Ma vie au travail

« Au cœur de l’incident » : le récit d’un conducteur de TGV au secours d’une rame en détresse

Ma vie au travail

par Antoine L.

Le 4 juin, une panne électrique touche un TGV reliant Paris à Perpignan. Le train va se retrouver immobilisé pendant six heures dans un tunnel de la région parisienne, suscitant un certain nombre d’interrogations. Un formateur à la conduite des trains de la SNCF a décidé de prendre la parole pour raconter l’envers du décor : « Parmi tous ceux qui sont intervenus de près ou de loin sur cet incident, je n’ai vu que des gens impliqués, déterminés avec pour seule et unique volonté : se sortir de cette situation compliquée en toute sécurité. »

Texte et photos initialement publiés sur le compte twitter de l’auteur, Voie Libre SNCF. Nous les republions avec son autorisation.

Vous avez sans doute entendu parler d’un TGV pour Perpignan bloqué six heures dans un tunnel à la sortie de Paris. Six heures, ce n’est pas acceptable, mais ce n’est pas si simple que ça ! Étant intervenu pour secourir la rame en détresse, retour au cœur de l’incident.

Acte I : Jusqu’ici tout va bien

Il est 10h07 quand le TGV 9713 pour Barcelone part de la Gare de Lyon. Il a à son bord 660 personnes. A 10h17 le conducteur rentre sur la LGV. Au même moment : incident d’alimentation électrique. Plus d’électricité dans la caténaire.

Comme le prévoient les procédures de sécurité dans un tel cas, le conducteur doit s’arrêter d’urgence. Sauf que... l’entrée de la ligne à grande vitesse Paris Sud-est est située dans un tunnel qui permet de passer sous la commune de Limeil Brévannes (91). Ce tunnel en forme de cuvette possède une rampe de 35 pour mille. Ça ne paraît pas grand chose quand on est « lancé » à 160 km/h. Pour deux TGV de 865 tonnes arrêtés, c’est l’Everest. Et le TGV est arrêté en plein milieu du tunnel... dans la rampe. Bref, l’endroit le plus défavorable lors d’ un incident. Six autres TGV sont également arrêtés en pleine voie suite à cette coupure de courant.

Sur un train, tout fonctionne à l’air et l’électricité. Les freins, les suspensions, les WC mais pas que. Plus d’électricité dans la caténaire = arrêt de la production de la basse tension : éclairage, chargeurs de vos téléphones portables, mais également arrêt des compresseurs des motrices, donc plus d’air. Pas de panique ! Des batteries prennent le relais pour garantir un minimum d’éclairage dans la rame le temps de retrouver une alimentation électrique. Mais elles ne peuvent tenir qu’une vingtaine de minutes.

Acte II : #SafetyFirst

Les procédures de sécurité sont elles aussi adaptées et prévoient, dans le cas d’un défaut d’alimentation électrique avec un train arrêté en pleine voie, de caler la rame pour garantir son immobilisation. Revenons à notre TGV sans électricité, dans un tunnel, en rampe... Le conducteur voyant qu’il n’y avait toujours pas d’électricité a procédé au calage de la rame avec des cales dites « anti dérives ».

Deux TGV c’est 400 mètres, 865 tonnes. Il faut donc douze cales pour immobiliser les deux rames. Cette procédure prend une vingtaine de minutes. Il faut caler roue par roue. Au bout d’une demie heure, la fée électricité refait son apparition. Pendant ce temps, c’est l’effervescence au PAR (poste d’aiguillage et de régulation) qui gère le trafic des TGV jusqu’à Lyon ainsi que le barreau interconnexion. Il faut autoriser les différents TGV arrêtés en pleine voie à repartir en toute sécurité.

Acte III : Naissance d’une crise

Un malheur n’arrivant jamais seul, si les autres TGV bloqués par l’incident ont pu repartir, notre TGV 9713 lui n’a pas pu se remettre en marche. Et pour cause, la rame de tête s’est mise en sécurité. Impossible de remettre la rame en service. Tout de suite, le conducteur en accord avec le poste d’aiguillage et de régulation (notre tour de contrôle) tente de repartir dans l’autre sens (vers Paris) avec la rame « saine ». Il faut au préalable retirer les cales mises précédemment lors de la panne d’électricité.

Comble de malchance, impossible de retirer les douze cales qui maintenaient le TGV immobilisé dans la rampe. En effet, les roues du TGV sont venues « se mettre en place sur les cales » et chacune se maintient. Le poids du train appuie sur les cales, les cales bloquent les roues. CQFD. Dans ces moments là, le conducteur est seul au monde. Quand tout va bien, tout le monde s’en moque, quand ça va mal tout le monde attend de lui un miracle. Et retirer douze cales à la main sur deux rames de 865 tonnes arrêtées en rampe de 35 pour mille, ça relève du miracle.

Grâce à l’intervention du conducteur aidé du Pôle d’appui conduite (sorte de hot line composée de conducteurs chevronnés), l’éclairage et la climatisation peuvent être remis dans la rame hors service. A ce moment précis, deux heures se sont écoulées depuis l’arrêt. 2h c’est déjà interminable. Alors dans un tunnel.... Deux salles de crise sont ouvertes. La première au national, la seconde régionale qui avise les astreintes et les coordonne sur le terrain.

Acte IV : À chaque solution son problème

Votre serviteur est désigné pour porter secours à la rame en détresse. Plusieurs solutions s’offrent à nous. Solution numéro un : venir pousser légèrement la rame en détresse avec les locomotives diesels de secours pour retirer les cales.

