Démocratie ?

La France de la fraude électorale, de Corbeil-Essonnes à Santa Maria Poghju

Démocratie ?

par Nadia Djabali

Loin de l’Afghanistan, du Gabon et de l’Iran, bienvenue à Corbeil-Essonnes, en Île-de-France, et Santa Maria Poghju, en Corse. Leurs points communs ? La fraude électorale et le clientélisme le plus débridé semblent y être devenus un sport local. Les habitants des deux communes sont invités à revoter le 27 septembre prochain, après l’annulation du précédent scrutin par le Conseil d’Etat. Serge Dassault, accusé d’avoir acheté des voix, a été déclaré inéligible.

Corbeil-Essonnes (40.000 habitants) serait-il un territoire en voie de démocratisation ? C’est ce que laisse supposer Jacques Picard, candidat Vert à la mairie de Corbeil, qui a récemment demandé l’envoi d’observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour surveiller le bon déroulement du processus électoral. Si cette proposition paraît farfelue, elle est aussi un indicateur de l’ambiance délétère qui règne dans la commune quelques jours avant le scrutin qui doit élire son conseil municipal. L’élection de son maire UMP, Serge Dassault, 84 ans, milliardaire, avionneur, patron de presse, élu depuis 1995, est invalidée en juin dernier et lui-même déclaré inéligible. Début septembre, la vitrine de la permanence du candidat socialiste Carlos Da Silva est brisée à coups de batte de base-ball par des hommes cagoulés qui ont pris la fuite en moto. Après l’annulation du scrutin par le Conseil d’État, Arnaud Lyon-Caen, avocat du candidat communiste Bruno Piriou, dénonçait « un climat de menace » et une « atmosphère de type mafieux » à Corbeil-Essonnes.

« Atmosphère de type mafieux » à Corbeil-Essonnes

L’organisation des élections municipales des 27 septembre et 4 octobre arrive à l’issue de plus d’un an de bataille juridique. En mars 2008, Serge Dassault est élu maire de Corbeil avec 50,65 % des voix. L’écart avec le communiste Bruno Piriou est de 170 voix. Celui-ci dépose en août un recours au tribunal administratif de Versailles. Pour étayer la plainte, il recueille des témoignages assurant que Serge Dassault et son entourage ont distribué de l’argent à des électeurs pour acheter leur voix. En octobre 2008, le recours de Bruno Piriou est rejeté et le candidat communiste est déclaré inéligible pour dépassement de comptes de campagne. Plusieurs dépenses n’ont pas été comptabilisées : l’achat de 500 roses pour la Journée de la femme, l’intervention de musiciens, des frais de carburant et enfin la location du Palais des Sports de Corbeil. La saga de Corbeil ne fait que commencer. Le candidat communiste ne s’avoue pas vaincu et saisit en novembre le Conseil d’Etat. Celui-ci annule le scrutin le 8 juin et déclare inéligible Serge Dassault et Bruno Piriou. De son côté l’avionneur dépose une nouvelle plainte contre dix témoins l’accusant d’avoir acheté des voix.

Le milliardaire fait tourner la planche à billets

Leurs témoignages sont accablants. Un enseignant indique que plusieurs de ses élèves ont reçu de l’argent pour payer des permis de conduire ou des sorties le week-end. Un autre témoin a aperçu Serge Dassault placer un billet dans le portefeuille d’une personne âgée lors d’une visite sur le marché. Il a été vu en train de distribuer des billets devant un magasin d’alimentation entre les deux tours. Il aurait glissé 50 € à une dame en lui déclarant : « Je vais vous aider, mais il faudra voter pour moi. » Le rapporteur du Conseil d’État conclut que « le caractère multiforme des pratiques attestées par les témoignages, la diversité des situations où les dons se sont produits et la variété des populations concernées conduisent à la conclusion que le système de dons en argent est large et sans doute bien ancré, et qu’il a connu une vigueur particulière dans la période précédant les élections. » Le rapporteur du Conseil d’État n’hésite pas à dénoncer une pratique digne de 19e siècle…

