Elections

« En Algérie comme ailleurs, le printemps est à venir »

Elections

par Nedjib Sidi Moussa

Les Algériens votent le 10 mai pour élire leurs députés. Le pays est-il resté à l’écart du « printemps arabe » qui a transformé ses voisins ? De nouvelles forces démocratiques et progressistes émergent-elles ? Où en sont les mouvements sociaux alors que le pays compte chaque année des milliers de manifestations pour le logement, l’éducation, l’emploi ou les salaires ? Eléments de réponse avec Nedjib Sidi Moussa, chercheur en sciences politiques.

Que faut-il attendre des élections législatives en Algérie ?

Ces élections se dérouleront le 10 mai, quelques jours après le second tour de l’élection présidentielle française, suivie avec intérêt, voire enthousiasme, par de nombreux Algériens. Elles sont caractérisées par la promulgation en janvier 2012 d’une loi organique sur les partis politiques, qui donne de larges prérogatives au ministère de l’Intérieur et qui autorise la dissolution d’un parti s’il ne présente pas de candidats à quatre élections législatives et locales consécutives. Du côté des incitations, on peut rappeler qu’en 2008 les députés ont vu leur rémunération atteindre 300 000 dinars mensuels (soit 20 fois le salaire minimum), peu avant l’amendement de la Constitution qui a permis au Président de briguer un troisième mandat.

Lors des précédentes législatives, chaque parti a par ailleurs reçu la somme de 400 000 dinars par candidat élu. Enfin, le nombre de sièges à pourvoir à l’Assemblée populaire nationale (APN) passe de 389 à 462 pour le prochain scrutin. Cette mesure est expliquée du côté des autorités par la démographie et le souci d’accroître la présence féminine (avec l’instauration d’un système de quotas). Elle est aussi comprise comme la volonté d’offrir au plus grand nombre de formations la possibilité d’être représentées.

Chez les organisations médiatisées, le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) appelle au boycott. Le Front des forces socialistes (FFS), quant à lui, a décidé de se lancer dans la bataille électorale après un débat interne. Le « plus vieux parti d’opposition » a en effet boudé les deux dernières législatives. Hocine Aït Ahmed, son dirigeant historique, présente la participation comme « une nécessité tactique » pour son parti. Tout en étant conscient de la crainte, chez ses militants, de la « puissante attractivité de la mangeoire du régime ». Le Parti socialiste des travailleurs (PST) déclare ne se faire « aucune illusion sur les élections », préférant les luttes pour satisfaire les besoins des masses populaires. Son programme préconise un certain nombre de mesures radicales sur le plan social et invite à « construire le rapport de force qui permettra d’imposer le contrôle ouvrier et populaire ». Reste une autre organisation, le Parti des travailleurs (PT), dirigé par Louisa Hanoune, qui exprime un « soutien critique » au Président et multiplie les initiatives communes avec l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), ancien syndicat unique, lié historiquement à l’administration.

Tant du côté de l’État que du côté des partis politiques, les élections auront valeur de test. Le premier enjeu sera le taux de participation, qui était de 35 % en 2007. Les organisations, en particulier les plus récentes, vont-elles réussir à susciter l’adhésion à des projets, des personnes ou des valeurs ? Vont-elles réussir à mobiliser leur électorat potentiel ou leur clientèle supposée ? Le déroulement de la campagne et les diverses prévisions laissent penser que l’abstention sera très forte, en particulier dans les villes, tant du fait de l’indifférence des citoyens que de leur rejet des partis et d’un système rompu à la fraude, malgré les promesses du gouvernement quant à la neutralité de l’administration.

Le second enjeu est justement la réaction des partis, voire des citoyens, face à une éventuelle distorsion des résultats trop flagrante ou massive. De quelle manière les candidats ou formations qui s’estimeraient lésés pourraient-ils manifester leur mécontentement ? Le troisième enjeu est celui de la réaction de la communauté internationale, jusqu’ici bienveillante, et en premier lieu des partenaires privilégiés ou influents que sont la France et les États-Unis. À la suite des nombreuses interpellations de militants au cours de la campagne, le Quai d’Orsay a rappelé son attachement à la « liberté d’expression ».

