Révolution « open source »

Ces agriculteurs et ingénieurs qui veulent libérer les machines

Révolution « open source »

par Agnès Rousseaux

Ils fabriquent des machines libres de droits, sans brevet. Des engins à construire soi-même, sorte de meccano géant, écologique et à moindre coût. Pour bâtir des maisons, produire de l’énergie, faire cuire des aliments, extraire des matériaux ou cultiver la terre. De quoi construire un village. Ou une civilisation. Leur objectif : éditer plans et modes d’emploi, construire des prototypes, expérimenter, partager et diffuser à tous, pour faire vivre cette révolution industrielle d’un nouveau genre. Des États-Unis à l’Isère, bienvenue dans l’univers des pionniers de « l’écologie open source ».

Et si on créait une civilisation en « open source » ? Un monde sans brevets. Des objets, des appareils, des machines, reproductibles à l’infini par tous ceux qui le souhaitent, grâce à la diffusion « libre » de leurs plans. C’est ce que propose Marcin Jakubowski : ce jeune diplômé de physique nucléaire, habitant du Missouri (États-Unis), devenu agriculteur-bricoleur, cherche à constituer et diffuser un kit de 50 machines industrielles – tracteur, bulldozer, moissonneuse-batteuse, four, éolienne, moteur hydraulique, bétonnière ou machine à compacter des briques de terre – pour bâtir, en toute autonomie, l’infrastructure d’un village. Ou les bases d’une civilisation !

Le principe est simple : il s’agit de fabriquer artisanalement des machines industrielles, à très bas coût (en moyenne 8 fois moins que celles fabriquées industriellement), et d’expliquer à ceux qui le souhaitent comment les reproduire eux-mêmes. Un guide de construction, le « Global Village Construction Set » offre le mode d’emploi de ces innovations. Sur une ferme de 12 hectares dans le Missouri, Marcin Jakubowski et son équipe travaillent à la construction de prototypes, et sur la documentation pour diffuser ces innovations. Avec un mode de fabrication assisté par ordinateur et des imprimantes 3D, « les produits peuvent être conçus comme des Legos », explique Marcin Jakubowski. L’objectif est de penser des outils modulables et adaptables, les plus simples possibles pour pouvoir être reproduits facilement. Une sorte de meccano à taille humaine, permettant de construire des maisons (grâce aux machines fabriquant des briques de terre), de créer un système économique et agricole diversifié, des machines pour répondre aux besoins de base, et même offrir tout le confort moderne possible.

Recensement et adaptation des outils, réalisation et diffusion des plans

La démarche s’inscrit dans le courant de l’Open source ecology. Une utopie et des pratiques que veut faire vivre l’association Adabio autoconstruction, en Rhône-Alpes (Adabio, rebaptisé « L’atelier paysan » dispose également d’une antenne dans le Finistère, à Riec-sur-Bélon). En se basant cette fois davantage sur les savoir-faire issus d’un métier, celui d’agriculteur, que sur la co-construction d’outils ex nihilo par des ingénieurs et bricoleurs. Objectif de ce projet : la création d’outils agricoles, à construire soi-même, à partir de plans libres de droits. L’idée est née du constat que des agriculteurs font de nombreuses trouvailles en bricolant, en adaptant des outils pour leur travail quotidien, de manière intuitive. L’association s’est donc donnée pour mission de recenser ces inventions, d’en tracer les plans et de les diffuser. En 2009-2010, une quinzaine d’outils sont répertoriés : outils de planches permanentes pour décompacter la terre dans la culture de légumes bio, cadre de vélo utilisé pour désherber, dispositif de traction animale, poulaillers mobiles... Une seule exigence : que ces outils soient reproductibles. Et qu’on puisse les construire avec peu de matériel.