Serge Dassault sort furieux de la bataille. « Injustice », « décision ahurissante », « on me coupe les ailes », s’insurge-t-il. « Je n’accuse personne, c’est peut-être un hasard mais ils sont plutôt socialistes au Conseil d’État, et ils ont peut-être tendance à favoriser leurs amis. » En juillet, il est contraint de désigner un successeur. Ce sera Jean-Pierre Bechter, qui figurait à la 43e place de la liste UMP. Les premiers de la liste l’ont plutôt mauvaise. Jean-Pierre Bechter, 64 ans, est administrateur de la Socpresse - le groupe de presse, propriété du milliardaire, dont le fleuron est Le Figaro - et du groupe Dassault. Il dirige l’hebdomadaire Le Républicain de l’Essonne, également propriété de l’avionneur. Quant au grand patron, il se propulse directeur de campagne. Début septembre, les « socialistes » du Conseil d’État confirment son inéligibilité. Fin des tours de manège juridiques. Huit listes s’affronteront le 27 septembre, dont celle de l’UMP, du PS, de l’union de la gauche radicale (PC, PG, LO, NPA), des Verts et du Modem.

Santa Maria Poghju, entre la France et l’Afrique

Deux annulations en moins d’un an, voilà qui est un peu inhabituel pour un petit village de 658 habitants. En mars 2008, Jean-Claude Dominici, maire sortant PRG (Parti radical de gauche) de la commune depuis 1977, est réélu. Le tribunal administratif de Bastia annule une première fois cette élection. Les assesseurs de la liste adverse « Santa Maria Poghju autrement » n’avaient pu entrer dans l’un des deux bureaux de vote que compte la commune. Le maire saisit le Conseil d’État, qui a décidément du pain sur la planche. Celui-ci confirme ce jugement. On ressort les urnes en janvier 2009. 94 % de la population inscrite sur les listes électorales participe au scrutin. Jean-Claude Dominici sort une nouvelle fois vainqueur. François Mela, tête de liste de « Santa Maria Poghju autrement », dépose à nouveau un recours. La Justice invalide une fois de plus le scrutin. Parmi les griefs évoqués par le Conseil d’État : cinq électeurs ont voté le 11 janvier dernier à Santa Maria Poghju alors qu’ils avaient également voté dans d’autres communes en mars 2008. Une des habitantes de la commune aurait été contrainte de résilier une procuration.

Dans un petit village, chaque vote est décisif. Surtout quand 230 voix constituent la majorité absolue. La haute juridiction administrative a tenu des comptes d’apothicaires, écarté six suffrages irréguliers, en a ajouté deux pour conclure qu’après rectifications, aucun des candidats en présence n’avait obtenu la majorité absolue. Elle a donc confirmé le jugement du tribunal administratif de Bastia en annulant les scrutins des 11 et 18 janvier 2009.

Surendettement local

Tout ceci pourrait prêter à sourire si la situation de la commune n’était marquée par un endettement considérable. Endettement qui lui vaut d’être repérée par l’inénarrable économiste Jacques Marseille, qui en 2008 s’étrangle dans Le Point et fustige les gaspillages de la décentralisation à la française. L’endettement de Santa Maria Poghju est notamment dû à la condamnation de la commune en 1993 à payer près de 33 millions de francs (5 millions d’euros) à deux sociétés à la suite d’un contentieux portant sur la concession de son port. En 1984, l’État transfert aux communes ses compétences sur les ports de plaisance. Le conseil municipal décide de prendre ces installations en régie directe sans en mesurer les conséquences financières et juridiques. Santa Maria Poghju se trouve dans l’impossibilité de faire face au paiement des indemnités, qui s’élèvent fin 2005 à plus de 22,5 millions d’euros. Au final, c’est l’État qui est condamné par la Cour européenne des droits de l’homme pour non-exécution d’une décision de justice. Ce sont tous les contribuables français qui devront financer les dettes de la commune… « Mais rien n’empêchera l’État de réclamer à la commune le remboursement de cette somme, déclare François Mela, l’opposant au maire sortant,nous avons encore cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. »

La régie directe est un mode de gestion intéressant si cela profite aux habitants de la commune en tant que collectivité, d’autant que l’activité du port de plaisance a été bénéficiaire à plusieurs reprises. Or, si on s’en tient à un rapport de la Chambre régionale des comptes, les excédents dégagés par l’exploitation du port en régie municipale n’ont pas été reversés au budget principal de la commune… Entre 1993 et 2005, le Préfet de Haute-Corse a saisi la chambre régionale des comptes à vingt-sept reprises en raison du déficit du budget de la commune.

