Oligarchie

Quand le discours managérial se fait de plus en plus totalitaire

Oligarchie

par Ivan du Roy

Une publicité parue en pleine page du Monde résume parfaitement la vision du monde que nous impose l’oligarchie économique. L’humain et la nature ne sont qu’un capital, des chiffres et des courbes à gérer. L’entreprise, au contraire, c’est la vie, avec un ADN. La vie dont il faut prendre soin dans l’environnement des marchés.

C’est une pleine page du Monde [1]. Une page de publicité que d’habitude on tourne sans voir. Là le regard s’attarde. Des lettres, des mots retiennent l’attention, provoquent un léger frisson. Leur sens prend corps, vaguement dérangeant. Puis clairement inquiétant. D’abord : « Air Liquide : Le Lauréat du Trophée du Capital Humain 2012. » Ensuite, cette citation mise en valeur : « La compétence, la performance et la motivation des collaborateurs sont une caractéristique majeure de l’ADN de l’entreprise. » Les mots s’entrechoquent. Capital humain, ADN de l’entreprise. Les images se bousculent. Leur signification se précise.

L’entreprise, ce sont des molécules, ce sont des gènes, ce sont des cellules, c’est une histoire biologique. Un ADN. Un organisme. C’est la vie. La Vie dont il faut forcément prendre soin.

L’humain est un capital. Un capital, cela se dépense, cela s’accumule. Cela se place. Cela se dilapide. Ce doit être rentable, cela doit rapporter. Ce sont des chiffres. Ce sont des additions. Ce sont des courbes. Ce sont des taux. Au service de l’entreprise, au service de la Vie. Capital humain, ADN de l’entreprise.

L’auteur de la citation s’appelle François Abrial. Mais son nom importe peu. Lui aussi fait partie du capital humain. Un numéro parmi d’autres, proche du sommet de la pyramide, certes, mais quantité négligeable dans le cycle de vie qu’est l’entreprise. Sa fonction pèse davantage : le DRH du groupe, une fonction vitale pour l’organisme vivant qu’est devenu Air Liquide.

Ce n’est pas l’humain François Abrial qui s’exprime dans le publi-interview. C’est le gestionnaire du capital (humain). Il répond avec autant de vie, de chaleur, de philosophie et de clarté qu’un bilan comptable. Lisez plutôt : « Le programme Alma (âme en espagnol, ndlr) fédère les collaborateurs du Groupe autour d’une ambition et d’objectifs communs. Il s’agit de saisir toutes les opportunités d’un monde qui change. Pour anticiper les transformations de ses marchés. Air liquide a choisi de réaffirmer son ambition (…) en se dotant d’objectifs à moyen terme et en définissant une stratégie pour atteindre ces objectifs. »

On pourrait s’amuser à inverser les mots pour démontrer le vide du propos. Par exemple : « Il s’agit de saisir toutes les transformations des marchés. Pour anticiper les opportunités d’un monde commun » ou « Air liquide a choisi de réaffirmer ses objectifs (…) en se dotant d’une stratégie à moyen terme et en définissant une ambition pour atteindre ces objectifs. » Discours managérial type. Mots creux, mots uniformes, mots substituables. Langage totalitaire. Oppressant. Il ne laisse aucune prise, aucun point d’appui. Aucune discussion. Aucune interrogation. Ceux et celles qui le reçoivent, les 46 200 collaborateurs (le capital) du Groupe (l’ADN), ne peuvent qu’acquiescer.

L’ensemble de l’entretien – une demi-page – est une mine inépuisable pour ce genre d’exercice. D’ailleurs, une fois qu’il l’a parcouru, un lecteur ne connaissant pas Air liquide ne sait toujours pas ce que fait cette entreprise. Quelle est son activité, son utilité ? Est-ce finalement si important ? [2]

L’essentiel n’est pas là. Mais dans ce qu’on y apprend vraiment. En plus d’un ADN, l’entreprise a une âme. Cette âme, c’est son programme de gestion des ressources humaines Alma. Et quand on invoque le groupe, on l’écrit avec un G majuscule, un G tout-puissant. Comme État. Comme Dieu. Au service de cette puissance, l’humain n’est qu’employabilité, performance, motivation, compétence, expertise. Un capital humain dont il faut modeler les comportements, les attitudes, quitte à les récompenser.

Cette publicité, ces mots, résument à eux seuls la vision – l’idéologie – qui domine le monde. Qui domine les salariés. Qui domine les citoyens des États endettés auprès des marchés. Qui domine la démocratie. Qui domine la nature. Ou tente de le faire. Avec la complicité consciente ou inconsciente de ses sponsors (HEC, mais aussi Le Point et Le Monde [3]). « Ces mots, il faut les combattre, parce qu’ils ne sont pas inoffensifs. Ils modifient profondément notre réalité et nous font penser différemment », rappelle Franck Lepage, spécialiste en matière de décryptage de langue de bois, de langue totalitaire. Il est temps que la vie, la vraie, reprenne ses droits.

Ivan du Roy

Image : CC Occupy Design