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La création de valeur pour l’actionnaire détruit la démocratie

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par Rédaction

Le capitalisme financier triomphe. La « création de valeur » pour l’actionnaire est devenu le must de la gouvernance dans les grandes entreprises. L’actionnaire s’enrichit aux dépens des autres créateurs de richesses : les salariés, ouvriers ou cadres, les sous-traitants et fournisseurs sont spoliés. Jusqu’à quand ?

Par Isabelle Pivert*

Issue des banques d’affaires anglo-saxonnes, la shareholder value ou création de valeur pour l’actionnaire est un concept financier dont se sont emparés, au début des années 1990, les cabinets internationaux de conseil en organisation et stratégie pour l’implanter de manière pratique à tous les niveaux de décision dans la multinationale cotée en Bourse, partout sur la planète. En l’espace de seulement une dizaine d’années, ce concept est devenu central dans toute grande entreprise. A chaque étape de décision, la question unique est martelée tant et si bien qu’elle devient la règle naturelle et implicite de toute « bonne » gestion - ou gouvernance - d’entreprise. Tel scénario crée-t-il de la valeur pour l’actionnaire, l’enrichit-il ? Si l’entreprise est cotée en Bourse, cela fait-il monter le cours de l’action ? Si elle ne l’est pas, mais possédée par des fonds de capital-risque, les scénarios d’enrichissement des actionnaires à trois ans seront privilégiés, grâce à l’endettement de l’entreprise, quitte à la faire couler, une fois celle-ci revendue : endettement énorme, réduction de personnel, de budget de recherche, etc. Entre plusieurs scénarios « créateurs de valeur », on choisira d’emblée celui le mieux à même de faire grimper le cours, immédiatement. Telle activité générant 6, 7 ou 8 % de retour sur capitaux investis sera abandonnée ou bradée au profit de celles générant au moins 15%. Il s’agit tout simplement de destruction d’activités rentables, et donc de richesse et d’emplois.

Croyance hystérique et peur de l’avenir

La suppression de la notion de durée constitue une perversion de la notion même d’entreprise qui est un pari sur l’avenir. Cette perversion provient entre autres de la croyance hystérique, savamment entretenue, en une concurrence effrénée et permanente entre tous : face à la peur de l’avenir, tout est toujours bon à prendre. De là à inverser la fin et les moyens (la Bourse représentait auparavant l’un des outils de financement de l’entreprise), il n’y a qu’un pas, allègrement franchi. La « bulle internet », au tournant du dernier siècle, a servi de test involontaire. Pour faire grimper la valeur d’une start-up avant même son introduction en bourse, les analystes financiers racontaient n’importe quoi. Il suffisait seulement qu’un maximum de gens les croit. Le cours de l’action n’a désormais plus rien à voir avec la performance ou le développement réel de l’entreprise.

Dans une telle logique financière, l’abondance de main-d’œuvre de plus en plus qualifiée joue en faveur des pays à bas coûts salariaux. Ces transferts de production sont quasi immédiats. L’actuel effondrement des emplois durables dans nos sociétés riches génère pour les classes populaires - et désormais les classes moyennes - une insécurité sociale et économique permanente. Quand la réduction de personnel, au mépris de la vie réelle de milliers de personnes et de leurs familles, est instrumentalisée pour faire monter le cours de l’action (ou faire « cracher » l’entreprise si elle n’est pas cotée mais pilotée par des financiers absents), il y a antagonisme. Les antagonismes croissants entre les objectifs des financiers qui ont corrompu les dirigeants avec des stocks options, dont les montants réalisés - des dizaines ou des centaines de millions d’euros - n’ont plus rien à voir avec la notion de rémunération du travail sur la durée d’une vie, et ceux des salariés, qu’ils soient cadres ou non, ont abouti (mais le processus n’est pas achevé) à une prise de pouvoir et de contrôle du premier groupe sur l’autre. Les syndicats, au lieu de quémander des emplois ou de meilleures conditions de licenciement (!), feraient mieux de créer un nouveau rapport de force basé sur la simple évidence que l’outil de production - au sens large, comprenant aussi l’immatériel - est un bien collectif (une telle idée, quand on sait l’argent public investi pour assurer les services collectifs autour d’une usine par exemple, ne peut pas être rejetée).

Spoliation organisée

En l’absence de ce rapport de force, le groupe dominé - les salariés - développe des stratégies de survie (qui incluent des pratiques de détournement, de rétention d’information, etc) gênant la stratégie du premier - les financiers - dont la survie et la rémunération tiennent à l’enrichissement constant du seul actionnaire. Par conséquent, deux types d’emplois commencent à affluer de manière inquiétante dans nos sociétés occidentales : le premier, dans la communication-propagande (surtout faire croire que tout continue à être pour le mieux dans le meilleur des mondes) pour s’acheter la docilité de millions de consommateurs et de salariés. Le second, dans le contrôle et la sécurité (dans l’entreprise, avec notamment la multiplication des procédures, mais aussi en dehors, aidé en cela par le développement fulgurant des nouvelles technologies dites de communication). La croissance liberticide des deux participe du même déni de réalité, basé sur l’incapacité tragique pour la plupart de remettre en cause une croyance aveugle en un capitalisme foncièrement bon.

S’il y a seulement une vingtaine d’années, les dirigeants présents dans l’entreprise prenaient des décisions qui tenaient compte des rapports de force avec tous les acteurs - fournisseurs, salariés, clients, syndicats - aujourd’hui ils se soumettent - et se déresponsabilisent, moyennant finance ou statut social - face à un actionnaire absent. Un enfant de dix ans est capable de s’en apercevoir : puisque tous sont acteurs dans la production, la création de valeur pour l’actionnaire n’est ni plus ni moins que la spoliation organisée des richesses produites au seul profit de ce dernier. Pourtant, jusqu’à présent, l’actionnaire, ou son exécutant, n’est qu’un être humain, aussi fragile qu’un roseau dans le vent de la vie : aucune arme n’est pointée sur la tête du salarié et chacun est mortel. Il est grand temps de s’attaquer aux mécanismes d’une économie capitaliste en pleine perversion, et au bout du compte aux croyances sur lesquelles elle repose. Faute de quoi, c’est un nouveau totalitarisme qui nous tend les bras.

*Editrice, Auteur de Soleil Capitaliste, entretiens au cœur des multinationales, éditions du Sextant, 16,90 euros.