Journée mondiale de l’alimentation

Fabrice Nicolino : « Tant qu’il y aura des abattoirs, il y aura des champs de bataille »

Journée mondiale de l’alimentation

par Agnès Rousseaux

Inquiétante pour la santé humaine, menaçante pour la diversité des espèces, dangereuse pour le climat, l’industrie de la viande a échoué à résoudre le problème de la faim. C’est ce que démontre le journaliste Fabrice Nicolino dans un essai intitulé Bidoche. Il aurait très bien pu s’intituler « barbaque » ou « charogne »… Les Français mangent en moyenne, chaque année, 92 kg de chair fraîche, congelée ou stérilisée, une carne produite presque exclusivement par l’industrie. Autant dire que les questions soulevées par cette antithèse d’un livre de cuisine nous concernent tous, en tant que consommateurs et citoyens. Attention, l’interview qui suit peut pousser à devenir végétarien.

Photo : Jean Miaille

Quels sont réellement les risques sanitaires concernant la consommation de viande ?

Il faudrait être bien naïf pour croire qu’il n’y a pas d’impact pour l’homme à farcir les animaux d’antibiotiques, d’hormones, de tranquillisants, de stimulateurs d’appétit, de tout ce qui passe dans les mains des industriels. Nous sommes juste derrière dans la chaîne alimentaire. Nous ingérons forcément ce que mange le cheptel, on ramasse tout. Depuis une dizaine d’années, des études de plus en plus nombreuses montrent d’importantes concordances entre la consommation de viande et les maladies, comme l’obésité, le diabète, les maladies cardio-vasculaires, le cancer. L’Institut national du cancer (INCa) a lancé une alerte en février 2009 et a publié des chiffres inquiétants sur les risques liés à la consommation de viande rouge et de charcuterie [1]. Un ensemble de faits s’accumulent. On peut clairement dire aujourd’hui que manger de la viande attire des ennuis de santé.

La plus vaste des études jamais menée sur la nutrition, dirigée par l’éminent nutritionniste T. Colin Campbell, impliquant 500.000 personnes en Chine et aux États-Unis, a montré que le meilleur régime est très largement végétarien. Cela va à l’encontre de ce qui est raconté depuis des décennies, toute cette propagande en faveur de la consommation de la viande. C’est profondément enraciné dans esprit humain : la viande serait bonne pour la santé. C’est surtout un signe extérieur de richesse, le symbole d’un statut social.

Les contrôles sanitaires ne permettent-ils pas de diminuer les risques liés aux manipulations génétiques, à l’injection de substances, à la transformation des animaux en produits industriels ?

Que veut dire « contrôle sanitaire » quand il y a des milliers de points de vente ? Le business fait la loi. Il n’y a qu’à voir comment George Bush, et Reagan avant lui, ont choisi des industriels comme conseillers. Même si les contrôles avaient montré quelque chose, il y aurait eu blocage au niveau politique. Regardez comment Bush a fait peu de cas de l’Agence de protection environnementale (EPA), comment il l’a censuré. L’industrie de la viande est une industrie reine, enracinée dans l’histoire américaine. On ne peut pas espérer la contrôler efficacement aux États-Unis. En France, le nombre de contrôleurs est ridicule, ça n’a aucun sens.

Le problème n’est pas tant le contrôle que la production. Quand on voit qu’on est capable d’entasser jusque 150.000 poulets dans certaines fermes de l’Iowa ! On nie les besoins physiques, physiologiques des animaux. On crée des conditions artificielles : ils sont plongés dans le noir, dopés aux hormones... Cela ne peut que provoquer des catastrophes. Par exemple, ça arrangeait tout le monde de croire que la grippe aviaire était transmise par les oiseaux migrateurs, qui n’appartiennent à personne. On s’est finalement rendu compte que très peu étaient contaminés. La propagation du virus s’est faite selon les lignes commerciales de l’industrie. Quand on voit la pâtée immonde, avec des restes d’animaux, qu’on sert aux volailles, quand on sait qu’un virus peut vivre dans les excréments de poulet pendant 35 jours...

