Retraites

Faut-il des régimes spéciaux pour tous les métiers pénibles ?

Retraites

par Ivan du Roy

« Burn out », risques traumatiques, exposition à des produits dangereux... Le travail, ce n’est pas forcément la santé pour de nombreux salariés. La pénibilité au travail peine à être reconnue. Résultat : en France, certains ne profitent pas des fruits de leur travail, mais en meurent.

Illustration : Blancafort

Cet article a été initialement publié dans l’hebdomadaire Témoignage Chrétien

Et si nous prenions Nicolas Sarkozy au mot. Il y a cette petite phrase du Président, glissée au début d’un discours sur les retraites prononcé au Salon de l’élevage, à Rennes, le 11 septembre 2007 : « Oui, la vérité, c’est qu’il existe des régimes spéciaux de retraite qui ne correspondent pas à des métiers forcément pénibles et qu’il existe des métiers pénibles qui ne correspondent pas à un régime spécial de retraite. C’est la vérité. Je vais changer cette situation parce qu’elle est indigne ». Alors que le rapport de force a commencé autour de certains régimes spéciaux, ne serait-il pas temps de plancher sur les différentes formes de pénibilité au travail ? Et de permettre aux salariés les plus exposés de profiter de leur retraite avant de mourir des fruits de leur travail.

La presse économique et les magazines dont le lectorat est principalement constitué de cadres ont récemment évoqué les épidémies de burn out, ces cadres supérieurs soumis à la pression de leur hiérarchie et aux humeurs de leurs subordonnés, aux logiques de rentabilité à outrance et aux horaires élastiques qui, soudainement, finissent « cramés ». Ces burn out peuvent être mortels, comme l’illustrent la récente série de suicides au technocentre de Renault à Guyancourt. Cette forme de pénibilité tient plus à l’évolution des organisations du travail et au management de plus en plus agressif qu’à un métier qui serait pénible en soi. Le stress reste plus difficile à mesurer qu’un effort physique ou une exposition à des produits dangereux, comme l’amiante.

L’imagerie d’Epinal du travail pénible nous renvoie plutôt celle des gueules noires, s’extirpant, la mine défaite, d’une houillière après un coup de grisou, celle des marins pêcheurs au large pendant des mois, soumis aux aléas de l’océan, ou celle du métallo suant devant son haut-fourneau, les poumons ravagés par la poussière métallique. Il n’y a quasiment plus de mineurs de fond et la restructuration de l’industrie sidérurgiste française a laissé des régions entières en proie au chômage. La « pénibilité au travail » est-elle pour autant en voie de disparition, laissant place au règne du stress ? A l’ère de la robotisation, des nouvelles technologies, des normes de sécurité et de la société de services, on pourrait le croire. A tort.

Métiers pénibles, le retour

« Les métiers que l’on désignait comme très pénibles sont plutôt en phase de déclin. Mais il existe des métiers émergents qui sont porteurs de pénibilités objectives », explique l’économiste Philippe Askénazy et auteur d’un livre remarqué sur « Les désordres du travail ». « Les préoccupations vertes, par exemple, se traduisent par de nouveaux métiers où des individus doivent assurer manuellement le travail de tri et de recyclage, des ordures ménagères ou des réfrigérateurs. Cela représente plusieurs dizaines de milliers d’emplois. Ces métiers, physiquement durs, se doublent d’une exposition aux produits toxiques. Les contraintes, l’absence d’hygiène et l’exposition aux risques les rapprochent de la condition de mineur. A la différence que les mineurs constituaient un corps de métier, berceau du syndicalisme. Là, ce sont des métiers plus diffus, exercés dans de petites unités dispersées, sans présence syndicale ni de visibilité sociale. » Les nouveaux modes de consommation débouchent aussi sur des travaux pénibles, comme la découpe de volaille à la chaîne pour alimenter les rayons des grandes surfaces en blancs de poulet, ailes et autres magrets. Effectués dans le froid, ces gestes répétitifs ne peuvent être accomplis par des machines, à moins de calibrer les entrailles des volailles au millimètre.

Les formes de pénibilité n’ont pas changé mais ont tendance à se cumuler. Une caissière, par exemple, doit maîtriser quelques notions d’informatique, assurer des gestes répétitifs dans une posture fatigante à la longue, faire bonne figure face aux clients - et parfois même affronter leur agressivité ou leur mépris - tout en étant étroitement surveillé par la hiérarchie. « Le métier de caissière est un vrai travail pénible, qui connaît un taux de démission considérable parce que les personnes craquent », explique le chercheur qui, lors de ses enquêtes de terrains, a pu constater l’étendue du malaise.

