Privatisation

Entretien des routes : la mort d’un service public ?

Privatisation

par Sophie Chapelle

De jour comme de nuit, ces hommes en jaune travaillent le long des routes. On les appelle toujours la DDE, pourtant celle-ci n’existe plus : les agents des routes sont désormais rattachés aux conseils généraux. Au nom d’une « modernisation » de la filière, leurs services subissent de vastes suppressions de postes. Et leurs missions sont de plus en plus transférées au secteur privé. Enquête dans l’Isère auprès des derniers travailleurs publics de la route.

La route Napoléon, Richard Batko la connaît bien. Il déneige sur le secteur depuis plus de 15 ans. Vêtu de son chasuble jaune fluo, il nous accueille au centre d’entretien routier de La Mure, à environ 60 km de Grenoble. Ici, les nuits d’hiver font partie du métier. Les coups de fatigue aussi. Jusqu’à présent, ils étaient deux par déneigeuse. « Celui qui est à côté du conducteur ne passe pas son temps à dormir », prévient Richard. « Il faut régler les ailerons, veiller aux largeurs à respecter, régler la lame à l’avant, la saleuse. Seul, ça implique de conduire en permanence avec une seule main. » Pas très rassurant.

Pourtant, les conseils généraux testent dans certaines zones la conduite des véhicules hors-gabarit avec une seule personne. « Ils assurent qu’en contrepartie on aura un matériel plus sophistiqué. Et même qu’on pourra commander les saleuses au GPS », ironisent les agents réunis autour de Richard. Une situation très difficile : en hiver, il n’est pas rare que les journées de 3h à 23h s’enchaînent. « Et si on n’est pas deux dans le camion, c’est la mort assurée. »

Suppression d’emplois et transferts de postes

Chef d’équipe du centre, Richard travaille avec 10 agents. « Soit six agents de moins qu’il y a 10 ans, précise t-il, alors même que l’on a des kilomètres de routes en plus. Ils invoquent la modernisation et le transfert des services. Pour nous, c’est de la suppression d’emplois. » « Ils », c’est le conseil général de l’Isère. Depuis le vote de la loi de décentralisation en 2004 sous le gouvernement Raffarin, l’État a transféré aux départements la gestion de la majeure partie du réseau des routes nationales. Finies les DDE, dépendant du ministère de l’Équipement ! Place aux Conseils généraux héritant de 18.000 kilomètres de routes nationales devenant de « simples » départementales.

L’État décide néanmoins de conserver à sa charge 11.800 km d’autoroutes et de routes « d’intérêt national ou européen ». Ces milliers de kilomètres sont transférés à 11 directions interdépartementales des routes (DIR) rattachées... au ministère de l’Écologie. Résultat ? « On nous a demandé de choisir entre le conseil général et la DIR », se souvient Richard. Et de rejoindre la fonction publique territoriale, ou de conserver leur statut de fonctionnaires d’État. Un régime indemnitaire plus favorable – primes de fin d’année, chèques restaurant – pousse une majorité d’agents à se tourner vers les départements. « Ici, à La Mure, on a tous choisi le Conseil général », confirme Richard. Au niveau national, près de 30.000 anciens agents de la DDE intègrent les départements. Un transfert qui ne se fait pas sans difficulté.

La fin d’un « réseau d’excellence »

« En Isère, environ 500 personnes ont été transférées au département », estime Jean-Michel Montoya, secrétaire CGT en charge du personnel des routes au Conseil général. Au début, en 2007, la masse salariale est financée par l’État. Celui-ci promet des moyens humains et financiers pour permettre aux Conseils généraux de gérer ce transfert des compétences : 185 millions d’euros par an, et des crédits destinés à la rémunération du personnel, évoque-t-on. Mais en l’espace de quelques années, rien ne va plus. Les surcoûts de ce transfert dépassent dans certains départements le million d’euros.

« Le manque à gagner contraint aujourd’hui le conseil général de l’Isère à faire des économies, par la suppression de postes d’agents des routes, constate Jean-Michel Montoya. Il ne remplace pas les départs à la retraite, par exemple », s’agace le syndicaliste. On se souvient de la déclaration tonitruante de Georges Tron, secrétaire d’État à la Fonction publique qui proposait en juillet 2010 d’ « arrêter la dérive » des créations de postes de fonctionnaires territoriaux. « L’État s’impose le non-remplacement d’un départ à la retraite sur deux, et il est normal et nécessaire que les collectivités participent à cet effort national », martelait-il. Les compétences des départements se sont accrues, accompagnées de menaces de gel de budget.

