Pollution minière

Au Chili, des villageois affrontent l’une des plus grandes fortunes mondiales

Pollution minière

par Elif Karakartal

C’est l’histoire de villageois qui osent s’opposer à la plus riche famille du Chili. Après avoir asséché une vallée avec la construction d’une mégadécharge, le consortium minier Antofagasta, domicilié à Londres mais appartenant à la famille chilienne Luksic, intente un procès contre le comité de défense du village des Caimanes. Les villageois sont accusés d’ « association illicite » pour s’être opposés à la dévastation environnementale. Le procès débute le 7 juin.

Le réservoir-décharge atteint près de 300 mètres de hauteur. Il est constitué de boue compactée recelant 2 700 millions de tonnes de déchets produits par la mine Los Pelambres au Chili. À tout moment, cet immense édifice de déchets miniers risque d’ensevelir la vallée, mettant en péril la vie de ses habitants. Alors que les villageois de Caimanes dénoncent depuis des années la pollution et la spoliation de l’eau, les dirigeants de l’entreprise minière Los Pelambres ont choisi de mobiliser pouvoirs et moyens financiers afin de museler les voix qui ont osé se lever contre elle et tenter de mettre en prison ceux qu’elle n’a pu acheter. L’objectif, asseoir impunément le droit de contaminer librement au nom de la course au profit, en attaquant les défenseurs de l’environnement et des droits humains.

Derrière ce procès peu banal, des villageois vont s’affronter à la toute-puissance de géants financiers. Los Pelambres fait partie du consortium minier Antofagasta Minerals, propriété des Luksic, la plus riche famille du Chili. Le groupe Luksic, classé 27e fortune mondiale selon la revue Forbes en 2011, est propriétaire de différents secteurs d’activité clefs du pays et exerce une influence certaine sur les milieux politiques, dominant des gouvernements locaux et la plupart des médias. Lorsque onze habitants de Caimanes entament une grève de la faim qui durera 80 jours, l’action passe sous un silence médiatique quasi complet.

Aux origines de la mégadécharge

L’affaire commence il y a un peu plus d’une dizaine d’années lorsque l’entreprise minière Los Pelambres cherche un nouveau terrain pour entreposer les millions de tonnes de déchets toxiques produits par son extraction minière dans la province du Choapa, à 200 km au nord de Santiago. La vallée du Mauro, qui était jusqu’alors une vallée agricole tranquille, est choisie pour ses versants montagneux facilement aménageables en mégadécharge. Le fait que l’emplacement désigné se situe sur les nappes phréatiques qui alimentent la vallée n’embarrasse pas le moins du monde l’entreprise. Selon un processus qui jette le doute sur le sérieux des études d’impact environnemental, le permis d’installation de la décharge est accordé. La seule logique est celle des gains, en allant le plus vite possible dans l’extraction des matières premières.

Les habitants d’El Mauro reçoivent à la fin des années 1990 une invitation à déguerpir. Indemnisés une misère, ils sont déplacés de manière quasi forcée. Le mur, composé de boue toxique non solide, est érigé à partir de 2008. En quatre ans, il atteint la taille prévue après vingt-cinq ans, et mesure aujourd’hui 270 mètres de hauteur, 1,5 km de large, 7 km de long, accumulant 2 700 millions de tonnes de déchets toxiques. Sa construction a enseveli au passage des centaines de vestiges archéologiques, d’autres ont été déplacés et entreposés dans des cartons où ils gisent toujours aujourd’hui. Outre cette destruction du patrimoine archéologique, dénoncée depuis des années comme l’une des plus grandes de l’histoire du Chili par Patricio Bustamante [1], la vie du village est complètement bouleversée.

Pollution des eaux et risques sismiques

Les sources naissantes d’eau, obstruées par les milliers de tonnes de déchets toxiques, ne peuvent plus s’écouler. Elles ont formé un lac derrière les déchets, empêchant le processus de séchage des boues toxiques, ce qui engendre une contamination perpétuelle. Obstrué par le mur de contention des déchets toxiques, l’écoulement des eaux a fortement diminué, provoquant un assèchement quasi total. Le peu d’eau qui reste, pollué [2], prive les agriculteurs de leur moyen de vivre.

En outre, la mégadécharge peut s’effondrer à tout moment. Des pluies trop violentes menacent de faire déborder les eaux et de faire se déverser des milliers de tonnes de déchets toxiques qui enseveliraient le village. Dans un des pays les plus sismiques du monde, un tremblement de terre de force 9 sur l’échelle de Richter est une probabilité notable. La décharge a été construite sur des failles géologiques et son activité risque d’engendrer le phénomène aujourd’hui reconnu de « sismicité induite ». En cas de séisme dépassant 8,5 ou de pluies violentes, le mur ne résisterait pas et les habitants n’auraient alors que cinq minutes pour fuir. Cinq minutes. C’est peu, surtout lorsqu’il n’existe ni système d’alarme ni plan d’évacuation malgré le danger prévu et les réclamations réitérées des habitants. Installer des systèmes d’alarme reviendrait à reconnaître l’existence d’un danger, ce que les dirigeants de la mine veulent éviter à tout prix. Mais où est l’État ?