Le projet est porté par des maraichers bio et des techniciens d’ADABio Autoconstruction (association des producteurs biologiques). « On part d’une recherche empirique, qui valorise le savoir-faire des paysans, explique Julien Reynier, chargé de développement de l’association. On va à l’inverse du modèle des chambres d’agriculture qui veulent diffuser des savoirs dans une démarche descendante ». L’enjeu est de mutualiser et co-produire des outils, pour renforcer l’autonomie des exploitations agricoles. « Car l’agriculture bio, ce n’est pas celle de nos grands-pères, c’est au contraire quelque chose de très technique », poursuit Julien Reynier. Il faut notamment réussir à s’affranchir des intrants chimiques, engrais, pesticides.

Créer des farm-labs, ateliers ouverts et coopératifs

Après le recensement, vient l’étape de la « recherche et développement » par les salariés d’Adabio Autoconstruction [1]. Du « toilettage », pour rendre diffusables les outils bricolés sur le terrain. Ces outils créés sont souvent le fruit de la récup’, il faut donc voir comment les fabriquer avec un matériel accessible à tous, notamment des barres de métal « standard ». A partir de là est rédigé un guide avec les recettes de construction, les côtes, références, plans 3D, plans éclatés... « Comme les modes d’emploi d’Ikea ! », sourit Julien Reynier. 600 exemplaires de ce guide sont vendus. Une centaine de paysans participent à des formations, pour apprendre à construire ces outils « open source ».

Pour les agriculteurs, le jeu en vaut la chandelle. Avec ce système, les outils de planches permanentes, utilisés pour éviter le compactage de la terre, coûtent environ 2000 euros en matières premières, plus une semaine de travail. Dans le commerce, c’est trois fois plus cher. Les commandes groupées de barres de métal de 6 mètres permettent aussi de réduire les coûts. Reste à trouver un lieu pour que chacun puisse venir créer ses outils. « Pour les formations, on loue des ateliers dans des lycées agricoles, on vient avec notre camion plein de matériel pédagogique », explique le chargé de développement. L’association s’est installée dans une ancienne papeterie près de Grenoble et recherche des financements pour y aménager 600 m2 d’ateliers. « Dans l’idéal, il faudrait des ateliers communaux, où chacun peut venir travailler le métal. Des farmlabs, sur le modèle des fablabs qui se développent en ville surtout ».

Une manufacture open source

Les outils créés, les plans et modes d’emploi, sont sous licence Creative Commons By-NC (pas d’utilisation commerciale), pour éviter une « récupération » par le secteur marchand. « Mais le débat est ouvert, précise Julien Reynier. Avons-nous quelque chose à craindre ? Nous souhaitons une diffusion large des pratiques d’auto-construction » [2]. L’association est en lien avec le réseau états-unien FarmHack, qui développe, documente et construit des outils pour une « agriculture résiliente ». Au sein de ce collectif, agriculteurs, ingénieurs, architectes ou designers s’allient pour créer des outils libres de droits, dont les modes d’emplois sont répertoriés dans un annuaire sur le site web. Il est possible de prendre conseil ou de suivre les tests effectués avec les prototypes, via un forum (voir la présentation vidéo ci-dessous).

Ce type de projet essaime, notamment aux États-Unis. Près de Denver, d’anciens associés de Marcin Jakubowski ont créé Open Tech Forever, sur un site agricole en permaculture. Leur objectif est de créer une « fabrique open source », sorte de manufacture pour ceux qui veulent créer des outils. Ce qui les anime ? Relocaliser la production. Car c’est « l’une des étapes les plus importantes pour préparer aux effets déstabilisateurs du changement climatique, et pour rendre les communautés locales capables de construire des systèmes économiques résilients et autonomes », expliquent les fondateurs.