Loin de réduire la pénibilité, les nouveaux modes d’organisation du travail viennent l’intensifier. « L’objectif premier est de rechercher une utilisation optimale de l’être humain dans toutes ses dimensions. D’où une organisation qui, d’un côté, donne plus d’autonomie aux salariés, mais qui, de l’autre, le pousse à s’auto-exploiter tout en contrôlant ce que fait son collègue », détaille celui qui a étudié l’impact de l’informatique sur les gains de productivité. « Ces logiques ne sont pas nécessairement mauvaises. Encourager les échanges entre les salariés et permettre une meilleure gestion des horaires peut être porteur d’améliorations. Le problème est qu’en France, l’intensification a été mise en place, mais sans les aspects plus intéressants pour le salarié. »

Troubles musculo-squelettiques

L’enquête Sumer, pour « surveillance médicale des risques professionnels », menée par la Dares (1) auprès de 50 000 salariés sélectionnés par les médecins du travail, confirme cette évolution. « Entre 1994 et 2003, l’exposition des salariés à la plupart des risques et pénibilités du travail a eu tendance à s’accroître (...). Les longues journées de travail sont devenues plus rares et le travail répétitif est moins répandu. Mais les contraintes organisationnelles se sont globalement accrues, les pénibilités physiques également », concluaient les experts du ministère du travail. Trois grands types de pénibilité sont retenus : celle liée à l’organisation (dépassement d’horaire, travail de nuit, « zapping » entre les tâches à accomplir, risques d’agression physique de la part de la clientèle...), les contraintes physiques (exposition au bruit, port de charges, travail à la chaîne...) et les expositions à des produits dangereux. Près de sept millions de salariés (37%) sont exposés à au moins un produit chimique dans le cadre de leur profession. Ils sont encore près de la moitié à être en contact avec au moins trois produits chimiques, en particulier les ouvriers et les agriculteurs. Parmi eux, un salarié sur trois a plus de 55 ans !

Plus les pénibilités se cumulent, plus le risque d’accident du travail est important. Chez les salariés obligés d’adopter au moins trois contraintes posturales pendant son travail (comme être debout ou effectuer des gestes répétitifs plus de 20h par semaine, être à genou ou les bras en l’air plus de 2h par semaine), le taux d’accident du travail frôle les 9%, soit le double du taux national. Si en plus l’employé est obligé par sa hiérarchie de « devoir toujours se dépêcher », le risque d’accident s’accroît de 26% selon les enquêteurs du ministère du Travail (lire aussi l’encadré).

Conséquence : « Les maladies professionnelles progressent dans les métiers de service qui s’industrialisent », constate Philippe Askénazy. Le chercheur pointe du doigt les « TMS », les fameux troubles musculo-squelettiques, comme la tendinite, qui frappent les articulations de l’employé dévoué. « Les TMS naissent de l’aspect répétitif du travail et des contraintes mentales qui pèsent sur l’individu. Leur augmentation spectaculaire est le révélateur de la double pénibilité physique et psychologique ». L’assurance maladie en recensait 32 500 en 2006, soit une augmentation de 34% en dix ans. Trois millions de personnes seraient en réalité concernées. « De nombreux salariés ne se déclarent pas en maladie professionnelle de peur d’être licenciés », estime l’économiste.

A ce préoccupant état des lieux sanitaire, s’ajoute un contexte culpabilisant pour les salariés : « Il faut remettre les Français au travail »... Qui n’a pas entendu cette lancinante rengaine, sur fond croissance en berne et de procès des 35h ? « Résultat : on travaille plus pour se déculpabiliser. Nous sommes en train de créer une situation potentiellement dangereuse, une crise de santé publique avec une usure prématurée des salariés français », avertit l’économiste, qui peste contre cette « idée absurde qui laisse croire que se préoccuper des conditions de travail, c’est jouer contre la productivité et la concurrence de l’entreprise. »

La galère des plus de 55 ans

Autre problème : la mobilité dans les métiers pénibles, en particulier le travail à la chaîne, est plutôt réduite. « Les personnes jeunes ont tendance à bouger ou à quitter le métier. Pour les moins jeunes, c’est un emploi stable dont on n’ose plus sortir », observe Philippe Askénazy. L’usure s’accumule, pour une carrière qui ne dépassera pas de beaucoup le Smic. Un rapport remis au conseil d’orientation des retraites en 2003 révèle qu’un salarié de plus de 55 ans sur cinq « travaille à la chaîne ou sous contraintes ». Soit 442 000 personnes. Entrés très jeunes dans la vie active, ces salariés ont quasiment tous travaillé pendant plus de 40 ans. Dans le secteur de la construction, les plus de 55 ans représentent encore un salarié sur huit, exposés à des pénibilités multiples : port de charges lourdes, mouvements douloureux, exposition aux vibrations et aux intempéries. Quel gâchis !