Qu’en est-il des institutions internationales, l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ou l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ?

A chaque fois qu’il y a un problème, les spécialistes liés aux institutions mondiales, FAO ou OMS, cherchent à dédouaner les industriels. Cela ne veut pas dire que l’élevage artisanal est l’idéal, mais il existe depuis des milliers d’années, et il est évident que l’apparition du virus est concomitante de celle de l’élevage industriel. Pour la grippe A, la responsabilité de l’entreprise Smithfield est évidente. Les médecins ont constaté les impacts sanitaires des émanations industrielles porcines de ses usines, dans le village de La Gloria au Mexique. Toutes les conditions étaient réunies pour que l’apparition d’un virus tel que celui de la grippe A se produise. Smithfield est la plus grosse entreprise de transformation de bidoche au monde, en France elle est propriétaire du groupe Aoste et des marques Cochonou et Justin Bridou.

Comment s’est opérée la métamorphose entre des petites unités de production et de distribution, et les conglomérats industriels qu’on voit aujourd’hui ?

Il y a eu une logique de concentration à la sortie de la guerre. Certaines petites coopératives agricoles ont profité du boum de l’alimentation animale. On peut citer l’exemple d’André Studler en Bretagne. Il démarre dans la production avicole vers 1947 et 25 ans plus tard, il emploie un millier de salariés. Il signe un contrat avec l’Institut national de recherche agronomique (INRA), pour fabriquer une poule appelée « Vedette 2 ». Une poule merveilleuse dont les besoins alimentaires sont réduit de 25 %, après sélection génétique. En 1985, la Vedette 2 représente 58 % du marché avicole français...

En parallèle s’opère un processus de fusions et acquisitions dans l’industrie pharmaceutique. Des coopératives se transforment en multinationales, comme InVivo. Cette « coopérative » au chiffre d’affaires de 3,6 milliards d’euros, qui emploie 1.800 salariés (appelés « collaborateurs »), s’occupe à la fois du stockage de céréales dans des silos, de conseils à l’agriculture intensive, de distribution, de nutrition animale, et commercialise aussi plus de 50% des pesticides en France. Récemment, Invivo a en partie racheté l’entreprise brésilienne Cargill. Celle-ci, dans l’illégalité la plus complète, a construit des terminaux portuaires au Brésil pour pouvoir exporter plus facilement des tonnes de soja transgénique, qui sert à l’alimentation du bétail. Quand on sait qu’en 2004, 98 % du chiffre d’affaires de Cargill Foods France a été assuré par Mac Do, on imagine ce qu’on mange quand on va dans ces fast-foods.

Le point majeur, dans cette histoire, c’est que l’agriculture n’est plus l’agriculture. Avant, c’était une activité humaine, largement vivrière, qui répondait aux besoins humains et qui, surtout, était sous contrôle de la société. C’est devenu une agriculture industrielle : il n’y a plus de champ, d’agriculteurs, mais des patrons, des traders, des bourses, des stocks, des usines. Les paysans sont devenus des prolos : on leur refile des poussins d’un jour, avec l’alimentation pour les nourrir, ils les font pousser dans des usines, puis les refilent aux industriels qui les leur ont confiés.

Comment s’est mis en place ce système ? Qui a piloté cette évolution ?

Aujourd’hui, nous sommes face à une crise de surproduction. C’est complètement délirant : on est dans une logique qui ne peut conduire qu’à cela. Personne ne doit échapper à ses responsabilités, nous y compris. Car ce système ne peut naître que par l’adhésion des gens. Au début, il satisfait tout le monde. Bien sûr, les industriels ont un rôle central. Qui a donné cette force aux industriels ? Les consommateurs et les paysans, menés en bateau par la FNSEA. Les consommateurs ne veulent plus payer pour la nourriture. Ils sont hallucinés par la publicité et l’univers marchand. Ils plébiscitent ce qui est le plus dégueulasse, les gens se précipitent à Leader Price. En parallèle, ils acceptent d’acheter tel portable pour leurs rejetons de 10 ans, ou tel écran plasma...