Appropriation technologique et révolution du travail

En développant la capacité des communautés locales à créer des machines avec lesquelles il sera possible de fabriquer des produits, la démarche favorise également le recyclage. « Pour le moment, nous achetons les matériaux en magasin. Mais dans le kit de construction, il y a un four à induction et les procédures de roulage à chaud du métal. Donc vous pouvez prendre de l’acier de récupération, le fondre et en sortir de l’acier neuf, explique Marcin Jakubowski. Ce qui fait que chaque décharge de métal est par essence un endroit où l’on peut reconstruire une civilisation. »

Ces démarches s’inscrivent dans l’histoire du « mouvement des technologies appropriées », né dans les années 1960, lié à la contre-culture américaine, et conceptualisé par l’économiste britannique Ernst Friedrich Schumacher [3]. Ce mouvement revendique une technologie soucieuse de l’environnement, mieux adaptée aux ressources locales, moins coûteuse. Et surtout facilitant l’appropriation : les outils créés, quel que soit leur degré de complexité, devraient pouvoir être compris, contrôlés et entretenus facilement par les populations locales. Une technologie issue de la demande sociale, en quelque sorte, que l’usager peut contribuer à améliorer, et qui permet aux communautés, notamment dans les pays les moins développés économiquement, d’accroître leur autonomie. Dans cette tradition vient aussi s’inscrire le mouvement de l’open source hardware (« matériel open source »), parallèle du mouvement des logiciels libres (« software ») en ce qui concerne les matériaux « en dur ». Comme avec les logiciels, la conception de l’objet, ses plans, son mode d’emploi sont libres, pour que chaque utilisateur puisse étudier, modifier, diffuser, fabriquer, et vendre la conception de cet objet ou le matériel basé sur cette conception.

Derrière ces nouvelles façons de produire et d’échanger, se dessine aussi pour les promoteurs de l’Open source ecology une révolution du travail et des sociétés. « Pour le moment, nous commençons avec des infrastructures simples. Viendra ensuite l’éducation, la santé, un système financier, une gouvernance. Le matériel médical sera probablement le plus dur à obtenir, s’enthousiasme Marcin Jakubowski. Notre but est de montrer qu’avec 12 hectares et 30 personnes, on peut créer ou recréer un standard de vie moderne saine, jusqu’à avoir des semi-conducteurs (utilisés pour les transistors et micro-processeurs) et du métal, le tout à partir des ressources du site. » Et qu’il est possible de créer une société relativement abondante, avec les bases du confort moderne, dans laquelle les gens travailleraient moins de deux heures par jour... Utopie ? Quoi qu’il en soit, la révolution de l’open source ecology est en marche.

Agnès Rousseaux

(@AgnesRousseaux)

Pour aller plus loin :
 Adabio autoconstruction, la coopérative des savoirs paysans (Rhône-Alpes)
 Farmhack (Denver, États-Unis)
 Open source ecology, le site de Marcin Jakubowski, et le Global Village Construction Set (Missouri, États-Unis). A lire sur Framablog, une interview de Marcin Jakubowski à propos du projet Open source ecology / Factor e Farm.
 Projet OS, OpenStructures (États-Unis).

- Présentation du projet Open source ecology de Marcin Jakubowski (en anglais) :

- Présentation du réseau Farmhack (en anglais) :

- Présentation d’un projet mené par Open source ecology en 2013 (en anglais) :

Photos :
 Open tech forever
 Open source ecology
 Sean Church/ Flickr/ CC 2.0 by

Notes

[1L’association emploie trois salariés (2 équivalent temps-plein), assistés par deux personnes en service civique. Les ressources financières proviennent des fonds de la formation agricole, ainsi que d’une aide de la région Rhône-Alpes.

[2Une réflexion est en cours autour d’une nouvelle licence, par la Peer to peer Fundation, qui permettrait l’ouverture commerciale des projets sous licence entre structures de l’économie sociale et solidaire, et mais leur fermeture aux structures lucratives.

[3Économiste britannique d’origine allemande, né en 1911 (et décédé en 1977), inspiré par le bouddhisme, et auteur de Small is beautiful. Une société à la mesure de l’homme, Seuil, 1973.