Rio de Janeiro

« Pacification » des favelas : de la guerre des gangs au tourisme

Rio de Janeiro

par Vines Sebha

Quand on organise les deux plus gros événements sportifs, la Coupe du monde de football en 2014 et les Jeux Olympiques de 2016, les scènes de guérilla urbaine, ça ne rassure pas les investisseurs ! Le Brésil veut éradiquer la violence et le trafic de drogue qui gangrènent certains quartiers pauvres. À Rio de Janeiro, une dizaine de favelas, sur les 500 existantes, ont été « pacifiées », parfois au détriment des habitants. Visite à Pavao-Pavaozinho Cantagalo, un de ces quartiers sous haute surveillance.

Sur les murs usés, à la bombe, il y a écrit « PPG ». Trois initiales, pour Pavao-Pavaozinho Cantagalo (le paon, le petit paon et le coq qui chante). Plus de 10.000 personnes vivent dans ces trois favelas situées sur les collines de Copacabana et Ipanema, les quartiers les plus riches et touristiques de la zone sud de Rio. Malgré la proximité, on ne se mélange quasiment pas entre ceux de l’Asphalte (la ville) et ceux des Morros (collines). Il n’y a guère que dans le surf et les milieux culturels que l’apartheid social se fissure un peu.

Rafaël, 32 ans, est graffeur et illustrateur. Il vit de son art. Il explique la signification des sigles sur le mur : « CV » pour le gang Comando Vermelho et « RL » pour Rogério Lembruger, l’un des membres fondateurs de ce gang né à la fin des années 70, sous la dictature. C’est à l’origine une organisation révolutionnaire, réunissant militants politiques de la Falange Vermehla et criminels de droit commun, qui apportent soutien et protection aux détenus et ex-détenus. L’idéologie est peu à peu abandonnée, et dès 1991, il n’est plus question que de trafic de drogue. Le « CV » devient le plus gros gang de Rio.

La reprise de contrôle des quartiers

Dans le quartier « PPG », les trafiquants d’antan finançaient l’école de samba, l’église, prêtaient de l’argent, réglaient les litiges. En 1985, une foule de 1.000 personnes avait même réclamé la libération du caïd local, Antonio José Ferreira. Mais la moyenne d’âge des trafiquants a baissé, et les jeunes adultes qui gèrent le trafic aujourd’hui sont moins sensibles à ce rôle social que leurs aînés. Dans le business on meurt vite, comme Salmo 27 dont Raphaël a graffé le portrait dans la ruelle principale. Ce mémorial a été effacé récemment par la police, en signe de reprise de contrôle du quartier.

Car beaucoup de choses ont changé à PPG, comme dans la dizaine d’autres favelas concernées par la pacification. À chaque fois le scénario est sensiblement le même. Ici, ça s’est passé le 30 novembre 2009 : au petit matin a débarqué la Bope, le Bataillon des opérations spéciales de police, cousin bodybuildé et meurtrier du GIGN français, dont les méthodes ultraviolentes ont été rendues célèbres par le film Tropa De Elite. Après quelques échanges de tir et arrestations, le quartier est occupé et considéré comme reconquis. Mais l’après-midi, le gang Comando Vermelho incendie un bus un peu plus bas, sur une grosse avenue de Copacabana. Des représailles qui font la une des médias.

Unités de pacification versus narcotrafiquants

Après cette première phase, c’est l’UPP, l’Unité de pacification de la police militaire, qui installe ses locaux dans la favela, et patrouille toute la journée à pied. De l’aveu même du Secrétaire à la sécurité de l’État de Rio, José Mariano Beltrame, l’UPP n’est pas là pour arrêter le trafic de drogue, mais pour mettre un terme à son aspect le plus visible : les patrouilles de trafiquants qui se pavanent, fusil d’assaut à la main, comme s’ils étaient de la police. Le problème, c’est justement que la différence entre trafiquants et force de l’ordre est parfois très mince. Des milices constituées notamment d’anciens policiers ont pris le contrôle de certains quartiers.

Sergio Cabral, gouverneur de Rio, estime à plus de 10.000 le nombre de policiers corrompus, et chaque année ces services tuent plus de 1.000 personnes... Presque un record mondial. Les UPP sont spécialement formées pour respecter les droits de l’homme. Elles ont vu leur salaire augmenter pour lutter contre la corruption. Mais les habitants restent méfiants, même si la majeure partie d’entre eux apprécient l’arrivée des unités de pacification. Avant, il y avait régulièrement des fusillades, et les balles des armes de guerre employées traversaient même les murs des maisons. Aujourd’hui, si le trafic continue discrètement et que plane encore une menace sourde, les enfants peuvent jouer dans la rue, presque sans crainte. De plus, l’UPP essaie de gagner les cœurs avec son volet social : organisation de tournois de football, projections de matchs ou de films, coopération avec les écoles de samba, de judo...

