Crise

Au lieu de sauver le capitalisme, il est urgent d’inventer une autre économie

Crise

par Benoît Borrits

Pour répondre à la crise économique, les gouvernements vont injecter de l’argent, beaucoup d’argent. Mais faut-il vraiment porter secours à l’économie capitaliste, interroge Benoît Borrits, animateur de l’association Autogestion.

La crise sanitaire a imposé le confinement de la population qui induit une chute spectaculaire de la production. Les États multiplient les mesures de soutien aux entreprises pour éviter les faillites en cascade. Pour quelle finalité ? Relancer le capitalisme ou mettre en place une démocratie économique qui nous permettra de sauver la planète ?

Les calculettes des économistes sont en ébullition. La Deutsche Bank prévoit une baisse du PIB réel au deuxième trimestre de 24 % (taux annualisé ajusté des variations saisonnières) dans la zone euro dont 28 % en Allemagne. En Chine, cette même banque estime que la baisse sans précédent de l’activité en janvier-février devrait mener à une chute du PIB du premier trimestre de 5 % en glissement annuel (-9 % entre deux trimestres) [1].

Quelle économie nos gouvernements tentent-ils de sauver ?

« Sauver l’économie » : tel le mot d’ordre des gouvernements et organismes financiers internationaux. En France, le gouvernement a mis sur la table 45 milliards de soutien à la trésorerie des entreprises : suspension de 21 milliards de cotisations sociales, 12 milliards de report d’impôts sur les sociétés, 8 milliards de chômage partiel pour deux mois, 2 milliards pour les arrêts de travail, 1 milliard de taxe sur les salaires et 1 milliard pour le fonds de solidarité pour les indépendants. Par ailleurs, afin que les banques puissent accorder des crédits de trésorerie aux entreprises, l’État garantit les prêts à hauteur de 90 % pour un montant de 300 milliards d’euros. Enfin, devant la faillite évidente de certains secteurs économiques – immédiatement, les compagnies aériennes mais peut-être demain des banques ou des constructeurs automobiles – l’État laisse ouverte la possibilité de devenir majoritaire dans ces entreprises en les recapitalisant à bon compte car elles ne valent plus grand-chose.

Pour financer ces dépenses, l’État va devoir se financer sur les marchés. Et ceux-ci ne prêtaient déjà plus aux conditions d’hier. Alors que le taux de l’emprunt français à dix ans était négatif, d’environ - 0,5 %, le voici qui est repassé positif à 0,21 %. Le taux italien est brusquement monté de 1 % à 2,25 %. C’est pour éviter de retomber dans les pattes des marchés financiers et contenir les taux d’intérêt que la Banque centrale européenne achète massivement les emprunts des États de la zone euro. Dans la nuit du 18 au 19 mars, elle a rajouté 750 milliards aux 300 milliards déjà alloués, soit un total de 1050 milliards d’euros.

Tout est mis en place pour qu’à l’issue de cette crise sanitaire, l’économie reparte comme avant, avec son lot de pollution, ses émissions incontrôlables de gaz à effet de serre, le mal-être généralisé de la population partagée entre stress permanent dans un travail dont nous ne comprenons pas toujours les finalités et l’angoisse du chômage et de la précarité. Le tout masqué sous les chiffres mirifiques d’une croissance retrouvée.

Et si nous refusions ce scénario ?

Et si nous refusions cette course à toujours plus de consommation ? Moins de consommation, c’est globalement moins de travail et plus de temps libre pour s’occuper de soi et des autres. Si nous contrôlions désormais les entreprises, elles pourraient cesser la pratique de l’obsolescence programmée, cette pratique qui consiste à produire des équipements non durables pour nous obliger à en racheter au plus vite. Et si nous partagions entre nous des équipements que nous n’utilisons que de temps en temps ?

Ne serait-il pas temps de penser la constitution d’un service public européen du transport longue distance qui combinerait trains, avions et bateaux dans une logique tarifaire qui correspond à nos enjeux climatiques ? Subventions pour le train et les bateaux, forte dissuasion tarifaire pour l’avion ou absence de vol pour les destinations courtes ? Il existe bien d’autres exemples de ce que nous pourrions faire pour imaginer une société plus respectueuse de l’environnement.

Les gouvernements au service du capitalisme

Mais cela suppose de rompre définitivement avec le capitalisme, cette économie dans laquelle les sociétés de capitaux sont hégémoniques. Il s’agit d’entreprises qui ont été initiées par des individus qui ont apporté des capitaux dans l’espoir d’en gagner plus. Comme ils les ont apportés sans garantie de rémunération contractuelle, ils bénéficient à ce titre de l’exclusivité de commandement sur l’entreprise. On nous parle de démocratie, mais dès qu’un.e salarié.e franchit les portes de l’entreprise, il n’a alors plus son mot à dire et doit obéir à une direction qu’il n’a jamais choisie.

Il en est de même des usagers et consommateurs qui n’ont aucun droit de regard sur la façon dont sont produits les biens et services qu’ils achètent. La transition écologique de nos économies impose des transferts massifs d’emplois sur fond de diminution du temps de travail avec pour objectif de fournir à toutes et à tous un emploi stable et correctement rémunéré : une impossibilité dans nos économies capitalistes contemporaines.

La société de capitaux contre l’entreprise

Si on détaille les mesures annoncées par Macron face à la crise provoquée par la pandémie, presque toutes sont au service du maintien des sociétés de capitaux. Commençons par le report pouvant ouvrir à l’exonération des cotisations sociales pour 21 milliards d’euros. Soyons clair, ces cotisations sociales sont du salaire. Du salaire qui sera versé au salarié lorsqu’il en aura besoin (congé maladie, retraite, chômage…) mais aussi celui des personnels de la santé publique. Lorsqu’une société de capitaux ne verse pas ses cotisations sociales, ses actionnaires ont failli à leurs obligations. Si pour éviter les faillites, l’État les exonère, ceci signifie tout simplement que l’État, donc au final l’ensemble des citoyen.nes, payent pour le maintien au pouvoir de ces actionnaires.