Des missions confiées au privé

Désormais au conseil général de l’Isère, « la gestion rigoureuse » est devenue un maître mot. Au centre routier de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, il y a 10 ans, on comptait 10 agents et 1 chef d’équipe. L’objectif du conseil général pour 2011 ? Passer à 4 agents et 0 chef d’équipe. « On assiste à un regroupement des centres d’entretien routiers, c’est un mouvement général, », déplore Jean-Michel Montoya. Évidemment, cela a des conséquences. La tonte des à-côtés de la route, des parkings, des aires de repos,... les agents ne le font plus. « L’état des routes se dégrade de plus en plus, décrit Richard. On opère par gros coups sur une seule portion. Sur le reste, il n’y a pas d’entretien. » Pour les agents, le retour en régie des missions d’entretien et d’exploitation des routes signe la fin d’un service public de qualité.

Fred Py en a fait les frais. Agent des routes, il venait de rejoindre le centre d’entretien de Vif lorsqu’a été annoncée la fermeture de la structure en septembre 2009. Il y était depuis quatre mois, d’autres travaillaient là depuis plus de 35 ans. Lorsqu’il arrive à Vif, ils sont quatre agents et un chef d’équipe. Ils finiront à 2. « On n’avait plus de manche de pelle, pas de fil pour la débroussailleuse, décrit-il. Ils avaient décidé de fermer, ils parlaient de modernisation. Le conseil général avait de nouvelles compétences, mais pas les enveloppes budgétaires correspondantes. Les suppressions de postes dans notre service permettent de financer des emplois dans les services sociaux. » Certains de ses anciens collègues travaillent aujourd’hui dans les collèges.

« Ils vident notre métier de sa substance »

Fred, lui, a retrouvé un poste comme agent d’entretien dans le parc de Vizille. Après un stage de deux semaines et 6 mois passés au parc, il se sent désormais à son aise dans les espaces verts. Ce qui l’agace le plus aujourd’hui : que le territoire dont il était en charge pour le déneigement soit confié au secteur privé. « Au centre de Vif maintenant, les camions du privé dorment à la place des nôtres. Leurs salariés disposent de nos anciens locaux. Les entreprises peuvent aussi louer les saleuses et les élagueuses du conseil général, mais l’entretien des machines reste à la charge du département ! »

Les collectivités externalisent de plus en plus l’entretien de la voirie, le confiant à des entreprises privées tout en restant les maîtres-d’œuvre. Une transition parfois abrupte : « Un matin, se souvient Jean-Michel Montoya, je suis parti avec la tondeuse-remorque. Le chef d’équipe m’a rappelé en me disant que ce n’était plus notre centre qui s’en occupait, car ça avait été privatisé depuis le début de la semaine. »

Au centre d’entretien de La Mure où travaille Richard, la grogne vient se mêler au découragement. « On a l’impression qu’ils vident notre métier de sa substance », lâchent les agents. « Ils privatisent tout doucement, ça commence par l’élagage au bord des routes, puis c’est le salage et le déneigement », poursuit Richard Batko. « Notre boulot va disparaître », résume un de ses collègues. Les conditions de travail dégradées et la privatisation progressive des missions n’ont provoqué que des mobilisations syndicales ponctuelles et localisées, comme en Île-de-France. La méconnaissance et le dénigrement de leur métier les prend aux tripes. « Comme on travaille aux bords de la route, on est visible tout le temps. On se prend parfois quelques réflexions désagréables. Quand on élague, on nous dit par exemple que l’on fait notre bois de chauffage. Lorsqu’ils partent le matin au travail, les gens n’imaginent pas qu’on a bossé toute la nuit. »

« Hommes à tout faire », joignables en permanence

Du fait des astreintes de « viabilité hivernale », du 15 novembre au 15 mars, deux agents du centre de La Mure sont dès 4h du matin sur les routes pour surveiller leur état. Sur le territoire est aussi présent un contrôleur de permanence, avec 4 à 5 chefs d’équipe, joignables 7 jours sur 7, de 17h à 4h du matin. Les « astreintes d’été » obligent chaque semaine deux personnes à être joignables à partir de 17h. « On peut être déplacés pour des incidents graves ou pour un chien écrasé, on intervient dès que la circulation sur la route est gênée, », explique Richard.

Au quotidien, l’agent des routes répare et remet en état les revêtements de chaussée, entretient la signalisation, terrasse, déblaie, cure les fossés, fauche, élague, nettoie et surveille les routes. À La Mure, secteur de moyenne montagne, ces « hommes à tout faire » ne se plaignent pas de la paie. « Les astreintes permettent d’avoir une paie honorable, sur l’année », explique Richard. Le salaire avoisine les 1.200 euros en début de carrière, auquel vient s’ajouter la rémunération de 8 semaines d’astreintes – 150 euros hebdomadaires environ.

Les CDD et le recours aux saisonniers se multiplient dans le secteur, « Un sérieux manque de reconnaissance du métier », selon Fred. « Qu’on soit dans des camions bleus, jaunes ou blancs, dans la tête des gens, on est tous encore des DDE. Les gens ne savent pas ce qui se passe. Il a fallu du temps avant qu’on arrête d’appeler la police "la maréchaussée". J’espère qu’on se préoccupera de notre sort avant que toutes nos missions ne soient confiées au privé. »

Sophie Chapelle