Union européenne

Bolkestein, le retour ?

Union européenne

par Pierre Khalfa

La directive Bolkestein avait emballé le débat sur le Traité constitutionnel européen. C’était il y a cinq ans. La mise en concurrence de l’ensemble des activités de services au sein de l’Union européenne, et le dumping social et salarial qui en découlent, sont toujours d’actualité. Pierre Khalfa, syndicaliste à Solidaires et membre d’Attac, craint qu’un « nouveau pas soit franchi dans la régression sociale ».

La directive relative aux services dans le marché intérieur, dite « Bolkestein », du nom de l’ancien Commissaire chargé du marché intérieur, s’était invitée au moment du débat sur le Traité constitutionnel européen (TCE). Emblématique de la vision libérale de la construction européenne, son objectif était « d’établir un cadre juridique qui supprime les obstacles à la liberté d’établissement des prestataires de services et à la libre circulation des services entre les Etats membres ». La victoire du non au TCE et les mobilisations citoyennes qui s’en sont suivies ont abouti à des modifications substantielles de ce texte lors du débat au Parlement européen en février 2006.

« Accroître la concurrence entre les Etats européens »

L’un des aspects les plus négatifs de la directive a ainsi disparu : le principe du pays d’origine (PPO). En imposant qu’un prestataire de services soit soumis à la loi du pays où il est établi et non plus à la loi du pays où il réside, le PPO apparaissait comme une incitation légale aux délocalisations vers les pays de l’Union où règnent les moins-disants sociaux, fiscaux et environnementaux et où la protection des consommateurs est moindre. De plus, les « services sociaux d’intérêt général » (SSIG), les « services d’intérêt général » (SIG) [1] et le droit du travail ont été exclus du champ d’application de la directive. Ces modifications ne changent cependant pas le sens profond de cette directive dont l’objectif ne vise pas à harmoniser des conditions de prestations des services à l’échelle européenne –qui représentent près de 70 % du PIB européen - mais au contraire à accroître la concurrence entre les Etats européens.

Sa transposition dans le droit français s’est faite dans la plus grande discrétion et sans passer par une loi cadre. Les explications contenues dans un rapport du sénateur UMP Jean Bizet au mois de juin 2009 ne manquent pas de saveur : « Une loi-cadre de transposition pourrait en effet servir d’“épouvantail” à tous ceux qui seraient tentés d’instrumentaliser un exercice essentiellement technique à des fins électorales. Elle ne doit pas constituer un prétexte à la “cristallisation” des mécontentements de tous ordres, d’autant plus nombreux en période de crise ». Ce qui n’empêche pas le même rapport d’affirmer que « les modalités de transposition des directives posent un problème de contrôle parlementaire et donc de démocratie ». On ne saurait mieux dire !

Dumping social

Au-delà de ces péripéties, il est intéressant de regarder les évolutions du droit européen sur les sujets qui ont été sortis de la directive. Les services publics ne sont pas plus en sécurité. Un arrêt de la Cour de justice [2] indique que « constitue une activité économique toute activité consistant à offrir des biens et des services sur un marché donné ». Avec une telle définition tous les services publics pourraient être soumis aux règles du marché intérieur contenues dans les traités, c’est-à-dire à la libre prestation de services, à la liberté d’établissement et à l’interdiction du financement par les Etats.

Mais le plus inquiétant concerne le droit du travail, ou l’on voit le PPO sorti par la porte, revenir par la fenêtre. Quatre arrêts de la Cour européenne de justice (Viking, Vaxholm, Rüffert, Grand duché du Luxembourg), rendus en quelques mois entre décembre 2007 et juin 2008, redéfinissent les rapports entre le droit européen et le droit national en matière de droit du travail. Ils concernent le sort des salariés « détachés » [3] à qui la Cour refuse l’égalité des droits sociaux avec les salariés du pays d’accueil.

Le droit du travail submergé par le droit des affaires

L’argumentation juridique est particulièrement perverse. Tout d’abord les articles du traité concernant la liberté d’établissement et la liberté de prestations des services « s’étendent également aux réglementations (…) qui visent à régler de façon collective, le travail salarié » [4]. Les droits sociaux sont donc explicitement soumis au droit du commerce. Ensuite le dumping social est explicitement justifié : « Imposer aux prestataires de services établis dans un autre État membre, où les taux de salaire minimal sont inférieurs, une charge économique supplémentaire qui est susceptible de prohiber, de gêner ou de rendre moins attrayante l’exécution de leurs prestations dans l’État membre d’accueil (…) est susceptible de constituer une restriction au sens de l’article 49 CE. » [5] Cet article concerne la libre prestations des services. Enfin, l’action collective des salariés et de leurs organisations syndicales est subordonnée explicitement à la liberté de prestation des services et se voit appliquer le principe de proportionnalité. Ils doivent en effet faire la preuve, en application de ce principe, qu’ils n’entravent pas de façon exagérée les règles du marché intérieur.

De plus, un nouveau règlement intra-communautaire [6], concernant les contrats transfrontaliers, notamment dans les contrats de prestations et d’emplois de services, est entré en vigueur depuis le 17 décembre dernier. Les entreprises ont toute liberté pour choisir quelle loi nationale s’appliquera au contrat conclu et notamment celle « de la résidence principale » de l’entreprise prestataire, autrement dit du pays d’origine. Cette disposition vise d’abord les contrats commerciaux. Or, dans ce règlement, les contrats de travail sont considérés comme des contrats commerciaux, et ce à l’encontre du droit du travail qui a justement sorti les contrats du travail des rapports de gré à gré qui caractérisent les contrats commerciaux. On a là une menace considérable qui pèse sur les droits des salariés.

S’il n’y a aucun déterminisme juridique, les futures évolutions seront avant tout déterminées par la capacité de construire des résistances citoyennes au niveau européen, tous les éléments juridiques se mettent peu à peu en place pour qu’un nouveau pas soit franchi dans la régression sociale.

Pierre Khalfa

Syndicaliste à Solidaires et membre du Conseil scientifique d’Attac

Notes

[1Contrairement aux « services d’intérêt économique général » soumis à la concurrence.

[2(C-180-184/98)

[3On entend par travailleur détaché tout travailleur qui exécute son travail sur le territoire d’un Etat membre de l’Union autre que l’Etat où il travaille habituellement.

[4Arrêt Viking

[5Arrêt Rüffert. Dans l’arrêt concernant le Grand-Duché du Luxembourg, la Cour considère aussi que le contrôle administratif des entreprises étrangères constitue une restriction à la libre prestation des services.

[6CE 593/2008