Des choix guidés par une logique capitaliste

Depuis deux ans, une dizaine de favelas ont été pacifiées. L’objectif de la mairie ? Créer une ceinture de sécurité dans les zones Nord, Centre et Sud, en prévision de la Coupe du monde et des Jeux Olympiques. Protéger les zones riches, y assurer la libre circulation des capitaux et des personnes pour faire un maximum de bénéfices. Et ensuite, peut être, se soucier des autres parties de la ville. C’est une pure logique capitaliste qui guide les choix municipaux et non un réel souci d’intérêt général. Conséquence ? Les trafics et la violence ne font que se déplacer vers la zone Ouest, déclenchant des guerres de territoires entre gangs, comme celle qui a mené à l’abattage d’un hélicoptère de police par les narcotrafiquants, en 2009, au Morro dos Macacos.

Un autre effet secondaire de l’installation des unités de pacification est l’augmentation des prix de l’immobilier. Le groupe de presse O Globo a fièrement annoncé jusqu’à 400% d’inflation sur certaines zones. Les habitants ayant un emploi stable et propriétaires de leur logement apprécient le phénomène. Mais les autres – locataires, jeunes, pauvres – voient leur habitat menacé. Les uns pourront rester, alors que les autres devront laisser la place aux classes moyennes et aux spéculateurs, attirés par ces biens immobiliers idéalement situés et dotés d’une vue magnifique.

Trouver une alternative à la violence et à la drogue

L’occupation militaire soulève le même type de questions que les invasions militaires. Remplacer les patrouilles de trafiquants par celle de la police militaire, c’est facile... Mais construire des infrastructures, assurer l’éducation, la santé, le logement, la formation des habitants, et les amener à l’autonomie, c’est long et ça coûte cher. Les pouvoirs publics doivent dépenser autant dans ces domaines que sur l’aspect purement sécuritaire. Sans cela, il n’y a pas d’alternatives réelles à la violence et aux trafics.

Dans le quartier de PPG, à part un dispensaire, pour l’instant on n’a rien vu venir. Un voisin explique qu’une route pour désenclaver le quartier est en projet. Avec le risque certain d’exproprier une partie des habitants. Sans doute, cela fait-il partie du programme municipal « Morar Carioca », qui prévoit l’urbanisation totale des favelas pour 2020. Doté d’un budget de 3,5 milliards d’euros, ce programme prévoit de goudronner les rues, construire des places, des trottoirs, des crèches et des écoles, des terrains de sport, des postes de santé. Mais cela sera-t-il organisé en concertation avec les habitants, notamment par le biais des associations de résidents ?

Le programme doit régulariser la situation des favelas, dont les habitants n’ont aucun titre de propriété légal. Il proposera aussi un relogement pour les communautés victimes des glissements de terrain à répétition. Au sud de PPG, juste au pied de Cantagalo, se dresse un ascenseur panoramique inauguré en juillet. Il offre une vue magnifique sur Ipanema et la baie. Il permet aux habitants d’éviter les escaliers sans fin. Mais il a surtout été construit pour attirer les touristes. Une chose impensable il y a encore un an.

Du tourisme dans la favela

Actuellement Raphaël travaille sur le projet Museu De Favela, qui doit transformer PPG en un musée à ciel ouvert : un « monument touristique Carioca », en référence au nom des habitants de Rio, pour présenter l’histoire et la culture de la favela. Président de l’association qui porte le projet, Raphaël est chargé de raconter l’histoire du quartier en graff, sur une vingtaine de murs. Les habitants proposeront ensuite des visites pour 25 dollars, au cours desquelles les touristes découvriront l’école de samba et ses origines, la culture noire, l’histoire des migrants du Nordeste, puis se verront proposer l’achat d’éco-artisanat local. Un projet financé, entre autres, par le ministère de la Culture, et l’Institut brésilien des musées.

Dans la favela, la rue fait partie de l’espace de vie. L’arrivée massive de touristes bardés d’appareils photos ne provoquera-t-elle pas quelques tensions ? « Les habitants n’ont qu’une hâte : pouvoir accueillir les touristes », rétorque Raphaël.

Un enjeu électoral

Durant la campagne présidentielle, Dilma Rousseff a promis de généraliser le programme UPP à l’ensemble du Brésil. Le gouverneur de l’État de Rio, Sergio Cabral, réélu en 2010, a annoncé la création de 46 unités supplémentaires. Mais la population n’oublie pas les dizaines d’années d’abandon et de promesses non tenues. Elle a encore beaucoup de mal à faire confiance. Une des craintes majeures est que le programme disparaisse après les Jeux Olympiques de 2016.

Des mesures fortes étaient nécessaires pour briser l’engrenage de la violence, et la fin de « l’état de guerre » est appréciée. Mais au-delà de cette réussite, le programme réussira-t-il à améliorer réellement la vie des habitants ? Ou à les chasser de leur quartier ?

Vines Sebha