Outre la question du port, Santa Maria Poghju compte d’autres créanciers : un village de vacances cédé à la commune qui n’a jamais été payé (1,8 millions d’euros), la Caisse des dépôts et consignations, le Crédit agricole, le département de Haute-Corse, la DDE, le Trésor Public, EDF-GDF, l’office des eaux de Haute-Corse et plusieurs particuliers. Les taux d’imposition sont fixés depuis 1994 par le préfet de Haute-Corse au plafond permis par la loi. Cela veut dire que les Poghjulacci payent en moyenne trois fois plus d’impôts locaux qu’ailleurs en France. Pour rembourser ses dettes, la commune a été contrainte de vendre petit à petit tout son patrimoine foncier. Beau bilan.

En Corse, on compte un élu pour 60 habitants

Comment, compte tenu de toutes les alertes lancées par les services de l’État, les réélections successives de Jean-Claude Dominici ont-elles été possibles ? « Un certain nombre d’habitants n’ont aucune idée des procédures d’attribution des aides sociales. Ils pensent à tort que s’ils ont un logement social ou le RMI, c’est grâce au maire… » commente une commerçante de la commune. « En matière électorale, la Corse est située à mi-chemin entre la France et l’Afrique, ironise un habitant. C’est aussi vrai pour le développement économique. La Costa Verde est une région sinistrée. A Santa Maria Poghju, 25 % de la population active est au chômage, sans oublier le taux de chômage des jeunes qui sont encore plus durement touchés. »

« Il fut toujours admis de railler, voire de dénoncer, le clientélisme qui sévirait en Corse plus qu’ailleurs. Il faut poser une question : pourquoi la France s’est-elle obstinée à aider les élus corses dans cette entreprise ? interroge l’écrivain Sampiero Sanguinetti (1). Pour l’essayiste, le clientélisme n’est pas une pratique réservée à l’île de beauté. Mais il y est amplifié par le faible nombre absolu d’électeurs et le très grand nombre relatif d’élus – 4.254 élus pour 250.000 habitants, soit un élu pour 60 habitants. Cette situation favorisant, pour une bonne part de l’électorat, un lien direct entre élus et électeurs, réduisant l’accession au pouvoir à « une affaire privée ».
« Lors des élections municipales de 1995, explique-t-il, dans plus de 50 % des communes de Corse, l’unique liste candidate à la gestion municipale était élue dans sa totalité au premier tour avec plus de 80 % des voix (avec plus de 99 % des voix dans 23 % des communes). Ce n’est pas dans la fraude, même si elle existait, mais dans l’absence de débat sur l’avenir, d’enjeu politique déclaré, que prenait racine le détournement de la démocratie, la mise en dépendance de la population, individu par individu, et l’accession jusqu’au Parlement de notables garants du système plus que responsables de l’avenir. »

En théorie, dans une démocratie, le pouvoir appartient au peuple, aux citoyens ; dans la pratique, la souveraineté populaire n’est limitée qu’au choix des élus. La situation de ces deux communes verse de l’eau au moulin de la crise de la représentation, du déclin de la confiance en l’autorité publique, et de la remise en question de la légitimité de représentants politiques dont l’élection porte à contestation.

Reste à savoir pour qui vont voter les électeurs de Corbeil et de Santa Maria Poghju. La condamnation de pratiques douteuses par le Conseil d’État ne signifie pas nécessairement que le candidat pointé du doigt ne sera pas réélu. Comme cela a été le cas à Perpignan, où le sénateur UMP Jean-Paul Alduy a retrouvé son fauteuil de maire. Des élections avaient été réorganisées après l’annulation, pour fraude, du scrutin de mars 2008 : lors du dépouillement du second tour, le président d’un bureau de vote avait été trouvé en possession de bulletins et d’enveloppes dissimulés dans ses poches et ses chaussettes.

Nadia Djabali

(1) Corse, le syndrome de Pénélope, Sampiero Sanguinetti, Albiana, 2006.