Enfin, le quatrième enjeu est celui d’une éventuelle recomposition du champ politique, marqué par le nomadisme au profit des partis de l’administration, et d’une décantation probable après l’inflation préélectorale. Il n’est pas impossible d’assister à l’émergence d’alliances du même type que « l’Algérie verte », coalition de partis islamistes, ainsi que le propose le PST pour unir la gauche. Dans le même esprit, les formations qui défendent la perspective d’une Assemblée constituante, comme le FFS, pourraient formuler des propositions d’alliance.

Pourquoi l’Algérie semble-t-elle rester à part des dynamiques des « révolutions arabes » ?

Derrière l’expression « révolutions arabes » se cachent plusieurs réalités qui ne s’excluent pas nécessairement et se combinent parfois. La labellisation fait elle-même l’objet d’une compétition, selon que l’on soutienne tel ou tel secteur qui tend à conserver le statu quo ou à le renverser. Nous aurons dans les faits et dans les discours des mouvements sociaux, des guerres civiles et des djihads qui renvoient à autant de stratégies que de légitimations du conflit. Ces stratégies renvoient à des enjeux nationaux, régionaux et globaux, car les sociétés mobilisées sont connectées à l’international et peuvent également en jouer, même lorsqu’elles sont dominées. Si les espérances furent grandes après la fuite de Ben Ali, la suspicion fut de mise après l’exécution de Kadhafi et les divers succès électoraux des islamistes qui se comprennent selon des trajectoires spécifiques.

L’Algérie, pas plus que d’autres pays arabes, africains, voire européens, n’est à l’écart des dynamiques actuelles. Cela était déjà le cas lors du bouleversement d’octobre 1988 ou de la lutte armée contre le colonialisme en novembre 1954. Ces deux événements s’inscrivaient chacun dans un contexte régional marqué par des luttes d’influence au niveau mondial. Après l’échec, début 2011, d’initiatives politiques aussi diverses qu’éphémères, l’essentiel de la contestation est revenu sur le terrain social, en se démarquant rigoureusement du politique. Il s’est ainsi opéré une transaction entre les secteurs mobilisés (de façon isolée) et les secteurs étatiques sur le mode : « Vous faites semblant de satisfaire nos revendications économiques et nous faisons semblant de ne pas remettre en cause votre autorité politique. »

On estime ainsi que 10 000 manifestations en tout genre – pour le logement, les salaires, l’emploi, les diplômes, le cadre de vie, etc. – nécessitent chaque année l’intervention des forces de l’ordre. Fait notable, un militant pour les droits des chômeurs s’est vu dernièrement arrêté, emprisonné plusieurs jours et condamné à un an de prison avec sursis pour avoir manifesté sa solidarité avec les greffiers en grève. On peut lire cet événement comme une nouvelle tentative d’empêcher, par la dissuasion et la répression, une éventuelle « désectorisation » ou convergence des luttes. Pour éviter que la place des Martyrs devienne une nouvelle place Tahrir, les travaux pour le métro d’Alger avait opportunément débuté début 2011. La Grande Poste est devenue un nouvel espace de rassemblement et il est parfois risqué de s’y donner rendez-vous le samedi quand on est jugé physiquement et potentiellement opposant par les forces de l’ordre.

La situation ouverte par la révolution tunisienne et les émeutes de jeunes Algériens en janvier 2011 ont conduit les autorités à adopter, après consultation avec de nombreuses personnalités et organisations, une série de « réformes politiques » (jugées plus liberticides que les dispositions antérieures), à agréer en un temps record un grand nombre de partis (animés pour l’essentiel par des inconnus du grand public), à annoncer une ouverture de l’audiovisuel (toujours dominé par le gouvernement et les partis associés), à lever l’état d’urgence (il est toujours interdit de se rassembler dans la capitale sous peine d’arrestation) ou à augmenter les revenus de certaines catégories (sans pour autant procurer un pouvoir d’achat satisfaisant devant l’inflation de certains produits de base).

Le bouleversement, symbolique, est peut-être à chercher du côté de certains officiels qui, tout en combattant l’idée de nouvelle révolution, présentent désormais octobre 1988 comme une « révolution » alors que l’événement était jadis qualifié de « chahut de gamins ». Le slogan officiel pour inciter les citoyens à aller voter témoigne de la prise en compte de ce nouveau climat : « L’Algérie est notre printemps ». Le Premier ministre et dirigeant du Rassemblement national démocratique (RND) a déclaré que l’Algérie avait connu son printemps en 1962, tandis que le Président déclarait que les prochaines élections étaient aussi importantes que le 1er novembre 1954.