Il en sera de même pour le chômage partiel (8 milliards d’euros) dont seule une petite partie est prise en charge par l’Unédic. À cet égard, les syndicats sont totalement fondés à réclamer à l’égard des sociétés de capitaux une compensation à 100 % du salaire en cas de chômage technique. Une chose reste certaine : lorsque ces sociétés de capitaux sont dans l’incapacité de payer les salaires et les cotisations sociales, c’est qu’elles ont failli, c’est que les actionnaires n’ont plus aucune légitimité pour diriger l’entreprise. Si demain, une partie de ces reports se transformeront en annulation – et nous n’en connaissons pas à ce jour l’ampleur – ce sont alors l’ensemble des citoyen.nes et contribuables qui paieront pour maintenir en place ces actionnaires et derrière cela, une économie tournée non pas vers les besoins humains mais vers la valorisation du capital.

Lorsque les gouvernements parlent d’économie, ils en parlent comme s’il n’en existait qu’une seule. Or c’est bien l’économie actuelle – capitaliste – qu’ils cherchent à protéger. Une entreprise, c’est avant toute chose un collectif de travailleur.ses qui, ensemble et de façon coordonnée, réalisent une production. La société de capitaux est une forme juridique d’entreprise dans laquelle des actionnaires ou associés apportent un capital dans le but de le valoriser et, en contrepartie de cet apport, dirigent l’entreprise. Les travailleur.ses de l’entreprise sont alors en position subordonnée, ils doivent obéir aux ordres d’une direction nommée par les actionnaires.

Une entreprise réalise une valeur ajoutée : schématiquement, c’est la valeur qui est réalisée par les salarié.es de l’entreprise qui correspond aux ventes (ou à la valeur de la production) moins les achats et l’usure des équipements de l’entreprise ; c’est la valeur que les salarié.es « ajoutent » par leur travail à ces achats et à l’usure des équipements.

Sur le fond, la faillite d’une société de capitaux ne doit donc nullement signifier la fin de l’entreprise et c’est exactement ce qu’il nous faut changer aujourd’hui.

Une autre économie est urgente

Il y a, dès lors, une autre approche que celle du gouvernement. Une approche qui consiste à transformer les entreprises de sociétés de capitaux en unités de production autogérées.

Toutes les entreprises ne sont pas égales face à la crise. Si les compagnies aériennes et les constructeurs automobiles, entre autres, souffrent totalement de la situation, il n’en est pas de même des Amazon ou des Big pharma. Il est surréaliste que ces dernières aient le droit de suspendre le paiement des cotisations sociales. Au contraire, il aurait fallu mettre en place un système de péréquation entre entreprises des flux de trésorerie : que les entreprises à forte valeur ajoutée par salarié.e transfèrent des liquidités à celles qui souffrent de façon à permettre à ces dernières le paiement des salaires et cotisations sociales. Dans un contexte de baisse généralisée de la production avec partage des flux de trésorerie entre les entreprises en fonction du nombre de travailleur.ses, ceci pourrait avoir comme effet de mettre en défaut plus de sociétés de capitaux, voire la totalité. N’est-ce pas la définition même d’une sortie du capitalisme ? N’est-ce pas ce dont on a besoin aujourd’hui pour sauver la planète ?

Mais la faillite des sociétés de capitaux ne doit pas signifier la fin l’entreprise pourvu que l’on change de cadre juridique et que celle-ci, en tant que collectif de travailleur.ses, soit reconnue juridiquement pour prendre la suite de la société de capitaux.

L’existence même du mouvement des Scop [sociétés coopératives et participatives] nous montre que, loin d’être un handicap, une gestion par les salarié.es est un atout. Ce que les Scop affirment fièrement dans leur slogan « la démocratie nous réussit ». Et pourquoi cela ne serait pas praticable dans de grandes sociétés ?

Il s’agit bien ici de sauver l’économie, une économie démocratique dans laquelle usagers et salarié.es définiront ensemble ce qu’il faut produire, et non plus une économie capitaliste dont le profit est l’aiguillon de l’orientation de celle-ci avec tous les ravages sociaux et écologiques qu’elle a produits. En proclamant l’avènement de l’entreprise démocratique en lieu et place de la société de capitaux, nous évitons justement les faillites : il est important que les échanges commerciaux entre entreprises et entre consommateurs et entreprises se maintiennent.

Il est urgent dans les prochaines semaines d’élaborer sur cette économie alternative, ne serait-ce que si demain, à la sortie du confinement, un vaste mouvement social s’exprime contre les politiques menées dans le passé, ce qui est tout sauf une hypothèse hasardeuse. C’est dans les grandes secousses de l’histoire que les changements deviennent possibles et il nous faut être prêts.

Benoît Borrits

Benoît Borrits, concepteur du site economie.org, anime l’association Autogestion. Il est l’auteur de Coopératives contre capitalisme (Syllepse, 2015), de Travailler autrement : les coopératives (Édtions du Détour, 2017), dAu-delà de la propriété : pour une économie des communs (La Découverte, 2018) et de Virer les actionnaires, Pourquoi et comment s’en passer ? (Syllepse, 2020).

La version intégrale du texte est à lire ici sur le blog de Benoît Borrits.

Photo : © Jean de Peña / Collectif à-vif(s)

Notes

[1Voir cet article des Échos.