Hold-up

Le gouvernement livre l’épargne populaire à la spéculation financière

Hold-up

par Ivan du Roy

La spéculation est en crise. Qu’importe ! Gouvernement et banques s’apprêtent à piocher allègrement dans l’épargne populaire. Ou comment détourner plus de 30 milliards d’euros destinés à servir l’intérêt général... au profit des intérêts privés.

Cet article a été initialement publié dans l’hebdomadaire Témoignage Chrétien

Le Premier ministre François Fillon a proposé le 1er octobre d’affecter une partie des fonds du Livret A aux banques privées pour qu’elles financent les petites et moyennes entreprises (PME). Objectif officiel : prévenir la pénurie d’investissements productifs qui s’annoncent suite à la débâcle des marchés financiers. L’accès à des prêts, déjà difficile avant la crise, devient encore plus ardu pour les PME. Mais cette manne providentielle va-t-elle vraiment, via les banques, profiter au tissu économique hexagonal, et à ses millions d’emplois ? La proposition a suscité une levée de bouclier de la gauche syndicale et politique. « L’épargne des Français ne doit pas servir de bouche trou à la spéculation financière », lance le Parti communiste. « Le gouvernement se dit prêt à débloquer des milliards pour sauver des institutions financières qui ont pris des risques inconsidérés avec l’argent des épargnants », attaque le député européen Benoît Hamon (PS). Le syndicat Force ouvrière dénonce de son côté un « détournement de fonds ». Alors que la France souffre d’un déficit de 800 000 logements et compte 3.3 millions de mal-logés, le transfert d’une partie de l’argent du livret A, principalement destiné à la construction de logements sociaux, vers les banques privées est une pilule un peu trop dure à faire passer.

Le lendemain, le gouvernement changeait son fusil d’épaule. C’est une partie des fonds récoltés via les livrets « développement durable » (ancien Codevi) et les livrets d’épargne populaire, centralisée à la Caisse de dépôts, qui sont désormais concernés. Cette épisode est une escarmouche supplémentaire dans l’offensive menée par les banques privées, et soutenue par l’actuel gouvernement, pour s’approprier cet insoupçonné trésor que constitue l’épargne sur livret réglementé. Un trésor qui fait saliver les acteurs financiers tel l’or des Incas faisait fantasmer les conquistadores.

Hypocrisie

Le prétexte du financement des PME est révélateur du niveau d’hypocrisie atteint. Protéger les PME des conséquences de la crise ? C’est parfaitement louable. L’Elysée annonce vouloir mobiliser 17 milliards d’euros « par les banques en faveur des PME » (« par les banques », avant d’être « en faveur des PME »). Question : mais où sont donc passés les fonds récoltés par les livrets « développement durable » qui sont, en contrepartie de leur défiscalisation, censés servir la cause des PME justement et, depuis le Grenelle de l’environnement, financer des projets écologiquement sympathiques. Les dépôts sur ce livret totalisent 68.3 milliards d’euros, selon les données de la Banque de France (fin juillet 2008). 91% de ce montant est directement géré par les banques, soit prêt de 60 milliards. Les 9% restant sont centralisés à la Caisse des dépôts, principal investisseur public, « au service de l’intérêt général et du développement économique », placé « sous la surveillance et la garantie de l’autorité législative ». De quoi donner, en théorie, pas mal d’oxygène aux entreprises. La Caisse des dépôts annonce avoir investi plus de deux milliards d’euros en faveur des PME et soutenu, via des fonds régionaux, 1600 entreprises. Pendant ce temps, qu’ont fait les grandes banques privées de l’argent confié ? On ne sait pas. Aucune étude publique n’existe sur la destination de l’argent des livrets « développement durable » qu’elles détiennent. Le seul élément chiffré a été livré par la ministre de l’Economie Christine Lagarde lors du débat parlementaire sur la Loi de modernisation de l’économie, juste avant l’été : 52% de ces fonds seraient utilisés par les banques pour des prêts aux PME. Quid des 48% restant ? Silence. « Des conventions sont signées entre les banques et l’Etat, mais il n’y a rien qui oblige les banques à les respecter », déplore Jean-Philippe Gasparotto, syndicaliste CGT de la Caisse des dépôts.

