Tunisie

A Gafsa, berceau de la révolution, les richesses s’en vont, la pollution reste

Tunisie

par Nolwenn Weiler

C’est dans le bassin minier de Gafsa, au centre de la Tunisie, que tout a commencé. Les citoyens, fatigués de se voir confisquer la richesse générée par l’exploitation du phosphate, descendent dans la rue début 2008. Et y restent, malgré la violente répression. Cinq ans et une révolution plus tard, ils poursuivent le combat. Considérant que leurs aspirations à plus de justice et au partage des richesses n’ont pas été satisfaites, et alors qu’ils subissent les conséquences environnementales de l’extraction minière.

« La Tunisie chuchotait encore que nous étions déjà à crier, hurler notre colère ». Pour Alaa, jeune chimiste, être originaire de Redeyef est une grande fierté. Pour rentrer chez lui, au cœur du bassin minier de Gafsa, il faut rouler pendant plus de cinq heures, depuis Tunis. C’est ici, il y a cinq ans, qu’a germé la Révolution tunisienne qui a renversé Ben Ali. « C’était au mois de janvier, en 2008, retrace Alaa. La Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG), seule industrie de la région et principale source d’emplois, a publié les résultats truqués d’un concours de recrutement. Ce n’était pas la première fois. Mais nous avons décidé que ce serait la dernière ! »

Un mouvement social précurseur

« Dignité, travail, liberté » : les slogans clamés à Gafsa deviendront trois ans plus tard ceux de la Révolution tunisienne. Trois années pendant lesquelles la répression du régime de Ben Ali place sous une chape de plomb le bassin minier. Des centaines de policiers et de militaires sont dépêchés sur place, avec pour mission d’étouffer la contestation. Les habitants, qui enchainent sit-in et manifestations, sont continuellement harcelés. Beaucoup sont arrêtés et tabassés. Quatre personnes meurent sous les balles de la police.

Solidement épaulée par des comités de soutien créés dans le pays [1], ainsi qu’en France, la contestation tient bon. De jeunes blogueurs font là leurs premières armes. Forçant les barrages imposés par la censure. Ébruitant la révolte au-delà des frontières. « Les conditions de vie sont tellement difficiles que les gens n’ont pas hésité à s’engager fermement », analyse Zakia Dhifaoui. Poétesse et écrivaine, Zakia fait partie des 38 personnes condamnées à de la prison ferme, après un procès entaché d’irrégularités. Mais elle se souvient de la révolte comme d’une grande fête. « Dure, mais belle. » Au cours de laquelle les Tunisiens ont choisi de ne plus se taire. « Ils ont fait le premier pas, et ne se sont jamais arrêtés », glisse-t-elle. Cinq ans plus tard, qu’en est-il de ce mouvement social précurseur, et de ses revendications, dans une Tunisie en pleine transition ?

Une région riche mais sinistrée

Créée à la fin du 19e siècle, peu après la découverte du gisement de phosphates par un géologue français, « la Compagnie des phosphates de Gafsa a connu d’énormes mutations », raconte l’économiste Abdeljelil Bedoui [2]. Entreprise d’État depuis l’indépendance, elle a un temps assuré le plein emploi local et procuré à la population des services et infrastructures tels que la distribution de l’eau et de l’électricité, des commerces ou des bourses d’études.

« Cette offre de services, et la sécurité de l’emploi, compensaient en partie la rudesse et la dangerosité du travail », commente Abdeljelil Bedoui. Au milieu des années 1980, les mines de fond sont fermées, au profit de celles à ciel ouvert. Arrivent la mécanisation et une nouvelle gestion du personnel, soutenue par la Banque mondiale : les départs à la retraite ne sont plus remplacés, il n’y a plus de créations d’emplois.

« On passe de 14 000 ouvriers dans les années 80 à moins de 5 000 aujourd’hui », détaille l’économiste. La productivité augmente et le taux de chômage explose. Dans le bassin de Gafsa, 24 % de la population active est sans emploi (contre 17 % au niveau national). Ce taux grimpe jusqu’à 50 % chez les jeunes diplômés. L’offre de services se délite peu à peu. « Chez nous, il n’y a rien ! », résume Rifqa Issaoui, présidente de la toute jeune association des femmes minières (AFM). « Nous n’avons pas de routes, ni de services publics. » Aucun bureau de la compagnie nationale de télécommunication à l’horizon. Pas d’administration. Ni de tribunal de première instance. Et il faut faire 200 kilomètres pour trouver le premier hôpital. « Nous vivons dans la misère alors que notre région est source de richesses pour le pays. C’est injuste. » Le phosphate représente 13 % des exportations tunisiennes. Bref, une région riche en ressources mais sinistrée socialement.

