Alternative

L’économie sociale, une alternative au délire néo-libéral ?

Alternative

par Ivan du Roy

Les sociétés coopératives et les mutuelles prouvent qu’en matière économique, d’autres pratiques sont possibles. Elles montrent que les enjeux sociaux et la démocratie d’entreprise ne sont pas incompatibles avec l’efficacité économique. Mais peuvent-elles pour autant changer le système ? Une actrice du mouvement coopératif, Sylvie Nourry, et un observateur critique de ce mouvement, Jean-Loup Motchane, membre du Conseil scientifique d’Attac, en débattent.

Cet article a été initialement publié dans l’hebdomadaire Témoignage Chrétien

Le mouvement coopératif et mutualiste existe depuis le XIXe siècle et a accompagné l’émergence du mouvement ouvrier. Renommé « économie sociale et solidaire », il est aujourd’hui peu connu du grand public, même si la création d’un secrétariat d’Etat à l’économie solidaire en 2000, dirigé par Guy Hascoët (Verts), l’a un peu sorti de l’ombre. En tant que modèle social qui privilégie la rémunération de l’activité sur celle du capital et qui institue une vraie démocratie d’entreprise - une personne, et non une action, égale une voix -, son potentiel de transformation sociale est important. L’économie sociale est d’autant plus crédible qu’elle permet le développement d’une activité économique qui ne soit pas étatique. La gauche aurait-elle sous les yeux une véritable alternative au néo-libéralisme, mais à laquelle elle n’a plus prêté attention depuis des décennies ? Nous avons interviewé séparément une actrice de l’économie sociale, Sylvie Nourry, permanente de l’Union régionale des Sociétés coopératives, les Scop (1), et un observateur de ce secteur, l’universitaire Jean-Loup Motchane, membre d’Attac (2). Sur ce vaste sujet vous pouvez également lire notre reportage dans deux sociétés coopératives (Approfondir) et comment l’économie sociale commence aussi à promouvoir les énergies renouvelables (Inventer).

Pourquoi ce manque de visibilité en France, alors qu’en Italie par exemple le modèle coopératif est plus développé ? La gauche ne pourrait-elle pas mettre davantage en avant ces expériences alternatives face au règne de la finance ?

Sylvie Nourry : Pendant des décennies, il y a eu un défaut de communication du mouvement coopératif. Il s’est mis en retrait par rapport au mouvement syndical et été un peu oublié. Et depuis quinze ans, la culture dominante est à l’opposé de la nôtre : la culture des start-up, de la finance, du capitalisme triomphant. En France, nous manquons de soutien politique et institutionnel. En Italie, la loi prévoit qu’en cas d’appel d’offre équivalent pour reprendre une société, on choisit la coopérative. Ce n’est pas le cas ici. Nous assistons cependant à un renversement de tendance. La bulle internet et financière s’est dégonflée. Le mouvement altermondialiste a émergé et est à la recherche de solutions. La CGT ou la CFDT voit désormais la coopération comme une voie alternative à explorer. La plupart des projets de création de Scop viennent d’ailleurs de là. Mais il y a encore des progrès à accomplir : la coopération ou le mutualisme ne sont pas encore enseignées dans les écoles de commerce ni dans les universités. C’est le silence absolu. Notre communication et nos outils financiers doivent évoluer. Il reste beaucoup de travail à faire auprès du grand public. Des conventions ont été signées avec la région Île-de-France et la ville de Paris. Nous allons pouvoir nous développer et nous faire connaître.

Jean-Loup Motchane : Les partis de gauche en France ne sont pas très mobilisés autour de ce secteur, sauf les Verts. Peut-être à cause du souvenir des échecs emblématiques des expériences autogestionnaires, comme Lip en 1968. Reste que dans les secteurs où elle fonctionne, l’économie sociale a fait la preuve de sa viabilité, mais elle est peu soutenue par la gauche et les syndicats. Il y a deux grandes traditions dans le mouvement ouvrier : la tradition autogestionnaire et celle qui considère que l’économie doit être du ressort de l’Etat, le modèle socialiste d’économie nationalisée. A la naissance de l’économie sociale, on retrouve cette différence entre Proudhon et Louis Blanc (3). La tradition de l’économie sociale, c’est l’indépendance vis-à-vis de l’Etat. Le mouvement syndical s’est toujours méfié de l’autogestion et du mouvement coopératif. L’idée que les travailleurs se mêlent de gestion n’est pas dans leur tradition. Le principe de cogestion qui existe en Allemagne est un modèle qui a toujours été repoussé en France. C’est une cause de l’affaiblissement de ce mouvement.

Certains reprochent aux grosses structures de l’économie sociale, les mutuelles et les banques, de ne pas vraiment jouer le jeu...

SN : On trouve des vilains petits canards partout. A la Macif et à la Mutuelle des motards, où j’ai été administratrice, chaque adhérent peut se présenter, voter et en est informé. Le principe mutualiste s’engage à rétrocéder les bénéfices aux sociétaires. A la Macif, nous avons par exemple entrepris un travail sur le surendettement. Résultat : en cas de chômage, le sociétaire est exonéré de police d’assurance. Vous ne verrez pas cela chez une société d’assurance classique. La Mutuelle des motards est très impliquée dans l’économie sociale. Il y a de vrais débats, une vraie participation, même s’il est difficile d’organiser la démocratie dans des structures de grande taille. Du côté des banques, c’est plus difficile à percevoir. Nous travaillons beaucoup avec le Crédit Coopératif pour financer les reprises d’entreprises en faillite. Combien de banques feraient cela ?

