont recrutés par les gangs. Sans compter qu’un des deux gangs présents à Little Village contrôle le seul parc existant, interdit de ce fait pour les jeunes qui ne vivent pas du bon côté du quartier. Depuis 2008, à Chicago, 36 élèves des écoles publiques ont été tués par balle. Un chiffre qui a de quoi inquiéter les parents dont les enfants traînent dehors, désœuvrés. A Little Village, les problèmes environnementaux sont indissociables des questions sociales. Et tant mieux si l’emplacement choisi pour le parc, que convoitait l’administration pénitentiaire, se fait au détriment de l’agrandissement de la prison limitrophe.

Convergences écologiques ?

Du fait de leur spécificité, ces mouvements contre les injustices environnementales ont eu des difficultés à croiser le mouvement environnementaliste présent aux États-Unis. Pour Robert D. Bullard [4], un des pionniers du mouvement contre le racisme environnemental, la jonction s’est faite tardivement : dans les années 60-70, les environnementalistes, majoritairement des blancs issus des classes moyennes ou aisées, se concentraient sur la préservation de la nature. Les militants de couleur étaient, eux, « engagés dans des mobilisations de masse pour une action directe en faveur des droits civiques de base : emploi, logement, éducation et santé. Deux mouvements parallèles et parfois conflictuels ont ainsi émergé. Ill a fallu presque deux décennies pour qu’une convergence significative s’opère ». L’action associative dans les années 80 a abouti entre autres à la création du Bureau de Justice Environnementale, au sein de l’Agence nationale de protection environnementale, en 1992.

Kimberly Wasserman, coordinatrice de LVEJO

Jardins partagés et images satellites

Selon les études menées par Bullard, les organisations du mouvement de justice environnementale naissent souvent d’une lutte concrète sur un problème local, mais font de la justice sociale et de l’équité une de leurs principales revendications. Les leaders, principalement des femmes, voient leurs communautés comme des « victimes » et font rapidement le lien avec d’autres formes de discrimination. Formation des militants, développement du leadership, opérations de boycott, les méthodes utilisées par LVEJO rappellent fortement celles du mouvement des droits civiques, dont elles s’inspirent clairement.

LVEJO coopère également avec les syndicats, dans des industries polluantes où les salariés travaillent parfois sans masque et sans protection. « Les syndicats nous soutiennent, mais ne le disent pas publiquement », explique Kimberly. Le rapport au politique est également compliqué. La ville présente le plus grand déficit public des Etats-Unis. Pour Kimberly, « les politiques sont corrompus, Chicago est la ville la plus corrompue. Nous sommes conscients qu’il faut investir le secteur politique. On encourage les jeunes à s’investir. Ils doivent y aller… Ils doivent par exemple imaginer qu’un jour ils pourraient devenir maire ». En attendant, LVEJO fait un véritable travail de prospective, en invitant les habitants de Little Village à élaborer une vision à 5, 10 ou 20 ans et à imaginer les solutions à mettre en œuvre. Une façon, aussi, de faire de la politique.

A Little Village, de désillusions en petites victoires, on a appris depuis longtemps que les changements ne peuvent venir que d’une mobilisation de la base et d’une solidarité entre habitants. Avec seulement 200 000 dollars de budget annuel, l’association a réussi à devenir un acteur incontournable de la ville dans son combat pour une « justice environnementale, économique et sociale ». Si la crise financière a fait de nouveaux dégâts dans le quartier, que de nombreuses maisons sont à vendre et que des familles s’entassent dans une même maison, les volontaires de LVEJO continuent avec acharnement à se battre pour un air moins chargé en toxiques, pour un coin de verdure et des jardins partagés. Pour avoir le droit de vivre dans un environnement qui ne rend pas malade. Pour être traités avec équité, simplement, et avoir une voix dans les décisions politiques.

Dans les bureaux de l’association, au sous-sol d’une maison, les permanents travaillent sur des images satellites. Des jeunes volontaires de LVEJO préparent des pancartes pour la prochaine manifestation. Bientôt, sur une ancienne friche industrielle toxique, un parc sera construit. Le conseiller municipal du quartier est un ancien membre de gang. A Little Village, tout est possible.

Agnès Rousseaux