Corruption et conflits

Face à cette situation, bien loin de tenter de réparer les dommages causés, l’entreprise s’emploie à diviser pour mieux régner, distribuant emplois précaires et menus bénéfices à tous ceux qui vont dans son sens et les refusant aux autres. Elle décharge ainsi l’État de ses responsabilités sociales, en offrant par exemple en grande pompe une ambulance au village. Elle réussit ainsi à créer de fortes divisions au sein même des familles, la logique de la survie au quotidien entrant en conflit avec dignité et identité. Pour la jeune génération, il s’agit souvent d’opter entre donner sa force de travail à la mine, en ignorant dès lors tous les dégâts et destructions des terres de leurs parents et aïeux, ou quitter leur village. Le complexe de la décharge du Mauro ne laisse en effet travailler que « les bons éléments » [3].

En 2006, un recours à la cour d’appel de Santiago a été gagné par les villageois permettant l’annulation du permis de construire de la mégadécharge. Mais l’entreprise a alors versé 25 millions de dollars pour corrompre l’avocat s’occupant de l’affaire, acheter le terrain d’un agriculteur puissant et soudoyer une poignée de dirigeants du village, réussissant à négocier frauduleusement un accord visant à annuler l’annulation du recours précédemment décrété [4]. Bien qu’il n’ait pas été validé par les habitants, cet accord réalisé en catimini acquiert pourtant valeur de permis et la mégadécharge est bel et bien construite, en dépit du refus des habitants.

Défense des communs

Bien que les dommages soient causés, les habitants n’ont jamais baissé les bras. Constituant le Comité de défense personnel de Caimanes, ils se sont toujours mobilisés comme le montrent les nombreuses occupations, marches et pancartes, visibles dans tout le village. Dénonçant l’illégalité de l’accord enfreignant la résolution de la cour d’appel de justice, ils exigent son annulation. Ils demandent également que soient reconnus les dommages environnementaux commis, la contamination et l’appropriation illégale de l’eau, ainsi que les pratiques abusives de la méga-entreprise.

Pour avoir osé dénoncer les ravages environnementaux que l’entreprise minière nie jusqu’à aujourd’hui, et avoir mis en cause les pratiques de corruption qui ont permis l’obtention d’accords illégaux, les défenseurs de Caimanes se retrouvent aujourd’hui sur le banc des accusés et encourent des peines de prison. Jusqu’où ira la force du pouvoir et de l’argent ? Jusqu’où iront l’impunité et la privation de droits aussi fondamentaux que le droit à l’eau reconnu par l’ONU depuis le 28 juillet 2010, le droit à vivre dans un environnement sûr et sain, et le droit à s’exprimer et à dénoncer les crimes environnementaux ?

Quel modèle de développement ?

Le 7 juin prochain, commence un procès qui fera date. Il aura lieu à Ovalle (Chili), à près de 200 km de Santiago, et verra s’affronter un petit village contre la plus grande fortune du pays disposant d’une centaine d’avocats et de ressources financières illimitées. Les dirigeants de la mine Los Pelambres accusent le dirigeant du Comité de défense de Caimanes et ses avocats « d’association illicite ». Oui, s’opposer à la dévastation environnementale aujourd’hui est considéré comme une association illicite ! Le droit à vivre dans un environnement sûr et non contaminé, et le droit à se défendre sont aujourd’hui menacés.

Outre les conséquences directes sur les parties attaquées, les peines de prison et la perte de titres pour les avocats, le groupe Luksic vise à empêcher que le véritable procès, intenté par les avocats contre la mine, se réalise. L’objectif est d’intimider, voire de museler la défense pour que les délits environnementaux et la privation de droits des habitants de Caimanes soient étouffés. Espérons qu’au contraire ce procès sera l’occasion de mettre à nu les pratiques prédatrices et illégales de telles entreprises. Si, aujourd’hui, dénoncer les conséquences d’un mode de développement prédateur est susceptible d’être puni par des peines de prison, alors qu’en est-il de la justice ? On comprend que derrière cette histoire locale, ce sont les choix aveugles d’un modèle de développement accéléré qui se jouera ici.

Elif Karakartal, réalisatrice de films documentaires, membre du Collectif de films documentaires pour la mémoire historique de Caimanes, du collectif ALDEAH, de l’association France Amérique Latine, de la Coordination Eau Ile-de-France.

Photos : Collectif films documentaires pour la mémoire historique de Caimanes

Affiche : Patricio Bustamante

[Mise à jour du 8 juin 2012] : le procès contre Caimanes a été reporté. La nouvelle date sera fixée le 28 juin.