Solution numéro deux : venir avec deux rames TGV juste derrière les deux rames arrêtées pour pousser les rames en détresse et retirer les cales. Problème, les TGV sont arrêtés non loin de la section de séparation électrique. Il y a une incertitude sur l’espace suffisant.

Solution numéro trois : venir avec une seule rame TGV pour pousser. Solution 3bis : transborder les clients et les faire sortir du tunnel.

Acte V : Quels sont les ordres mon général ?

Les différents responsables de crise décident d’opter pour la solution numéro trois. Je pars donc avec une rame TGV que mes collègues de l’escale de Gare de Lyon avaient ravitaillée en plateaux repas. Vingt minutes plus tard et après avoir respecté les procédures de sécurité, j’arrive derrière les deux rames TGV en détresse. Deux collègues cadres traction sont venus me porter assistance. Je retrouve le conducteur titulaire soulagé de nous voir arriver. Quelques minutes plus tard, nous sommes rejoints par mes collègues de la voie SNCF Réseau, ainsi que des agents de la Suge, notre police ferroviaire.

Acte VI : À nous de jouer !

Ma rame de secours est donc positionnée derrière les deux TGV en détresse. La manœuvre consiste à m’atteler sur les deux rames en détresse et à les pousser d’une trentaine de centimètres pour dégager ces maudites cales.

Acte VII : Quand les éléments se déchaînent

Il me faut maintenant faire un démarrage en rampe et réussir à déplacer les rames TGV. Le convoi ainsi formé de trois rames mesure 600 mètres pour 1255 tonnes. Une plume...

Je mets de côté le téléphone qui sonne dans tous les sens... Nous sommes tous concentrés, la tension est palpable. Mais c’est notre job et nous l’aimons aussi pour ça. Il y a 600 personnes bloquées et il faut tout faire pour les sortir de là.

Le manipulateur de traction est placé sur la plage traction, sélecteur de puissance sur l’effort maximal, les ventilateurs résonnent dans le tunnel, les freins sont desserrés. Pendant de longues secondes, rien ne bouge. Sorte de vol en stationnaire sur rail. Puis, la rame se met à bouger, tout doucement. Trop doucement. Nous parvenons à retirer les sept premières cales sous l’œil des passagers qui nous regardent nous agiter.

Acte VIII : Quand le sort s’acharne

Il nous reste à retirer les cales de la deuxième rame en détresse avant de pouvoir repartir. Problème, si la première rame a bougé, la seconde n’a pas bougé et les cales sont toujours coincées. Nous tentons le tout pour le tout. Malheureusement rien n’y fait. En salle de crise nationale, décision est prise d’évacuer la rame côté Paris, de transborder les passagers de la rame en détresse dans les deux rames côté Paris, abandonner la rame HS et repartir avec les deux rames saines vers Paris.

Tout le monde prête main forte à nos passagers. Du conducteur aux agents de la voie, en passant par la Suge et les pompiers, nous réussissons à transborder 300 personnes (personnes âgées, personnes en fauteuil roulant, enfants, poussettes, bagages) dans un tunnel en 45 minutes. Heureusement, le transbordement se passe bien, nous en profitons pour expliquer aux passagers les raisons de leur calvaire et leur assurons que nous ferons tout pour repartir le plus vite possible.

Acte IX : Dénouement final

Tout le monde est désormais installé, les pompiers sortent du tunnel accompagnés des collègues de la voie. Après échange et autorisation du poste d’aiguillage de la ligne à grande vitesse, je suis autorisé à repartir en direction de la Gare de Lyon. J’immobilise les deux rames à 17h00 au butoir de la Gare de Lyon. Les passagers désirant reporter leur voyage descendent et sont pris en charge par les équipes de l’escale.

Un collègue conducteur de réserve reprend les deux rames pour repartir sur Perpignan. Je quitte ma rame et part débriefer de l’incident avec les différents responsables de l’incident. Fin de l’histoire.

Acte X : Morale

Si les médias se sont un peu fait écho de cet incident, je voulais vous faire part d’une autre réalité. Nous aurions TOUS voulu que cet incident se termine en quelques heures. Il y aura toujours des gens bien intentionnés pour s’indigner, pour s’offusquer, pour exiger des explications. Il y a des arbitrages qui ont été pris. Ils sont discutables peut être, perfectibles sans doute. Mais il fallait agir. Nous pouvons tous nous améliorer. Mais parmi tous ceux qui sont intervenus de près ou de loin sur cet incident, je n’ai vu que des gens impliqués, déterminés avec pour seule et unique volonté : se sortir de cette situation compliquée en toute sécurité.

En ce qui me concerne je suis intervenu sur demande du directeur régional de crise sans même être d’astreinte. Deux collègues m’ont accompagné sans être d’astreinte eux non plus. Nous sommes partis sans savoir vraiment à quelle heure tout cela aller se terminer. Mais sommes partis parce que pour nous comme pour d’autres, il n’était pas concevable de laisser 600 personnes dans un tunnel. Notre place était avant tout là bas. Cela aurait pu durer trois heures de plus, nous serions restés. Pas d’acte héroïque. Juste une conscience professionnelle.

Je suis certain que des tas de collègues auraient agi de la même façon s’ils avaient été à ma place. Alors si en regardant le journal, ou en parcourant Twitter vous vous êtes étonnés qu’on puisse laisser un TGV six heures en panne, j’espère juste qu’en lisant ces quelques lignes, vous avez pu percevoir la complexité d’un système tel que le ferroviaire. Parce qu’un train ne sera jamais une voiture qu’on gare sur le bas côté. Vos vies sont entre nos mains, et elles valent plus que tout le reste.

Antoine L., responsable d’une équipe de conducteurs TGV Gare de Lyon, ancien conducteur.