Etat sécuritaire

« À Grenoble, le traitement guerrier des événements est une aberration »

Etat sécuritaire

par Jo Briant

Cofondateur du Centre d’informations Inter-Peuples, Jo Briant habite à la Villeneuve, quartier de Grenoble en état de siège depuis quelques jours. Pour cet ex-professeur de philo, engagé sur tous les fronts depuis un demi-siècle, le « traitement anti-criminalité » de la situation par les forces de l’ordre contribue à enfoncer davantage le quartier dans la stigmatisation et la souffrance sociale. Témoignage d’un habitant en colère.

Photo : Galerie de l’Arlequin, Grenoble, juillet 2010 © Gilles Kuntz

Villeneuve, dimanche 18 juillet, 23H15 : troisième nuit d’état de siège après la mort de Karim, jeune du quartier de l’Arlequin de la Villeneuve, tué par une balle en plein tête suite au tir d’un policier, alors qu’il revenait d’un braquage du Casino d’Uriage. Bruit assourdissant d’hélicoptères qui survolent et illuminent le quartier, omniprésence policière avec plusieurs unités de forces mobiles du Raid et du GIPN (ils seraient au moins 300 !). Venant du centre ville, j’ai eu droit, comme tous les habitants rentrant chez eux en voiture, à un barrage et à une fouille systématique de mon véhicule. Place du marché, je croise une famille dont les enfants crient, apeurés…

Le traitement « anti-terroriste » et guerrier : un échec

Deux jours durant j’ai sillonné le quartier pour constater les dégâts – voitures calcinées, abris bus caillassés,... – mais surtout pour rencontrer et écouter les habitants. Réactions certes contrastées, qui vont d’une condamnation sans nuances d’une « minorité de jeunes » qui « foutent la merde » et « empoisonnent la vie » du quartier, en brûlant notamment les voitures de leurs voisins de coursive qui en ont tant besoin, à une condamnation tout aussi catégorique de la police qui « a tué sciemment, par racisme, le jeune Karim », en passant par ceux/celles qui mettent tout sur le dos d’une éducation parentale défaillante… Mais tous sont envahis par un sentiment d’écrasement, d’impuissance et de désespoir face à des événements qui vont enfoncer encore davantage le quartier dans la stigmatisation et la souffrance sociale…

Au-delà des faits, ce que je veux dire, ce que je veux crier, avec d’autres habitants, au-delà de ma colère : l’approche et le traitement exclusivement sécuritaires de ce type de « fait divers » sont aberrants, surtout avec tout ce déploiement et cet arsenal « anti-terroriste » et guerrier. Depuis plus de dix ans la police dite de proximité n’existe plus à la Villeneuve, les policiers n’ont plus aucun contact avec la population, leur seule apparition, leur seule visibilité étant réduite à ces irruptions aussi brutales, massives, spectaculaires qu’aberrantes, qui ne peuvent provoquer que haine et volonté d’en découdre. Un type d’approche et de « traitement anti-criminalité » qui ne peuvent que dégrader toujours plus l’image et la perception de ce quartier.

Les effets directs d’un capitalisme néo-libéral dévastateur

Les causes ? Il est tentant, et si facile, de désigner une « minorité de jeunes » qui seraient à la base de l’économie parallèle, du trafic de drogue et des incendies réguliers de voiture. Explication réductrice et paresseuse qui évite de se poser les vraies questions : comment expliquer que le quartier de la Villeneuve, dont la création remonte aux années 72 sur la base d’une utopie collective, qui a effectivement été essayée et réalisée partiellement jusqu’aux années 90, se soit à ce point« ghettoïsé », appauvri, dégradé ? Pourquoi cette concentration progressive d’une population de plus en plus précarisée, en grande majorité d’origine immigrée, en état de grande souffrance économique et sociale, notamment les jeunes dont au moins 50% sont sans emploi et sans aucune perspective ? Avec la fuite parallèle d’une proportion significative de la classe moyenne intellectuelle, dont je fais partie, dont beaucoup d’éléments n’ont pu supporter cette dégradation ?

