Critique

« No Church In The Wild » et Romain Gavras : une récupération par le système de l’imaginaire de la révolte ?

Critique

par Rédaction

Après le clip « Stress » produit pour le groupe Justice, qui mettait en scène une bande d’ados se livrant à des violences gratuites, le nouveau clip réalisé par Romain Gavras suscite quelques réactions. « No Church In The Wild » montre une très esthétique émeute. Pour l’architecte new-yorkais Léopold Lambert, cette mise en scène révèle une tentative de récupération « de l’imaginaire révolutionnaire » par le système, au risque de discréditer les mouvements de contestation actuels.

« No Church In The Wild », le nouveau clip de Jay Z et Kanye West, réalisé par Romain Gavras, est problématique à beaucoup d’égards. Pendant cinq minutes de débauche esthétique, le film montre au ralenti un affrontement ultraviolent entre une foule énervée, composée uniquement d’hommes, et des policiers, sans doute plus calmes, mais à la violence bien plus méthodique. La séquence, qui se déroule visiblement entre Prague et Paris, rappelle les différentes révolutions et insurrections européennes du XIXe siècle. Cette esthétisation optimale de la violence s’adresse directement à notre testostérone afin que l’on puisse s’identifier aux standards masculins de l’insurrection, ce qui ne correspond en rien aux diverses révolutions arabes ou mouvements civiques de 2011 qui ont émergé dans plusieurs pays du monde.

La société du spectacle n’a que faire de la longue construction pacifique d’une démocratie. Via ses différents médias (y compris les plus sérieux et prétendument libéraux comme le perfide New York Times), elle préfère capitaliser sur la partie violente de l’imaginaire révolutionnaire dans le but de discréditer et de s’approprier un mouvement dont la racine est l’anticapitalisme.

Dans le clip, ce n’est pas un hasard si les émeutiers ne cherchent rien d’autre que la bagarre avec la police, comme s’il s’agissait d’un sport. La grande force du capitalisme est d’intégrer son propre antagonisme, et d’être capable de capitaliser sur ce dernier. Jay Z et Kanye West sont les exemples les plus flagrants de ce phénomène, incarnant le nec plus ultra de ces anti-pro-système d’une musique hip-hop inventée à l’origine pour représenter une forme de résistance à ce même système.

Ce film est toutefois intéressant car il aborde une ligne de risque que le capitalisme choisit de prendre contre lui-même. Le cinéma capitaliste enjolive la violence depuis longtemps. Cependant, il prend soin de personnifier cette violence contre un « autre » tangible et crédible, qu’il s’agisse d’un alien, d’une armée ennemie, de gangsters, de flics (mais toujours corrompus et personnifiés dans un sens comme dans l’autre) ou toute autre forme d’existence caractérisée par une existence binaire. Cet autre est soit vivant soit mort, soit victorieux soit perdant. « No Church In The Wild » alimente la construction d’un imaginaire dans lequel un système intangible mais omniprésent est combattu. Certes, la société du spectacle est clairement mise en avant et les policiers participent à l’anthropomorphisme de l’antagonisme. Mais il est évident qu’une force externe au combat visible intervient réellement et s’intègre dans notre imaginaire.

N’oublions jamais que les opportunistes nous enseignent toujours des choses sur notre époque, portant en eux, plus ou moins, la notion d’un capitalisme en marche. Le simple fait que les clips de Jay Z et de Kanye West abandonnent l’image phallocrate – disons macho – de playboys en pleine orgie, pour aborder une thématique plus grave (même si elle reste basse du front et incroyablement simpliste), témoigne d’une évolution associable à l’imaginaire des gens depuis 2011. Plutôt que de rejeter le produit de cet opportunisme, nous devrions plutôt nous pencher sur son existence. Utiliser le système contre lui-même est probablement le seul moyen de contrer ses capacités de mutation et d’adaptation. A l’inverse, tout est fait pour déconstruire l’énergie politique actuelle et c’est à nous de consolider cette énergie afin d’en faire une base pour une société critique.

Texte original (en anglais) : Léopold Lambert / The Funambulist

Traduction : Vincent Le Leurch pour Basta!