Marchés européens

« La taxe Tobin fera fuir les traders ? Tant mieux ! »

Marchés européens

par Agnès Rousseaux

La Commission européenne a proposé une taxe sur les transactions financières, assez proche de la « taxe Tobin », défendue depuis dix ans par Attac. Pour Dominique Plihon, économiste et président du conseil scientifique de l’association altermondialiste, cette décision est une première avancée intéressante, malgré ses limites. Il reste encore à convaincre de nombreux États européens de la nécessité d’une telle mesure.

Basta! : La taxe sur les transactions financières proposée par la Commission européenne est-elle la même que la « taxe Tobin » défendue par Attac depuis plus de dix ans ?

Dominique Plihon : La Commission européenne a toujours considéré la taxe Tobin [1] comme irréalisable, dangereuse et même contraire aux traités européens et à la libre circulation des capitaux. Nous sommes contents qu’elle ait changé d’avis. Les modalités proposées nous paraissent plutôt satisfaisantes : un taux de 0,1 %, appliqué à toutes les transactions impliquant des opérateurs financiers européens, et un taux de 0,01 % sur les transactions sur les produits dérivés. Ce sont des taux que nous avions envisagés. Ce qui est moins satisfaisant, c’est l’exclusion du « spot trading », c’est-à-dire des transactions sur le marché des changes (entre euro et autres devises) [2]. Même si ce marché pèse de moins en moins, il est indispensable de l’inclure.

La taxe proposée va-t-elle permettre une réelle limitation de la spéculation et une régulation des échanges financiers ?

Elle est vue aujourd’hui uniquement comme un moyen pour récolter des fonds pour renflouer les finances européennes en temps de crise. C’est un fonds pour colmater la brèche dans les budgets nationaux. Ou pour renforcer le budget européen, qui ne représente actuellement que 1 % du PIB de l’Union. Pour Attac, l’objectif premier d’une telle taxe doit être la lutte contre la spéculation. Or ces deux objectifs peuvent être contradictoires : en luttant contre la spéculation, on va faire dégonfler la sphère financière, et donc diminuer la base fiscale de ce nouvel « impôt ». Mais dans la configuration proposée, cette taxe aura sans doute un effet réel sur la spéculation, c’est donc une bonne première étape.

Quelles sont les principales limites de la taxe proposée ?

Le projet prévoit que les ressources fiscales générées par la taxe seront utilisées par les pays européens. Pour Attac, cette taxe doit d’abord permettre de financer les Biens publics mondiaux : les énormes besoins en santé, en gestion de l’eau, en éducation, partout dans le monde. Les transactions sont aujourd’hui concentrées dans les pays riches. Les recettes fiscales liées à cette taxe doivent être partagées, redistribuées, sinon cela va encore accentuer les inégalités. Sur cette question de l’utilisation des fonds récoltés, le projet défendu par José Manuel Barroso est inacceptable.

La Commission européenne va-t-elle réussir à convaincre les États-membres ? Peut-elle imposer cette taxe ?

La Commission européenne sait que la Grande-Bretagne va s’opposer à ce projet. Même les économistes ou les travaillistes britanniques les plus progressistes ne défendent pas la taxe Tobin comme quelque chose d’important. Or, pour des décisions sur les questions financières, l’unanimité des États-membres est nécessaire. En proposant cette taxe, peut-être la Commission européenne veut-elle juste se donner une certaine image, tout en sachant que le veto sera certain. Pareil pour Nicolas Sarkozy, qui propose cette taxe au G20, alors qu’il sait que l’opposition sera importante. Quelle est leur stratégie ?

Est-il possible de contourner ces veto pour mettre en œuvre cette taxe ?

