Urbanisme

À La Défense, fronde contre la folie des grandes hauteurs

Urbanisme

par Julien Bonnet

Dans le quartier d’affaires des Hauts-de-Seine, la crise financière a mis en péril l’urbanisme débridé qui présidait jusque-là. Mais deux projets d’immenses gratte-ciel, Phare et Hermitage, sont toujours dans les cartons, prêts à rivaliser avec la tour Eiffel. Élus et associations se mobilisent contre les nuisances locales et environnementales induites. Les promoteurs essaient de faire taire les voix dissidentes.

À l’ouest de Paris, le plus grand quartier d’affaires d’Europe est un petit État dans l’État. Sur la vaste dalle de La Défense, juchée au-dessus des communes de Courbevoie, Nanterre et Puteaux, les immeubles de grande hauteur (IGH) foisonnent dans un paysage vertigineux : First (231 m), Total (187 m), GDF-Suez (185 m), Areva (184 m)... Les tours de bureaux abritent entre les nuages les sièges sociaux des grandes multinationales. Les Indignés ne s’y sont pas trompés lorsqu’ils sont venus occuper ce site emblématique en plein hiver 2011.

L’urbanisme et le modèle économique singuliers du secteur donnent aussi le tournis : « Ici, on ne vend pas comme ailleurs des mètres carrés de superficie, mais des mètres cubes de volume », s’étonne maître Gaborit, un avocat qui suit les résistances locales aux projets les plus pharaoniques.

Qui construira la tour la plus haute ?

La gouvernance, complexe, du lieu est assurée indirectement par l’État, par le biais de l’Établissement public d’aménagement de la Défense Seine-Arche (Epadesa, ex-Epad, convoitée en 2009 par Jean Sarkozy). Mais aussi par De Facto, un autre établissement public qui assure l’animation et l’entretien de la voirie. L’Epadesa vend à prix d’or les dernières parcelles de foncier disponibles pour financer l’entretien du site, quitte à renvoyer aux communes voisines la gestion des nuisances engendrées par les tours : pénurie de logements et de stationnement pour les habitants, qui souffrent aussi de l’engorgement de la ligne 1 du métro et du RER A.

Mais la poule aux œufs d’or vieillit mal : les surfaces de bureaux surcotées ne trouvent pas toutes preneur. Et les montages financiers n’ont pas tous supporté la crise. En mars 2010, le projet de tour Signal est annulé après le retrait du promoteur espagnol Medea ; le projet Generali suivra bientôt le même sort. Dix-huit mois plus tard, un rapport de l’Inspection générale des finances, « fuité » dans Le Canard enchaîné (mais toujours pas rendu public...), stigmatise un Epadesa financièrement au bord du gouffre, victime « d’erreurs de gestion assez graves » et dont le déficit pourrait atteindre plusieurs centaines de millions d’euros d’ici à 2020. C’est dans ce contexte orageux que deux projets d’immenses gratte-ciel s’attirent les foudres d’associations et d’élus locaux. Ceux-ci luttent depuis plusieurs mois, à coups de recours gracieux et de contentieux, contre les permis de construire et de démolir.

Une « dubaïsation » de La Défense

D’un côté, à proximité de la Grande Arche, la tour Phare s’annonce pour 2017 comme l’immeuble de bureaux le plus imposant de France : 297 m de haut – à peine moins que la tour Eiffel ! – abritant 150 000 m² de bureaux. De l’autre côté de la dalle, en bord de Seine et face à Neuilly, les projets de tours jumelles Hermitage prévues par l’investisseur russe Emin Iskenderov repoussent encore plus loin le gigantisme : un projet de deux milliards d’euros pour deux immeubles culminant à 320 m de hauteur. Ils pourraient accueillir (entre autres) un hôtel 5 étoiles, des appartements de luxe, des activités tertiaires, un centre commercial, deux auditoriums, une galerie d’art… et une résidence étudiante. À condition que le chantier parvienne à son terme : depuis que Mirax, société russe dont Hermitage était une filiale, s’est effondrée en 2011, le plus grand doute plane sur sa viabilité.