La pollution minière en héritage

« La seule chose qui nous reste des mines, ce sont les maladies », proteste Khadra. Mère de trois enfants, elle doit se débrouiller, pour nourrir sa famille, avec les 200 dinars mensuels (100 euros) que ramène son mari, ramasseur de poubelles payé à la journée. « La région est très polluée, confirme Alaa. La poussière qui vole dans les rues est chargée de phosphates, de même que l’eau. Nous avons des problèmes importants de cancers. » Pour débarrasser les phosphates de composants radioactifs tels que le cadmium ou l’uranium, le minerai passe dans d’énormes centrifugeuses. Les déchets qui en sortent, sous forme de boue, sont extrêmement pollués. Et il n’existe aucun moyen de les traiter. « Ces problèmes sanitaires participent de la colère des gens de Gafsa », explique Abdeljelil Bedoui.

Avec un bénéfice net de 500 millions d’euros en 2010 (et 650 millions en 2008), la CPG représente environ 3 % du PIB de la Tunisie. 90 % des phosphates extraites du site (environ 8 millions de tonnes par an) sont transformés dans le pays, en engrais notamment. Les 10 % de phosphates bruts restants sont exportés vers la Turquie et l’Europe principalement. « Depuis 2007, le prix du phosphate, au niveau international n’a cessé d’augmenter, précise Adeljelil Bedoui. De même que celui des engrais dérivés du phosphate. La CPG ne manque donc certainement pas de moyens ! C’est dans ce contexte de coexistence provocante entre l’opulence des uns et la misère croissante des autres que s’est déclenché le mouvement de contestation sociale en 2008. »

Nouveau régime, mêmes maux

Mais aujourd’hui Zakia Dhifaoui regrette, comme bien d’autres, que rien n’ait changé en Tunisie sur la question des droits économiques et sociaux. « Nous nous sommes débarrassés de Ben Ali, mais pas du système [3] », résume-t-elle. A Gafsa, les citoyens continuent d’emprunter des routes de terre battue. Le manque de transparence du recrutement à la CPG sévit toujours. Les sit-in et manifestations se poursuivent.

Quelles sont les perspectives ? « La CPG pourrait commencer par embaucher au lieu de recourir aux heures supplémentaires, souligne Adeljelil Bedoui. « En 2008, l’entreprise a dépensé 4 millions d’euros en heures supplémentaires. Ce qui correspond à peu près à l’embauche de 1 800 salariés à 400 dinars par mois ! » La réhabilitation de la région, extrêmement polluée par un siècle d’exploitation des phosphates, pourrait par ailleurs générer beaucoup d’emplois. « On pourrait draguer les lits des rivières, où se sont accumulées des boues très chargées en métaux lourds (cadmium, uranium), mettre en place des systèmes de recyclage des eaux usées et très polluées. La construction et le fonctionnement de toutes les infrastructures indispensables, et qui font défaut dans la région, sont d’autres pistes de créations d’emplois. »

« La région pourrait être prospère »

Sans compter que diverses prospections ont mis en évidence d’autres richesses minières, tels que le marbre, l’argile pour la construction de briques, le gypse utile en construction ou encore le sable silicique qui peut servir à fabriquer des plaques électroniques. « Tout est possible à Gafsa. La région pourrait être prospère et les habitants à l’abri de la misère », assure Abdeljelil Bedoui. Mais en Tunisie, l’heure n’est pas aux dépenses publiques. « Les choix libéraux du gouvernement actuel impliquent un désengagement de l’État. Nous n’avons pas en Tunisie, de politique industrielle. » Pas facile non plus de se défaire du système clientéliste qui a prévalu pendant les années Ben Ali.

Les citoyens de Gafsa, qu’ils soient militants, syndicalistes, jeunes chômeurs ou mères au foyer, sont décidés à poursuivre la lutte. Jusqu’à ce que leur soif de justice et de dignité soit satisfaite. « Nous nous battrons encore et encore » , lancent les femmes de la région. Intervenant dans un atelier du Forum social, Khadra, voile serré sur la tête, regard vif et déterminé, dit d’une voix claire et forte « ce gouvernement est arrivé après un “dégage”, et il repartira avec le même slogan ! » Gafsa la rebelle n’a pas dit son dernier mot.

Nolwenn Weiler

@NolwennWeiler sur twitter

Photo : Nawaat.org/Frida Fado

Notes

[1Les militants de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) et de la Ligue des droits de l’homme soutiennent aussi la révolte.

[2Membre actif au sein de la Ligue Tunisienne pour la défense des droits de l’homme (LTDH), Adeljelil Bedoui est membre fondateur du Forum des droits économiques et sociaux ; du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT) ; du Comité de soutien aux familles du bassin minier de Gafsa 2008 ainsi que de l’Association Vérité et Justice pour Farhat Hached. Il a refusé d’occuper des postes à haute responsabilité sous la dictature de Ben Ali. Nommé le 17 janvier 2011, ministre auprès du premier ministre dans le premier gouvernement constitué après la fuite de Ben Ali, il en démissionne le lendemain pour protester contre le maintien des ministres qui ont servi le régime dictatorial déchu.

[3Ancienne membre du Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL), Zakia Dhifaoui a choisi de quitter ce parti. Elle considère que son président, Mustapha Ben Jaafar, a trahi la Révolution. A la tête de l’assemblée nationale constituante, il a selon Zakia Dhifaoui, réservé un trop bon accueil aux anciens du régime.