Les causes sont certes nombreuses, mais pour l’essentiel il faut citer le projet architectural de départ qui, malgré nombre d’équipements socio-culturels d’accompagnement, créait bel et bien les conditions d’un ghetto. Et la politique urbaine de la Ville de Grenoble qui a privilégié la création en région grenobloise de secteurs d’emploi à « valeur fortement ajoutée », faisant appel à des ingénieurs, cadres supérieurs… Cela a eu pour conséquence une augmentation notable du prix du m2 et des loyers au centre ville, et de raréfier les logements sociaux accessibles aux classes populaires. Et avec cela l’absence d’une politique volontariste de maîtrise du montant des loyers. Il faut ajouter une cause structurelle plus déterminante : la panne de l’ascenseur social, la montée massive du chômage, la précarisation croissante des jeunes, l’accentuation de la ségrégation urbaine, autant d’effets directs du capitalisme néo-libéral, avec des effets particulièrement dévastateurs dans des quartiers populaires comme celui de la Villeneuve.

« Aurait-on envoyé tous ces "Robocop" sur-armés dans un quartier du centre-ville ? »

La solution, même si elle peut être intéressante, ne saurait se réduire, comme le réclame Michel Destot, maire de Grenoble, à un « Grenelle de la Sécurité ». Oui, certes, à un rétablissement de la police de proximité. Oui à une rupture avec ces opérations spectaculaires et terrorisantes qui ne font qu’aggraver le mal… Mais l’essentiel n’est pas là. C’est bien à toute une politique économique, sociale, urbaine secrétée par un système capitaliste et un libéralisme destructeurs et profondément inégalitaires, qu’il faut s’attaquer. Ainsi qu’à des logiques sociales et urbaines discriminatoires et, disons-le, racistes.

Si un tel fait divers – aussi tragique soit-il – s’était produit dans un quartier du centre ville, ou à Meylan, ou encore à Seyssinet, aurait-on envoyé tous ces « Robocop », ces centaines de policiers sur-armés, avec hélicoptères ? Aurait-on procédé à un encerclement systématique de ces quartiers, à des barrages, à des fouilles systématiques des véhicules et des personnes ? On ne pourra pas empêcher les habitants de la Villeneuve de penser que des dispositifs aussi guerriers et terriblement traumatisants, humiliants, sont précisément arrêtés parce qu’il s’agit d’un quartier à forte composition immigrée.

S’attaquer aux racines d’une exclusion terrifiante et destructrice

Je le dis avec colère et conviction : ce type de « traitement » est l’illustration bien réelle d’un rejet, d’une stigmatisation, d’une discrimination qui ne disent pas leur nom. La population de la Villeneuve, notamment les jeunes, comme celle des quartiers populaires, comme celle de Villiers-le-Bel ou de Saint-Denis en région parisienne, est bel et bien victime d’une triple discrimination, sociale, économique et raciste. Tant qu’on ne s’attaquera pas à ces racines d’une exclusion terrifiante et dévastatrice, on ne fera au mieux que différer des explosions de plus en plus inévitables.

Pour ne pas terminer sur une note exclusivement négative, j’ajoute que nous sommes un certain nombre de militants qui vivons sur ce quartier, qui apprécions fortement cette richesse sociale et multiculturelle, même si elle est nettement moindre qu’il y a vingt ans. Nous sommes déterminés à y rester, à maintenir à tout prix le contact avec une population en état de très grande souffrance psychologique et sociale, à créer les conditions d’un mieux vivre-ensemble, sans oublier les causes socio-économiques et politiques. Un défi qui peut paraître insensé voire suicidaire mais auquel il est hors de question de renoncer.

Jo Briant

Jo Briant est l’auteur de Mes luttes, Nos luttes. Pour un autre monde, 2007, Ed. La pensée sauvage, 276 pages.