Observe-t-on l’émergence d’alternatives démocratiques au régime actuel ?

Des quelques initiatives qui ont émergé sur le terrain politique au début de l’année 2011, on peut citer chronologiquement : la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD), qui s’est prononcée pour le départ du président Abdelaziz Bouteflika, le Manifeste pour les droits et libertés (MDL), réclamant la levée de l’état d’urgence en vigueur depuis 1992, l’Alliance nationale pour le changement (ANC), favorable à une refondation de l’État, et le Front du changement national (FCN), militant pour un changement du système. Si ces initiatives se sont toutes réclamées du changement, elles n’en recouvraient pas moins des clivages politiques préexistants. La CNCD, minée par des dissensions internes, était la plus médiatisée, d’une part, en raison de son choix de manifester dans les rues de la capitale et, d’autre part, en raison de l’identité d’une de ses figures de proue, Saïd Sadi.

Ce dirigeant du RCD, qui a réussi à capter l’attention de certains médias, n’en demeurait pas moins impopulaire, notamment à cause de son statut d’« éradicateur » durant la guerre civile, de la participation de son parti au premier gouvernement Bouteflika ou encore de son positionnement jugé pro-occidental. Ni Saïd Sadi ni Ali Belhadj, ancien dirigeant du Front islamique du salut (FIS), qui compte encore des partisans, n’ont réussi à conduire ou à incarner la contestation contre le régime. Ces deux figures opposées durant les deux dernières décennies ont probablement fait les frais de la réticence d’un mouvement potentiel de se doter de représentants, a fortiori parmi ceux qui occupent le devant de la scène depuis la fin du parti unique et qui sont jugés responsables de la détérioration de la situation. Saïd Sadi a finalement quitté, en mars de cette année, la présidence du parti qu’il dirigeait depuis 1989.

Plus que l’émergence de nouvelles initiatives, il semblerait que l’on assiste d’abord à la fin d’une séquence marquée par le terrorisme et dont certains acteurs ont récemment disparu, comme le général Larbi Belkheir, le chef de la Sûreté nationale Ali Tounsi, le général Mohamed Lamari, ou encore l’ancien secrétaire général du Front de libération nationale (FLN), Abdelhamid Mehri, et le premier président de l’Algérie indépendante, Ahmed Ben Bella. Cela ne doit pas pour autant occulter le maintien en activité de tout un personnel politique formé avant 1989 et qui occupe des postes de décision dans les partis, syndicats, associations, médias et autres institutions. Cela ne doit pas non plus écarter, a priori, la possibilité pour des générations jusque-là peu associées au pouvoir sous toutes ses formes de l’exercer ou du moins d’y être associées.

Les nombreux partis politiques récemment agréés peuvent non seulement être compris comme une volonté, du côté de certains cercles dirigeants, de segmenter une offre politique peu attractive, mais aussi, du côté des entrepreneurs politiques, bloqués dans leur ascension par des appareils sclérosés, de trouver un débouché à leurs aspirations. Ces deux aspects ne sont pas contradictoires et on remarque qu’ils prennent soin de ne jamais critiquer la personne du Président.

La crise de la représentation ainsi que le hiatus entre les mouvements sociaux et le champ politique semblaient difficilement surmontables en quelques semaines de campagne, d’autant plus que le PT, qui se réclame toujours du socialisme mais plus de l’opposition, brouille la question démocratique et sociale par son positionnement. La formation ou la consolidation d’appareils politiques, constitués de professionnels de la représentation ou en voie de l’être, pose inévitablement la question des ressources accumulées dans la violence ou à l’international. Enfin, la généralisation de la corruption, les restrictions de l’expression publique et les conflits frontaliers sont autant de facteurs à prendre en considération.

L’ambiance délétère, marquée tout récemment par des émeutes à Jijel, les agressions contre des candidats ou encore les rumeurs (obligation de voter sous peine de ne pas faire valoir ses droits vis-à-vis de l’administration), invitent à placer le prochain scrutin (pour une institution sans réelles prérogatives) dans une perspective longue. Les Algériens, dont l’histoire ne commence ni en 1962 ni en 1830, auront à trouver, comme tous les peuples, la manière de s’organiser par eux-mêmes, sans forcément faire rimer politique avec professionnalisation, démocratie avec représentation ou révolution avec violence. En Algérie comme ailleurs, le printemps est à venir.

Nedjib Sidi Moussa, doctorant en science politique, université de Paris-I