Tribune

L’OMS est le seul acteur de la santé globale qui a joué un rôle important, mais sa réforme est nécessaire

Malgré ses défauts, l’Organisation mondiale de la santé a montré qu’elle était indispensable, alors que les nouveaux acteurs privés de la « santé globale », comme la fondation Bill et Melinda Gates, sont demeurés « muets » face au covid-19. Mais les menaces de Donald Trump fragilisent l’institution. Tribune.

Le 15 avril dernier, Donald Trump annonçait suspendre la contribution des États-Unis au budget de l’OMS en attendant que son gouvernement enquête sur l’attitude de l’organisation vis-à-vis de la Chine. En version Tweet, le message était plus clair : si l’OMS n’avait pas couvert les silences et dénis de la Chine, l’administration Trump n’aurait pas aujourd’hui à faire face à une double catastrophe sanitaire et économique, et à une crise majeure de leadership. La plupart des commentateurs européens ont pris cet épisode pour ce qu’il est : la quête d’un bouc émissaire et la poursuite d’une offensive de long terme contre les Nations Unies en particulier, et contre le multilatéralisme en général.

Une longue tradition d’hostilité américaine

Trump s’inscrit dans une longue tradition d’hostilité américaine. Depuis sa création, et même lorsqu’ils estimaient que dominer le dispositif onusien était indispensable à la bonne gestion de la guerre froide, les États-Unis ont toujours considéré l’OMS – plus encore que toute autre organisation des Nations Unies – comme une institution bureaucratique et inutile. En 1946, arguant d’une expérience satisfaisante avec l’Organisation Pan Américaine de la Santé, les États-Unis plaidaient « non » pour la création d’une agence de l’ONU, défendant des coordinations régionales et l’extension des programmes d’aide bilatérale. Leur ralliement au projet d’OMS s’est fait à contrecœur. La politique sanitaire internationale de Washington, tout au long des années 50 à 70, a privilégié la construction d’alliances ad hoc avec l’Unicef, l’OMS, la Banque mondiale ou le Pnud (Programme des Nations Unies pour le développement).

La décolonisation, l’adhésion des nouveaux États-nations issus des indépendances et les transformations de l’OMS qui en ont résulté n’ont fait que renforcer ces réserves. La démocratie des États, qui est la norme de l’Assemblée mondiale de la santé, veut en effet que les choix d’orientation et les investissements budgétaires de l’organisation soient décidés selon le principe « un pays, une voix » alors que les contributions au financement de l’institution se font en proportion du PIB. De loin le premier contributeur, les États-Unis ont toujours jugé que leur influence n’était pas à la hauteur de leur apport.

Le pari d’une médecine plus sociale rejeté par Ronald Reagan

Pire, dans les années 70, l’OMS, sous la direction du danois Halfdan Mahler, se fait la porte-parole du « Tiers monde » avec l’adoption, en 1978, d’une stratégie dite des soins de santé primaire, participant largement de la revendication d’un nouvel ordre économique mondial et d’une révision des politiques d’aide au développement. Nombre des grands programmes conçus au Nord se sont révélés inadéquats et peu efficaces, du fait de leurs limites opérationnelles (la résistance des moustiques au DDT dans le cas des programmes malaria), ou de leur caractère socialement inacceptable (comme dans le cas des politiques de stérilisation pour le contrôle des naissances). L’OMS fait alors le pari d’une médecine plus sociale que technique.

Une stratégie « horizontale », en quelque sorte, qui consiste alors à revendiquer un droit à la santé en général, à lier intervention sanitaire et développement, à réduire le rôle des transferts de technologies de pointe au profit des ressources locales et à accorder la priorité aux populations rurales, aux centres de soins de proximité et à l’implication des « communautés ». Contrairement à ce que suggérait le slogan officiel de l’OMS, « la santé pour tous en 2000 », l’ordre du jour n’était pas « toute la santé, pour tous » mais une stricte priorisation des besoins dits « de base », en l’occurrence : la lutte contre les maladies infectieuses, et la santé maternelle et infantile.

L’arrivée à la Présidence de Ronald Reagan a marqué le début d’une offensive en règle contre cette stratégie. Le point d’orgue en est (déjà) la suspension, au milieu des années 80, de la contribution budgétaire des États-Unis, en représailles au soutien que l’OMS accordait à la priorisation, par et pour les pays du Sud, des médicaments génériques avec l’adoption de listes de médicaments « essentiels » et la mise en avant des producteurs locaux. Pour les États-Unis – et en cela ils partageaient le point de vue de la fédération des syndicats de la grande industrie pharmaceutique – la notion même de médicaments « essentiels » pose un problème puisqu’elle implique de relativiser, dans une perspective de santé publique, l’utilité des médicaments les plus récents et les plus coûteux car encore sous brevet.

L’analyse coût-efficacité comme nouvelle boussole

L’épisode a laissé des traces profondes : les États-Unis, soutenus par une partie des Européens, ont obtenu, en échange de leur retour à la table des financements, une refonte de la gouvernance de l’OMS. Celle-ci privilégie un fonctionnement par projet échappant au contrôle de l’Assemblée mondiale de la santé. Ce fonctionnement représente aujourd’hui encore l’essentiel des moyens de l’organisation : des programmes « verticaux » ciblant un objectif unique (comme la vaccination ou la santé maternelle), reposant sur un registre d’intervention limité, et pilotés par les partenariats qui les financent.