Le seul moyen pour contourner le veto, c’est de mettre en place une « coopération renforcée » : un groupe de pays européens qui décident d’avancer plus vite que l’ensemble de l’Union, sur une mesure ciblée. On pourrait imaginer une taxe Tobin mise en place par la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne… Cette possibilité est assez verrouillée : il faut que les pays européens qui ne participent pas à cette coopération ne s’y opposent pas. Mais cela peut être un bon test pour voir si Nicolas Sarkozy et Angela Merkel ont vraiment envie d’aller de l’avant sur cette taxe.

Que répondez-vous à ceux qui disent qu’une telle taxe va faire fuir les capitaux ?

Avec une telle taxe, il y aura forcément des contournements : des marchés, des traders iront voir ailleurs. Mais c’est exactement ce que l’on souhaite ! On va perdre du « business » ? Tant mieux ! On veut justement supprimer les flux financiers perturbateurs. On perdra de l’argent, certes, mais issu d’un business pervers et malsain. Alors si la Grande-Bretagne veut récupérer ces flux, tant pis pour elle… Et comme toute taxe induit un comportement de contournement, on ne peut donc pas utiliser ce risque comme argument à chaque fois que l’on construit un nouvel impôt. À terme, nous voulons un impôt mondial. Donc ce n’est pas grave si, au départ, les échanges s’exportent à Singapour ou ailleurs.

Ces annonces sur la taxe Tobin ne sont-elles pas un moyen de faire accepter une future recapitalisation des banques, ou des plans d’austérité, en montrant que les marchés aussi sont mis à contribution ?

Je suis critique sur l’accent excessif qu’on met actuellement sur la recapitalisation des banques. Les accords de Bâle sont trop centrés sur la question des fonds propres. Avec les mesures annoncées par Bâle 3 [3], les banques sont rendues encore plus dépendantes des marchés, par nécessité d’augmenter leurs fonds propres. Cela débouche sur des prises de risque excessives de leur part, et une logique très dangereuse. Il y a d’autres solutions, comme des réserves obligatoires sur les crédits, ainsi que le souligne le rapport du Conseil d’analyse économique « Banques centrales et stabilité économique », auquel j’ai participé. Si certaines banques font des pertes et ont besoin de fonds propres, c’est une très bonne opportunité pour les nationaliser. La recapitalisation est en fait une occasion pour construire un secteur public bancaire européen. C’est le cas de la faillite de la banque Dexia en ce moment, qui est reprise par la Caisse des dépôts et consignations et par La Poste, deux acteurs publics, et qui va devenir une filiale spécialisée dans les prêts aux collectivités locales. On peut recapitaliser mais pas à n’importe quelles conditions : on doit en profiter pour nationaliser et imposer des conditions très strictes aux banques, pour qu’elles reviennent sur leur métier de banquier.

La proposition de taxe sur les transactions financières par la Commission européenne signe-t-elle une victoire d’Attac et des propositions altermondialistes ?

Ce qui se passe valide nos propositions et nos analyses, sur le fait que ce système financier n’est pas soutenable. Mais nos adversaires ne sont pas prêts à reconnaître leurs torts. Les politiques et les médias ne font pas référence à Attac quand ils évoquent cette taxe. Et quand on sait pour qui roule Nicolas Sarkozy, on a du mal à lui faire confiance pour ne pas dévoyer cette idée. Et, surtout, on pourrait mettre la taxe Tobin en place dès 2012. C’est scandaleux d’attendre plus longtemps, après les élections !

Propos recueillis par Agnès Rousseaux

Notes

[1Du nom de l’économiste états-unien James Tobin, lauréat du prix Nobel d’économie en 1981, qui a formulé en 1972 cette proposition d’une taxation des transactions monétaires internationales, pour ne plus inciter à la spéculation à court terme sur les marchés.

[2Ce marché pèse 4 000 milliards de dollars par jour, soit près de la moitié des transactions financières dans le monde.

[3Les Accords de Bâle 3, publiés en décembre 2010, sont des propositions de réglementation bancaire, pour renforcer le système financier à la suite de la crise « des subprimes », sous l’impulsion notamment du G20