Les nouvelles mesures envisagées par le gouvernement visent donc à transférer une partie de ces fonds gérés par la Caisse des dépôts vers les banques, sans aucune contrepartie ni demande de transparence. Pourquoi ne pas plutôt concocter un plan de soutien aux PME via la Caisse des dépôts et l’établissement public Oséo, justement dédié au PME, ce qui évitera à l’argent de partir dans la nature ? La manœuvre déguisée est bien de mettre les banques dans le circuit pour les alimenter en liquidités afin d’éponger leurs dettes... et relancer la spéculation. Ces fonds destinés au PME, à l’innovation écologique ou au développement d’infrastructures de transport (financés entre autres par le livret d’épargne populaire) risque demain de faire défaut alors que la courbe du chômage remonte.

Braquage du livret A

Ce n’est pas tout. Le livret A, initialement visé, ne bénéficie que d’un court sursis. Actuellement, seuls La Banque postale, nouvelle holding financière du groupe La Poste en voie de privatisation, la Caisse d’Epargne et le Crédit Mutuel (livret bleu) sont autorisés à le collecter en échange d’une commission d’environ 1%. La totalité des encours sont centralisés par la Caisse des dépôts et garantis par l’Etat. Les épargnants ne s’y sont pas trompés. Avec la revalorisation du taux d’intérêt et l’aggravation de la crise financière, ils ont réorienté leur bas de laine vers ce placement sûr. Le livret A représente désormais un beau pactole de 128.1 milliards d’euros, 15 milliards de plus qu’il y a un an ! Sa simplicité d’utilisation permet en outre à plus d’un million et demi de personnes, à revenus modestes en général, de s’en servir comme d’un compte courant.

Ce système va prendre fin. Cela fait 25 ans que le secteur bancaire lorgne sur cette manne. Le gouvernement Sarkozy lui a donné gain de cause en mai dernier. La crise financière, les erreurs de gestion, l’incompétence des dirigeants des grandes banques n’y changeront rien. A partir du 1er janvier 2008, toutes les banques pourront proposer un livret A à leurs clients et utiliser librement 30% des encours, le reste étant centralisé à la Caisse des dépôts. Vu l’expérience du livret « développement durable », on peut raisonnablement craindre que l’argent du livret A ne serve longtemps à financer des HLM, la construction d’écoles ou un réseau de tramways, mais viennent grossir les portefeuilles des « Private equity » et autres fonds spéculatifs.

Grâce à son réseau de succursales régionales, le Crédit agricole sera le principal gagnant. Derrière, BNP-Paribas, la Société générale et Le Crédit lyonnais espèrent bien rafler respectivement entre 5% et 7% des 45 millions de livrets ouverts, selon une étude d’impact. Et les commissions qui vont avec : soit 40 à 180 millions d’euros de bonus pour chacune des banques, aux dépens de la Caisse d’Epargne et de La Banque postale.

Si l’on additionne les 17 milliards d’euros transférés aux banques, soi-disant pour les PME, à l’argent des dépôts du livret A qu’elles auront à disposition (minimum 30% de la collecte espérée, soit environ 15 milliards d’euros), ce n’est pas moins de 30 milliards d’euros qu’elles vont empocher dans les mois qui viennent. Belle performance alors que l’ensemble du secteur est totalement décrédibilisé. C’est la plus grande privatisation de fonds publics - celui des épargnants destinés à financer des projets d’intérêt général - jamais opérée en un laps de temps si court. On vous l’avait dit : leur voracité est sans limite. A moins que les particuliers, qui n’ont rien à envier aux analystes financiers des grands groupes en matière de compétence de gestion, n’en décident autrement.

Ivan du Roy