Les paysans se sont fait avoir, mais ils étaient très contents de voir leurs profits augmenter. Le système de cogestion est totalement dépravé : une coalition entre les agronomes, les industriels et le ministère de l’agriculture depuis 65 ans. Les questions sont toujours débattues entre les mêmes, c’est un micro milieu. C’est un système où la société civile n’est pas représentée. Cela se perpétue car il n’y a pas de révolte, pas de contestation. Alors que les industries sont par définition amorales. Elles sont coupables aujourd’hui de crimes contre la vie sur Terre, contre l’homme, contre les écosystèmes.

Il y ait eu un moment d’euphorie, d’unanimité, après la guerre. Les paysans avaient un désir de revanche sociale. Ils ont piloté la révolution agricole pour faire entrer ce secteur dans le progrès. Dans les années 1970, on voit dans un film de l’ORTF combien les paysans sont contents et fiers de leurs résultats. Les chercheurs dressent des cartes du cerveau des vaches pour améliorer la production... Mais à partir de 1980, on dispose d’assez de connaissances pour savoir que le système est devenu une machine folle. Aujourd’hui, on ne peut plus être de bonne foi quand on défend l’élevage industriel.

L’argument principal de ceux qui défendent la production industrielle de viande, c’est qu’il faut nourrir des milliards d’humains. Comment peut-on produire autrement, tout en satisfaisant les besoins en protéines de la population mondiale ?

L’agriculture industrielle a prétendu qu’elle allait nourrir le monde. Elle disait : « vous critiquez, mais c’est la seule manière de nourrir tous les êtres humains ». Elle a échoué lamentablement. Au bout de 60 ans, c’est l’heure du bilan : il y a plus d’un milliard d’affamés chroniques dans le monde. Il n’y en a jamais eu autant. Or, nourrir des bêtes, cela « coûte » en céréales. Il faut 7 à 10 protéines végétales pour produire une protéine animale. C’est un rendement énergétique désastreux. 60 % des terres agricoles du monde servent au pacage des animaux [2]. Il y aura 9 milliards d’humains à nourrir en 2050. Si on continue comme ça, il faudra accepter que 3 ou 4 milliards d’entre eux crèvent la dalle. En étant cynique, on peut imaginer qu’on l’acceptera, vu qu’on le fait déjà pour un milliard d’humains...

La seule voie concevable, c’est de réduire massivement, c’est-à-dire de diviser par trois ou quatre au moins, la consommation de viande. Les terres agricoles ne sont pas extensibles à l’infini. À l’échelle planétaire, il n’y a aucun doute : le système doit exploser. En mai 2007, la FAO a organisé à Rome une première Conférence internationale sur l’agriculture biologique. On reproche souvent à celle-ci de ne pas produire suffisamment, et de ne pas être capable de subvenir aux besoins alimentaires des populations. Pourtant, alors que la FAO est perçue comme l’alliée de l’agriculture industrielle depuis 60 ans, les conclusions [3] de cette conférence sont sans appel : l’agriculture biologique pourrait nourrir totalement la population actuelle de la planète, et ce à un coût écologique bien moindre. C’est un coup de tonnerre inouï. Au point que Jacques Diouf, directeur général de la FAO, a déclaré dans un communiqué de presse en décembre 2007 que la FAO n’est pas engagée « en tant qu’institution » par ces conclusions.

Au-delà du fait qu’elle ne peut subvenir aux besoins alimentaires des humains, l’industrie de la viande pose-t-elle d’autres problèmes ?

L’industrie de la viande est aussi un vrai désastre pour la santé des écosystèmes. Un autre rapport de la FAO publié en 2006, intitulé Livestock’s Long Shadow [4], met en évidence que l’élevage dans le monde contribue à 18 % des gaz à effet de serre anthropiques [5]. Cela veut dire que si on veut traiter efficacement la réduction des émissions de ces gaz, il faut s’attaquer à l’industrie de la bidoche.