« On favorise la bascule sociale en remplaçant du logement modeste et intermédiaire par du grand luxe clinquant. C’est la "dubaïsation" de La Défense ! », soupire Joëlle Paris, élue écologiste de Courbevoie. Le projet Hermitage entraîne la destruction d’immeubles abritant 250 familles, dont 40 logements HLM. De son côté, la tour Phare détériorera encore la mixité bureaux/logements du secteur, alors que La Défense compte déjà 3 000 000 m² de bureaux (impossible d’en connaître la part vacante…), mais cinq fois moins de surface de logements. La mobilité devrait aussi empirer : dans le grand hub de transports publics de La Défense, 450 000 personnes se bousculent au quotidien et les stationnements privés sont saturés. Mais la foule costumée et cravatée va encore s’étoffer : « Pour le projet Phare, le promoteur entend acheter 105 places de parking… pour 8 000 salariés ! », s’étrangle Jean-André Lasserre, conseiller général PS qui préside la fronde politique locale.

Gouffres énergétiques

Les deux élus locaux sont notamment cosignataires d’un recours contre le permis de construire de la tour Phare, récemment débouté par le tribunal administratif de Cergy-Pontoise. Ils ont décidé de poursuivre en appel. La liste des griefs est longue : ensoleillement en berne, « effet venturi » produisant un vent violent pour les piétons, construction risquée au-dessus d’un boulevard périphérique et avec un appui sur le quai d’une voie SNCF (on prend l’espace là où il existe !), destruction de la passerelle reliant Courbevoie à la dalle de La Défense… Les opposants s’inquiètent aussi de la privatisation de l’espace public et de l’érection de tels emblèmes vertigineux. « La tour Phare devient un symbole », tonne André Fessy, dont l’association Village a aussi déposé un recours contentieux contre le projet. Comme tous les gratte-ciel revendiquant leur prestige, « elle est vulnérable à un risque terroriste ».

La facture environnementale s’annonce aussi salée : « Au-delà de 60 m de haut, les impacts énergétiques sont particulièrement importants, notamment en termes de climatisation, d’éclairage artificiel, voire de circulations verticales », prévient Françoise-Hélène Jourda, lauréate du grand prix international d’architecture durable en 2007. « Les tours nécessitent aussi entre 30 et 50 % de matériaux en plus lors de la construction, en béton armé ou en acier, donc non renouvelables, avec une consommation d’énergie grise particulièrement lourde. » Des contraintes structurelles qui n’empêchent pas Phare et Hermitage de claironner une « ambition environnementale », avec candidature aux principaux labels internationaux et présence de turbines éoliennes ou de panneaux photovoltaïques sur le toit pour la première.

Faire taire les élus dissidents

Le 13 avril dernier, une cinquantaine de riverains, militants associatifs et élus locaux ont manifesté devant le restaurant Les Feuillantines, un commerce mis en difficulté par le projet Hermitage. En parallèle, des locataires des Damiers – les immeubles condamnés par le projet – ont arboré une banderole aux fenêtres de leur logement, qu’ils doivent quitter. Mal leur en a pris : de nuit, la toile insolente a été mystérieusement saccagée.

Le bras de fer avec les investisseurs s’est en réalité considérablement durci : « la bataille est politique, mais elle est aussi financière », s’inquiète Jean-André Lasserre. Unibail-Rodamco, leader européen de l’immobilier commercial, a réclamé 50 000 euros de frais de justice aux élus ayant déposé un recours contentieux contre Phare. L’association Vivre à la Défense, qui réunit les habitants de la résidence des Damiers, a connu bien pire : déboutée par le TGI de Paris de l’un de ses recours contre la tour Hermitage, elle est aujourd’hui sommée par la partie adverse de rembourser 600 000 euros de frais de justice. Et l’investisseur Emin Iskenderov ne souhaite pas s’arrêter là : il a aussi dénoncé un « recours abusif » dans une autre procédure lancée par l’association de riverains, chiffrant les dommages et intérêts supplémentaires à... 8 millions d’euros. Avec de telles épées de Damoclès au-dessus du porte-monnaie d’un modeste collectif de quartier, il faut avoir les reins particulièrement solides pour poursuivre la résistance.

Avec l’alternance au sommet de l’État, les élus locaux espèrent que la gouvernance de La Défense va enfin évoluer, et que transparence sera faite sur sa gestion. Mais les tours devraient continuer à pousser dans le secteur, récemment étendu sur Nanterre et la Garenne-Colombes. À défaut d’une rentabilité économique assurée, les immeubles de grande hauteur, sourit Françoise-Hélène Jourda, sont « des objets phalliques qui satisfont les ego de nombreux acteurs ». À commencer par ceux des investisseurs et des architectes.

Julien Bonnet