« Le secteur privé ne s’occupe pas de la répartition de la pénibilité au cours d’une carrière. Les entreprises n’organisent pas la transition d’un poste dur vers des poste doux. Les politiques publiques de pré-retraite n’incitent pas à le faire. Il y a juste des bricolages pour traiter les cas les plus durs », déplore le chercheur. « Les collectivités locales offrent quelquefois des secondes carrières à des employés du privé qui se retrouvent à des postes peu qualifiés : l’ouvrier de 45 ans embauché comme jardinier pour une municipalité, ou des éboueurs récupérés par des collectivités locales. » Philippe Askénazy constate cependant un début de prise de conscience, et pour cause : « Les DRH voient bien qu’ils on du mal à recruter des jeunes qui ne veulent pas de ces jobs pénibles. Ils sont nettement plus qualifiés en moyenne que les générations passées et refusent le boulot non par paresse mais par rationalité, estimant qu’il est possible de réduire la pénibilité. »

Plutôt que de définir des métiers pénibles, auxquels seraient associées des avantages particuliers, notamment en matière de retraite, l’aménagement des carrières serait l’une des solutions pour éviter d’enfermer les salariés dans des travaux pénibles à vie. Des chercheurs nord-américains seraient en train de mettre au point des techniques médicales pour mesurer les conséquences des expositions aux produits toxiques, et permettre ainsi un départ immédiat en pré-retraite. Les syndicats appellent de leur voeu la « formation professionnelle tout au long de la vie » pour que les salariés confrontés à des travaux pénibles puissent s’ouvrir d’autres horizons que la pré-retraite ou la maladie professionnelle.

(1) Direction de l’animation et de la recherche des études et des statistiques

Ivan du Roy


Attention, accidents du travail !

Avec 780 000 accidents du travail recensés en 2003, la France est bien au-dessus de la moyenne européenne. Les ouvriers en sont les principales victimes (dix fois plus que les cadres et presque trois fois plus que les employés). Les apprentis, intérimaires, ouvriers agricoles et du bâtiment sont en première ligne. Plusieurs facteurs, liés à l’environnement professionnel ou type de tâche, accroissent le risque d’accidents, selon l’enquête Sumer du ministère du travail. Travailler dans le bruit (85 décibels et au-delà) plus de 20h par semaine augmente de 24% cette probabilité. Celle-ci passe à 30% pour la manutention manuelle et à 35% lorsqu’on est exposé à un agent biologique. Si en plus, votre patron vous demande sans cesse de vous dépêcher (+26%), que vous avez des horaires imprévisibles (+34%) et que vous vivez des tensions avec le public, ou les clients (+40%), vous avez tout intérêt à changer de métier.


Medef vs syndicats : des négociations bloquées

Les négociations entre Medef et syndicats de salariés pour la reconnaissance de la pénibilité au travail dans le cadre du financement des retraites traînent en longueur. Le départ du négociateur du Medef, Denis Gautier-Sauvagnac, mis en cause dans une affaire de caisse noire patronale, pourrait débloquer la situation. Il est en effet accusé par certains observateurs d’avoir délibérément bloqué toute avancée depuis deux ans et demi pour éviter au secteur de la métallurgie - où la pénibilité au travail est grande - de payer pour leur cohorte de salariés usés. Une réunion prévue le 22 octobre a été reportée à la demande du Medef qui n’a pas encore trouver de remplaçant.


« Sans cadre commun, les salariés des petites entreprises ne seront jamais pris en considération. »

Mijo Isabey, négociatrice de la CGT sur le dossier pénibilité du travail.

Quelles sont les raisons du blocage des négociations ?

Le Medef reconnaît qu’il y a des pénibilités, est d’accord sur la nécessité de la prévention, mais refuse la mise en place de dispositifs de réparation. Prévention et réparation sont liées car s’il faut traiter le problème à la source, la question des réparations se pose pour les salariés plus âgés. Le Medef propose un départ en retraite après 40 ans de cotisations et 30 ans d’exposition à des contraintes pénibles. Pour nous, c’est inacceptable, car pour cumuler 40 annuités, il faut avoir commencé à travailler à 20 ans. Nous souhaitons que les salariés exposés à des pénibilités puissent partir en retraite avant 60 ans, qu’ils puissent bénéficier d’un temps de retraite équivalent à celui des autres salariés.