Il faut aussi se poser la question du "système concentrationnaire" dans lequel on élève ces animaux. Ils ont pourtant le droit au respect : sans eux, il n’y a pas la civilisation humaine, sans eux, on ne serait pas sortis du Néolithique. Ils sont une source inépuisable de puissance ajoutée. On l’a oublié. Nous sommes des barbares. L’homme n’est pas conscient des dégâts psychiques qu’il s’impose à lui-même et a perdu une partie de son humanité. J’aime cette citation de Tolstoï : « tant qu’il y aura des abattoirs, il y aura des champs de bataille  ». Je pense vraiment qu’il y a un lien entre le sort des animaux et le sort des humains. Il faut des changements dans l’aventure humaine. Mais je ne pense pas que je serais contemporain de ça.

D’où pourrait venir le changement ? Quels sont les mouvements de contestation qui pourraient faire évoluer cette situation ? L’action politique peut-elle avoir un impact selon vous ?

Il y a des questionnements, sur l’écologie, sur la crise du capitalisme, mais pas de mouvement. Et les réponses ne sont pas évidentes. Ce dont je rêve, c’est de l’éclosion d’un mouvement qui s’attaquerait à l’industrie de la viande. On ne peut pas s’entendre avec une machine : on l’arrête, on la détruit, ou bien on se fait écraser. Ce n’est pas vrai qu’il y a un juste milieu. Il faut repartir sur des bases totalement nouvelles.

Quand à la politique, pour moi la percée d’Europe écologie est conjoncturelle. Mais ce parti est presque une antithèse des mouvements écologiques tels que je les conçois. Une rupture paradigmatique est nécessaire. Cette crise est inédite, il faut imaginer une pensée et une action inédite. Europe Ecologie fait de la vieille politique, issue de ce que 1968 a produit de pire : une fausse liberté, on fume des pétards...

Aujourd’hui, plusieurs rythmes se chevauchent : d’abord la crise écologique, avec le dérèglement des écosystèmes, comme par exemple l’écosystème marin avec la sur-pêche. Cette crise écologique impose un rythme. Ensuite, il y a le mouvement des idées, plus rapide, mais encore très lent. L’idéologie du progrès, l’alliance de la raison et de la technique, est née avec le siècle des Lumières, et met des dizaines d’années à se diffuser. Aujourd’hui, apparaissent de toutes nouvelles interrogations, comme la question des limites de l’activité humaine. Le troisième rythme, c’est le nôtre. Celui des humains, qui ont envie que les choses avancent pendant leur vie. Dans les années 1930 par exemple, des gens lucides voyaient ce que le stalinisme avait d’horrible. Des gens qui ont compris en temps réel. Mais que pouvaient-ils faire ? En ce qui me concerne, à la marge, aujourd’hui, j’espère influencer les changements nécessaires, cette maturation nouvelle, même si je suis conscient que c’est sans doute de façon microscopique.

Propos recueillis par Agnès Rousseaux

Planète sans visa : le blog de Fabrice Nicolino

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Notes

[1Selon leur estimation, le risque de cancer colorectal augmente de 29 % par portion de 100 g de viandes rouges consommée par jour et de 21 % par portion de 50 g de charcuteries consommée par jour. En France, un quart de la population consomme au moins 500 g de viandes rouges par semaine, et plus d’un quart de la population au moins 50 g de charcuteries par jour. 1 français sur 25 aura un jour ce type de cancer. (source : Institut national du cancer)

[2Source FAO - 1998

[3Le rapport cite des modèles récents sur l’approvisionnement mondial qui montrent que l’agriculture biologique peut produire assez par tête d’habitant pour nourrir la population actuelle de la planète. “Ces modèles suggèrent que l’agriculture biologique a le potentiel de satisfaire la demande alimentaire mondiale, tout comme l’agriculture conventionnelle d’aujourd’hui, mais avec un impact mineur sur l’environnement” (communiqué de la FAO, mai 2007)

[4Ce rapport de 300 pages, traduit dans de nombreuses langues, n’existe pas en français...

[5Ce qui équivaut à davantage d’émissions que les transports planétaires. L’élevage produit 9 % des émissions anthropiques de CO2, mais également 37 % du méthane, molécule 23 fois plus active que le CO2 pour l’atmosphère.