Il serait simpliste de faire de ces tensions avec les États-Unis la source de tous les maux et échecs de l’OMS. Si la stratégie des soins de santé primaire est devenue de plus en plus difficile à soutenir dans les années 80 et 90, c’est moins du fait de la seule offensive américaine que de sa conjonction avec l’épidémie de VIH/sida et, surtout, avec l’affaiblissement des « pays à revenu faible et moyen », pris dans la spirale des crises de la dette et des programmes d’ajustement structurel. Surfant sur ces événements, les nouveaux acteurs de ce qui allait désormais s’appeler la santé dite « globale », de la Fondation Bill & Melinda Gates à la Banque mondiale en passant par le Fonds mondial de lutte contre le Sida, la tuberculose et le paludisme, ont très largement repris à leur compte les critiques du fonctionnement de l’OMS et des bureaucraties sanitaires nationales. Faisant du programme « vertical » leur instrument privilégié, ils l’ont associé à un gouvernement par l’audit et l’évaluation de performance médico-économique, idéalement définie par les analyses coût/efficacité.

« L’innovation biotechnologique comme horizon » de la Fondation Gates ou de la Banque mondiale

L’OMS s’est adaptée à cette nouvelle santé globale. Mais, parce que son mandat n’a jamais été celui d’une agence opérationnelle, ses marges de manœuvre étaient limitées. Depuis sa création, son rôle a davantage été celui d’une agence productrice d’expertise, de régulation et de recommandations au profit des États membres que celui d’un centre organisateur de programmes, pourvoyeur de ressources matérielles et financières. Cela a été sa force quand un certain consensus a permis de faire converger les interventions, comme dans le cas des campagnes vaccinales. C’est aussi sa grande faiblesse lorsqu’il s’agit, au contraire, d’infléchir les agendas. Ce que démontre, depuis vingt ans, l’incapacité à traduire en programmes les données et les discours sur la nouvelle transition épidémiologique, autrement dit sur l’impact dramatique des maladies chroniques (de l’obésité et du diabète aux pathologies mentales) en Afrique, Asie et Amérique Latine.

C’est donc sans surprise que l’on retrouve, au cœur de la gestion de la pandémie de Covid-19 par l’OMS, la même conjonction d’inadéquation et de nécessité. Depuis le début de la crise, l’OMS est la seule institution de la santé globale qui ait joué un rôle important. Les autres acteurs du champ sont d’abord restés muets puis, à partir de mars, ont considéré, tels la Fondation Gates ou la Banque mondiale, que les priorités restaient les mêmes : l’Afrique comme principale zone à risque et l’innovation biotechnologique comme horizon.

Endiguement du Covid-19 : faiblesse de l’OMS, responsabilité des États

Or, la lutte contre le Covid-19 prend à rebours nombre des évidences de la gouvernance sanitaire globale : l’expertise concernant les réponses n’est plus seulement localisée en Europe et en Amérique du Nord ; les stratégies d’endiguement de la pandémie supposent la mise en œuvre à grande échelle d’interventions médico-sociales, conditionnée par la qualité d’infrastructures (personnels et hôpitaux) qui sont hors champ des programmes verticaux ; enfin, les interventions reposent de façon quasi-exclusive sur les initiatives des États et de leurs administrations de santé publique.

À partir de la fin janvier, les recommandations techniques et politiques produites à marche forcée par l’OMS ont pris acte de ces trois éléments. L’organisation a également fait preuve d’autonomie par rapport à l’expérience chinoise en mettant l’accent sur la stratégie « tester, tracer, isoler » comme principal horizon pour tenter d’éviter les mesures de confinement généralisé. Que les États, de l’Europe aux États-Unis, n’en aient pendant longtemps pas tenu compte (de sorte que le confinement, partout et pour tous, est devenu inévitable) renvoie certes à la faiblesse de l’OMS mais relève bien, d’abord, de leur responsabilité.

Réinvestir l’OMS

Ce double constat – l’OMS répond mal pas à ses fonctions, alors qu’une organisation politique mondiale de la santé est indispensable – devrait déboucher sur un agenda de réforme concernant aussi bien les financements (avec, par exemple, moins de partenariats à géométries et durées variables et plus de contributions générales) que les objectifs (les urgences sanitaires communes ne se réduisent pas aux épidémies et aux problèmes de biosécurité) et la gouvernance (incluant d’autres acteurs et formes de représentation que la démocratie des États-nations).

En attendant que la conjoncture ouvre la voie à une réinvention de la santé globale, on est au moins en droit d’espérer que les membres de l’Union Européenne tirent quelques leçons de leurs manquements propres ainsi que de l’absence de coordination entre eux pour, dans tous les sens du terme, réinvestir cette même OMS. À défaut, il faudra cesser de se plaindre du fait que la Chine, première puissance économique mondiale et second contributeur de l’OMS, y joue sa partition en solo.

Jean-Paul Gaudillière est directeur de recherche à l’Inserm et directeur d’études à l’EHESS. Christoph Gradmann est historien de la médecine, professeur à l’université d’Oslo.

Image : OMS