Agriculture

Lactalis : ces contrats laitiers qui asservissent les paysans

Agriculture

par Sophie Chapelle

Le 1er juin, Lactalis, géant de l’industrie laitière, assigne au tribunal un paysan qui a osé s’opposer à l’entreprise. La domination des industriels du lait sur toute la filière risque encore de s’aggraver avec la signature obligatoire de « contrats » entre producteurs et industriels. Des contrats iniques, avec des clauses anti-grève, et qui entraînent une dépendance totale des agriculteurs. De véritables « contrats de servage », dénoncés par les syndicats et critiqués par le ministre de l’Agriculture. Enquête.

57 jours de mobilisations laitières en 2009. Une grève que le géant Lactalis, 3e groupe laitier mondial, n’a pas apprécié. Le 1er juin, la Confédération Paysanne de la Loire et son ancien secrétaire général, Philippe Marquet, comparaîtront devant le Tribunal de Saint-Étienne. Motif ? « Au plus fort du mouvement de la grève du lait, le 17 août 2009, nous avions bloqué l’entrée du site de l’usine Lactalis, à Andrézieux-Bouthéon dans la Loire, et empêché la première équipe des salariés d’entrer le matin », se souvient Philippe. À l’époque, de gigantesques opérations d’épandage de lait se multiplient, en France et en Europe, pour dénoncer l’effondrement du prix du lait. Lactalis, qui collecte 22% du lait produit en France, est une des cibles privilégiées de la contestation.

Deux ans après ce mouvement, la situation n’a guère changé. « Avec plus d’un suicide de producteur par jour, souligne Blandine Devret-Odouard, porte-parole de la Confédération paysanne de la Loire, comment peut-on dire que la profession va mieux ? » Le producteur continue d’être payé aux alentours de 32 centimes le litre de lait, pour un coût de production d’environ 40 centimes. La filière laitière demeure pourtant rentable pour quelques-uns : le propriétaire de Lactalis, Emmanuel Besnier, possède la 16e fortune de France, estimée à 2,2 milliards d’euros en 2009. Elle a augmenté de 13% en 2010. Propriétaire d’une quarantaine de marques, comme les fromages Président ou Roquefort Société, le lait Lactel, les crèmes Bridélice et le beurre Bridel, Lactalis pèse de tout son poids sur le secteur laitier.

« Un contrat de servage »

Cette situation inégalitaire risque de se renforcer. La fin des quotas laitiers en 2015, sous l’impulsion de la Commission européenne, accélère la libéralisation de la filière. Résultat ? Une disparition programmée des exploitations. « La concentration des élevages a fait disparaître 50.000 fermes laitières depuis 1995, sans permettre l’amélioration du revenu de ceux qui sont restés », rappelle la Confédération Paysanne. En remplacement des quotas : la « contractualisation ». Un système validé par le Loi de modernisation agricole en 2010, sous l’impulsion du ministre de l’Agriculture Bruno Le Maire.

Un premier décret d’application oblige l’industrie laitière – coopérative et privée – à proposer un contrat aux paysans dont elle collecte le lait, avant le 1er avril 2011, sous peine d’une forte amende. Le 28 mars dernier, des milliers d’éleveurs reçoivent la proposition de contrat de Lactalis. Objectif affiché ? Contribuer à la sécurisation des revenus des paysans. En réalité, « un contrat de servage » affirme Philippe Marquet.

Privatiser les fermes

Lactalis assure s’être efforcé de préserver un équilibre « entre les droits et les obligations de chacun des cocontractants dans un contexte de marchés concurrentiel ». Pour les Jeunes Agriculteurs de Basse-Normandie, on en est loin : « Il apparaît que l’entreprise ne propose ni plus ni moins qu’un contrat à sens unique en sa faveur sans aucune contrepartie pour l’éleveur. » La proposition interdit notamment au producteur de « céder » son contrat à un jeune agriculteur qui s’installe sans accord explicite de l’acheteur.

