Pollutions industrielles

Kodak, l’école et les cancers

Pollutions industrielles

par Ivan du Roy

Des cancers infantiles à répétition, une école construite sur une ancienne usine Kodak... Un collectif d’habitants demande la dépollution de leur quartier à Vincennes, en banlieue parisienne, depuis presque dix ans. En vain.

Cet article a été initialement publié dans l’hebdomadaire Témoignage Chrétien

Le 6 juin, Véronique Lapidès fera son entrée au tribunal de Créteil, en tant que présidente d’un collectif d’habitants de Vincennes (Val-de-Marne) accusée de diffamation par le maire Laurent Lafon (Nouveau centre). Pour elle, ce n’est qu’un épisode supplémentaire et « anecdotique » dans l’affaire qui oppose depuis huit ans les 300 familles du Collectif vigilance Franklin (CVF) face aux autorités sanitaires, mairie, préfecture et administrations.

Tout commence en 1999, quand la directrice de la maternelle Franklin Roosevelt s’alarme du troisième cas de cancer infantile diagnostiqué dans son école. L’établissement se situe dans un nouveau quartier de Vincennes, édifié au milieu des années 1980 à la place d’une ancienne usine Kodak, installée depuis 1906, qui fabriquait des pellicules photographiques. Un quatrième cas de cancer, en 2001, met le feu au poudre. Riverains et parents d’élèves se mobilisent. Ils s’aperçoivent qu’aucune analyse n’a été menée avant la reconstruction du site. « Pouvait-on penser une seconde que rien n’avait été fait ? Ce sont les copains de nos enfants qui étaient atteints de cancers », soupire Véronique Lapidès.

Six cancers en six ans

Un comité de suivi est mis en place par la préfecture, auquel participent les habitants appuyés par le toxicologue Henri Pézerat, directeur de recherche honoraire du CNRS et l’un des premiers lanceurs d’alerte français sur l’amiante au milieu des années 1970. Une étude épidémiologique révèle qu’entre 1995 et 2001, six enfants de moins de six ans résidant ou scolarisés dans le quartier ont été atteints d’un cancer, dont deux sont décédés depuis. Un « cluster » (regroupement en anglais) dans le langage des épidémiologistes : une anomalie, comparée à ce qui est statistiquement attendu, et qui devrait susciter la curiosité des autorités sanitaires. Devrait... Car aucune étude ni recoupement de ces « clusters » statistiques sur les cas de cancers n’existe (1). Alors que les études se poursuivent, un septième cas de cancer apparaît en 2003.

Parallèlement, Kodak est chargé de mener les études environnementales. Celles-ci révèlent la présence dans la nappe phréatique de différents composés chlorés, dont du Chlorure de vinyle, un composé chimique industriel extrêmement cancérigène, et de benzène, également cancérigène. « On sait que plus de 400 substances chimiques étaient utilisées par Kodak, dont certaines très complexes. Nombre d’entre elles n’ont pas été recherchées », déplore Véronique Lapidès. L’architecte d’intérieur est presque devenue experte en matière de molécules. « Quand on se retrouve face à ce genre de problématique qui embrasse des aspects très techniques, comme la toxicologie ou l’hydrologie, vous êtes obligés de vous y coller parce que vous ne disposez pas de votre staff d’experts personnels. Notre force consiste en une certaine pluridisciplinarité face à des experts qui, en France, ne débordent pas de leur spécialité. »

Démission d’un scientifique

Ce cloisonnement des études épidémiologiques est l’une des causes de la démission d’Henri Pézerat du comité scientifique, dès 2001, qui souhaitait que d’autres familles de produits susceptibles d’être présents soient recherchées, comme les éthers de glycol, des solvants ou les tristement célèbres PCB. Le toxicologue demandait également que des prélèvements aient lieu dans les habitations et que Kodak finance l’étude mais n’en soit pas le maître d’œuvre. Reste que les produits chimiques formellement détectés sont très volatiles. Il suffirait aujourd’hui que la nappe phréatique remonte au niveau où elle était dans les années quatre-vingt-dix (équivalent au niveau -3 du parking souterrain du quartier) pour que ces gaz se retrouvent à nouveau dans les sous-sols et les cages d’escalier.

« Plutôt que de dépolluer, les autorités ont préféré surveiller le site. C’est aberrant quand il y a des enfants sur place ! », se fâche la présidente du collectif. Une véritable épée de Damoclès plane non pas au dessus du quartier mais sous les pieds des habitants. Ce qui n’a pas empêché le maire de rouvrir l’école en 2004, estimant que les dernières analyses n’avaient « pas mis en évidence de concentration notable dans les lieux de prélèvements retenus. » Plusieurs parents ont préféré ne pas y réinscrire leur enfant.

Sevran, le contre-exemple

Dix ans après la première « alerte », rien n’a bougé. La plainte de la mairie contre le collectif fait suite à un tract de 2006 co-signé par le CVF et qui exigeait la dépollution du site. Six cents employés du ministère des Finances devaient alors déménager pour s’installer dans le quartier. Inquiets de la santé des salariés, les syndicats invitent Véronique Lapidès et Henri Pézerat à un débat en présence d’experts de la DASS et de l’Institut national de veille sanitaire (INVS). « Aucun expert ne pouvait s’avancer pour dire qu’il n’existait pas de danger pour l’avenir », raconte Véronique Lapidès. Les personnels du ministère ont finalement préféré s’installer dans la commune voisine de Montreuil.

Comment expliquer cet entêtement alors qu’à Sevran (Seine-Saint-Denis), Kodak a été obligé de racheter son ancien site pour le dépolluer avant qu’il soit reconstruit ? « Cela ferait jurisprudence pour d’autres endroits pollués et bâtis », estime Véronique Lapidès. 300 000 sites potentiellement pollués en France ont été répertoriés par le chercheur Frédéric Ogé. « Combien d’écoles ou de foyers ont été reconstruits dessus ? Nous sommes des précurseurs qui faisons notre devoir mais nous sommes vus comme des gêneurs. » Les lanceurs d’alerte de Vincennes étudient désormais les différentes possibilités techniques pour dépolluer les sous-sols de leur quartier et réparer les mortelles erreurs du passé. « Ce n’est pas à nous de le faire », soupire Véronique Lapidès. Comme depuis le début de cette crise sanitaire.

Ivan du Roy

1. Cette absence de données a permis à l’Académie des sciences d’affirmer à l’automne 2007 que seuls 0.5 % des cancers sont liés à des pollutions alors que la cause de plus de la moitié des 278 000 cas de cancers recensés en France en 2002 n’a pas été identifiée.