JLM : Le secteur coopératif et associatif est l’héritier des efforts du mouvement ouvrier pour lutter contre la misère : les réseaux associatifs qui oeuvrent dans les quartiers pour les services à la personne ou les associations d’alphabétisation. C’est le plus militant mais le plus petit. Le secteur le plus puissant de l’économie sociale réunit les banques et les mutuelles. Il a des relations avec le secteur militant et l’aide d’une manière ou d’une autre. Mais il est difficile de croire que le Crédit Agricole, par exemple, ne fonctionne pas comme une entreprise capitaliste bien qu’il soit encore tenu par certaines règles qui ne sont pas celles du capitalisme. Souvent, les adhérents d’une mutuelle ne savent même pas qu’ils font partie de l’économie sociale ! L’effet de taille fait que la démocratie, même si les règles formelles sont suivies, devient relativement fictives. La plupart des banques et assurances mutualistes ne montrent pas qu’elles fonctionnent différemment. Un slogan comme celui de la Maif, « assureur militant », demeure assez rare.

L’économie sociale représente-t-elle véritablement un modèle alternatif au capitalisme ?

SN : C’est tout l’enjeu. L’économie sociale se positionne comme une alternative possible et sérieuse face au capitalisme ultra-libéral. Nous ne sommes pas sa voiture balai. Nous avons des cartes à jouer : la démocratie d’entreprise et, surtout, la participation à un développement territorial réel. Face aux délocalisations, à la directive Bolkestein qui fait peur à tout le monde, l’économie sociale apporte une réponse. Une Scop peut aussi faire vivre des ouvriers chinois, mais pas au détriment des enjeux locaux et des salariés qui y travaillent. L’ancrage local et le développement durable sont des préoccupations de plus en plus importantes pour les politiques. Les Scop sont faites pour être transmises de génération en génération, pas pour être rachetée par un concurrent. La coopération est une solution. Plus on s’éloigne du coeur de Paris, plus ces questions se posent de manière cruciale.

JLM : En Europe, ce secteur pèse 6 à 7% de l’activité économique. Ce n’est pas négligeable. Les règles auxquelles elles obéissent ne sont pas celles du capitalisme. Les dirigeants sont élus par les sociétaires qui font partie de l’entreprise. Le capital ne peut être aliéné et la société ne peut-être cotée en bourse. Leur but n’est pas de faire du profit mais de fournir des biens et des services au meilleur prix pour remplir une fonction d’intérêt général. Et également d’aider à la promotion intellectuelle et morale de leurs adhérents. C’est en tout cas la théorie. Il est surprenant que le système d’accumulation du capital tolère auprès de lui ce secteur. C’est le paradoxe. Vous avez un secteur non capitaliste dans un système capitaliste. Celui-ci montrerait-il les dents si l’économie sociale pesait davantage ? On peut se demander pourquoi elle ne se développe pas plus. Ce sont souvent des entreprises très performantes, quelquefois plus que des entreprises classiques. Cela montre que, dans le secteur des services et de la production, on peut faire autrement. Ce n’est pas de l’utopie. Mais en France, les entreprises coopératives restent de petite taille alors que les grandes banques et mutuelles sont tentées par un fonctionnement qui se rapproche du modèle dominant. Le vent ne souffle pas pour l’instant en faveur du modèle coopératif, même si rien ne l’interdirait. Même si l’économie sociale se développait, je ne crois pas qu’elle permettra seule de changer le système d’accumulation du capitalisme. Celui-ci est injuste mais il a prouvé sa grande capacité d’adaptation, sa cohérence et fonctionne seul grâce à la régulation par le marché. Pour que le système change, il doit se bloquer, estiment certains. Mais tout cela n’invalide pas les expériences menées par l’économie sociale et solidaire. Elles accompagnent la résistance, qui elle aussi, n’est pas une condition suffisante.

Recueilli par Ivan du Roy

(1) Sylvie Nourry est permanente de l’Union régionale des Scop, les sociétés coopératives de production, pour l’Île-de-France, la Haute-Normandie et le Centre orléanais. Son rôle est d’accompagner les salariés tentant de reprendre leur entreprise sous forme de coopérative. Très impliquée dans « l’économie sociale et solidaire », elle a également été administratrice de plusieurs mutuelles.

(2) Jean-Loup Motchane est professeur à l’université Paris VII et membre du Conseil scientifique de l’association altermondialiste Attac. En 2000, au moment de la création du secrétariat d’Etat à l’économie solidaire, par le gouvernement Jospin, il a avait publié un article sur l’économie sociale dans Le Monde Diplomatique intitulé : « Alibis ou solutions de rechange au libéralisme ? ».

(3) Proudhon a créé en 1848 une « banque du peuple » reposant sur le crédit mutuel et gratuit. Pour Louis Blanc, membre du gouvernement en 1848, l’Etat devait être le « banquier des pauvres ».