En résumé, « un jeune qui s’installe pourrait très bien ne pas être collecté si l’entreprise le décide », dénoncent les Jeunes Agriculteurs. C’est « une privatisation totale de l’installation ».

Les agriculteurs bientôt salariés de l’agro-industrie

Un « contrat équilibré » selon Lactalis ? On relève pourtant beaucoup d’unilatéralisme : Lactalis décide, par exemple, des moments où il acceptera du lait supplémentaire, en fonction de ses besoins commerciaux, se réservant en cas contraire la possibilité de pénaliser le producteur.

Les syndicats évoquent une contractualisation ressemblant à une « intégration » des paysans. Ceux-ci seraient voués à devenir des salariés mal payés de l’agro-industrie. « L’entreprise ou la coopérative avec laquelle vous signeriez un tel contrat prendrait la maîtrise des éléments stratégiques de votre exploitation : la collecte du lait, si elle veut, quand elle veut, en fonction de ses besoins, mais aussi les approvisionnements comme les aliments... », alerte la Confédération Paysanne de la Loire. La clause « d’exclusivité des livraisons », via le tank à lait fourni par l’entreprise, traduit bien la situation de dépendance avec l’entreprise.

Même le ministre de l’Agriculture Bruno Le Maire, à l’origine du système de contractualisation, reconnaît que « les contrats ne doivent pas être un instrument d’asservissement » et appelle les industriels à revoir leur copie.

Une clause « anti-grève »

La grève du lait de 2009 n’a visiblement pas plu aux industriels, et en particulier à Lactalis qui impose aux producteurs une livraison régulière et sans interruption.

« Au vu des motifs de rupture de contrat anticipée, ce contrat se transforme en outil de répression syndicale », dénonce Patrick Besnard de la Confédération Paysanne Bretagne. Les blocages de sites ou de camions font également l’objet d’une clause dans le contrat proposé.

Difficile de ne pas établir de lien avec l’assignation « à titre personnel » de Philippe Marquet par Lactalis pour son action de blocage. « Cette assignation est une atteinte directe au syndicalisme, dont les formes de lutte sont fondamentalement collectives et non individuelles », souligne la Confédération paysanne Rhône-Alpes. Avec l’arrivée des contrats individuels, les procès de ce type pourraient se multiplier dans les années à venir, laissant le producteur laitier seul face à sa coopérative.

David contre Goliath

« Pour faire signer des contrats, les industriels vont voir paysan après paysan, dénonce Laurent Pinatel, de la Confédération paysanne de la Loire. Ils profitent de la solitude dans les campagnes et du moindre niveau d’information. » Un décret créant « des organisations de producteurs », permettant aux paysans de mieux se défendre en négociant collectivement avec l’industrie laitière, n’est prévu que pour la fin de l’année 2011. Résultat : les syndicats appellent à ne rien signer pour l’instant. Et s’organisent.

« Lactalis veut des contrats individuels, nous, nous voulons des contrats collectifs pour éviter que le paysan se retrouve broyé par un mastodonte », explique Philippe Marquet. Aux côtés de l’Association des producteurs laitiers indépendants (APLI) et de la Coordination rurale, la Confédération paysanne travaille actuellement sur un contrat-type plus favorable au producteur et qui pourrait être présenté en juin.

Rester debout

À la veille du procès contre Lactalis, Philippe Marquet reste confiant. Il sait que ce sera dur. Lactalis a décidé de l’assigner au civil, et non au pénal – où le fond aurait été traité –, pour ne pas prendre de risque. Dans un procès pénal, « le système d’exploitation des paysans par Lactalis aurait été démontré et analysé ». Quelle que soit l’issue de ce procès, Philippe assure qu’il restera « debout », face à des acteurs de la filière laitière qui multiplient les procédures pour mieux bâillonner les producteurs. Des centaines d’élus ont signé la pétition de soutien et seront présents à une journée d’action le 1er juin à Saint-Étienne. « Ce procès ne concerne pas que les paysans, rappelle la Confédération paysanne. Et ceux-ci ont besoin du soutien de la société civile. »

Sophie Chapelle