Avec quels financements ?

Le Medef veut faire financer ce dispositif par l’assurance maladie, qui est déjà en déficit. Nous voyons mal comment cela pourrait se faire. Pour responsabiliser les entreprises, il faut des contraintes financières fortes. Nous proposons un système de bonifications des points de retraite lié à l’exposition aux contraintes pénibles, et la création d’un fonds mutualisé financé par des cotisations suplémentaires des entreprises et par l’Etat.

Faut-il définir une liste des métiers pénibles ?

Pas forcément. Un électricien d’intérieur, par exemple, n’est pas confronté aux mêmes pénibilités que celui qui intervient sur un pylône. Nous devons plutôt définir des critères comme l’effort physique, l’environnement agressif et le rythme de travail. Surtout, il faut un cadre commun à tous les salariés, sinon nous risquons d’avoir des systèmes de pré-retraite dans certains secteurs où il y a un problème d’emplois, industries automobile et textile par exemple, et pas dans d’autres, comme dans le bâtiment. Sans cadre commun, les salariés des petites entreprises ne seront jamais pris en considération. Nous souhaitons que l’Etat intervienne pour accélérer le processus. Plus on attend, plus des salariés meurent.


Vous avez dit pénible ?

Chauffeur-livreur
La messagerie et le fret-express sont des secteurs en expansion. Au bout de la chaîne, les chauffeurs-livreurs. Certains d’entre eux, surtout les indépendants, effectuent jusqu’à 100 livraisons par jour. Les clients veulent évidemment tous être livrés à des heures précises. Mais certaines entreprises ou commerçants n’hésitent pas à refuser des livraisons pourtant prévues afin de gérer leurs stocks au plus serré. Les amplitudes des horaires de livraison augmentent, pour s’adapter aux désirs de la clientèle. Les types de marchandises à livrer se diversifient pour un même livreur, compliquant ainsi la manutention. Les réglementations urbaines, qu’on adapte aux conditions de vie des riverains, n’arrangent pas les choses. Un exemple, parmi bien d’autres : interdire l’accès des véhicules de plus de 3,5 t à certaines zones oblige les livreurs à utiliser des petits véhicules qui ne sont pas équipés en matériel de manutention (plateaux élévateurs, etc.).

Travail leur de nuit
Ouvriers en trois-huit, infirmières, policiers, vigiles, réceptionnistes ou télé-assistants 24h/24... Suffit-il de dormir le jour pour tenir le coup quand on travaille la nuit ? Non. Différentes études de santé publique publique montrent que les travailleurs de nuit ou en horaires décalés souffrent plus que les autres de troubles du sommeil. Les effets : fatigue chronique, anxiété, dépression, aggravation des troubles cardio-vasculaires. On constate aussi chez ces mêmes travailleurs une plus grande fréquence des ulcères gastriques ou duodénaux. Or, la part des actifs travaillant la nuit ne cesse d’augmenter, comme le révèlent les enquêtes-emploi de l’INSEE (14,3% en 2002, contre 13% en 1991). Depuis la loi du 9 mai 2001 sur l’égalité professionnelle entre hommes et femmes, la part de ces dernières dans le travail de nuit a augmenté, surtout dans les services. Mais le travail de nuit augmente aussi dans l’industrie. Sans surprise, le travail de nuit concerne plus les travailleurs peu qualifiés ou les intérimaires.

Téléconseillers
C’est le petit métier qui monte, grâce à la prolifération d’ordinateurs, téléphones mobiles et autres gadgets électroniques dont les (dys)fonctionnements mystérieux rendent nerveux certains clients. Formés à la va-vite, les téléconseillers sont censés être aimables et efficaces au téléphone, mais doivent assurer une cadence maximum en étant surveillés en continu par leurs supérieurs. Il n’est pas rare que l’entreprise qui assure le téléconseil ne soit pas celle qui a vendu le produit quand elle ne se trouve aux antipodes. Résultat : le téléconseiller est parfois lui-même très mal informé, le client est insatisfait, et les échanges deviennent vite violents. Le téléconseil, qui n’est par définition pas très pénible physiquement, serait l’une des branches de l’économie des services où les arrêts-maladie sont les plus fréquents et le turn-over le plus élevé.