Dissidence

Noam Chomsky, médias orwelliens et totalitarisme de marché

Dissidence

par Olivier Vilain

L’intellectuel états-unien Noam Chomsky a donné une série de conférences à Paris. Du Collège de France à la Maison des métallos, l’infatigable opposant à la politique étrangère des Etats-Unis continue de pourfendre le « modèle de propagande » que constituent selon lui médias et intellectuels complaisants, sur fond de crise financière.

Crédits photos : Eros Sana / Basta!

Pour la première fois depuis 25 ans, l’intellectuel américain Noam Chomsky est venu à Paris pour une série de conférences. Durant 4 jours, fin mai, ce professeur émérite au Massachusetts Institute of Technology de Boston (pour ses travaux sur la linguistique) et connu à travers le monde comme le « dissident numéro un de l’Amérique » a pu échanger avec son public, de la Maison des métallos au Collège de France. Sa dernière visite en Europe remonte au début des années 1990. Il s’était rendu aux Pays-Bas débattre avec le champion local du néolibéralisme, Frits Bolkestein, ancien commissaire européen, qui a laissé son nom à la célèbre directive qui vise à déréguler le marché des services. Bolkestein prit ses jambes à son cou au cours de l’échange sous l’œil amusé des caméras.

La venue de Chomsky, à l’invitation du Collège de France, a été préparée depuis le printemps 2009 par les philosophes Jacques Bouveresse et Jean-Jacques Rosat, tous deux liés aux éditions Agone, le principal éditeur français de l’intellectuel américain. Puis, les interventions se sont étoffées avec le renfort du Monde Diplomatique, de son association de lecteurs et de l’équipe de Là-bas si j’y suis, émission quotidienne de reportage sur France Inter. Dans la pénombre des salles de conférence, on distingue de nombreux militants du mouvement social : la féministe Gisèle Halimi, la syndicaliste Annick Coupé, quelques élus, comme Yves Cochet (Verts), des membres des associations Attac (Susan George) et Acrimed (Action critique médias).

Modèle de propagande

Qu’est venu écouter le public ? Un intellectuel qui met en évidence comment les cercles du pouvoir politique, économique et intellectuel, via les médias, « fabriquent du consentement » dans les sociétés démocratiques. Avec l’économiste Edward Hermann, il a établi un « modèle de propagande » dans lequel s’insèrent les médias qui, comme toutes entreprises commerciales, sont soumis à certaines contraintes (publicité, rentabilité, appartenance à un groupe industriel…) pas forcément compatibles avec leur mission d’information et qui orientent de fait leur contenu. Ceux-ci diffuseraient donc, sans y être directement forcés, des informations et analyses plutôt favorables aux élites en place.

Ce n’est donc pas un hasard si le nom de Chomsky n’apparaît que très rarement dans les médias français. « Il est à bien des égards, pour reprendre le mot fameux de Sartre dans Les mains sales : non récupérable . Non récupérable parce que Noam Chomsky s’en prend au clergé séculier de ce système, les intellectuels de pouvoir et les médias de masse », estime le directeur du Monde Diplomatique, Serge Halimi. La seule fois où Chomsky a été récupéré, cela lui a coûté cher. C’est au moment de « l’affaire Faurisson », à la fin des années 1970.

Responsabilité des intellectuels

Après une tribune dans Le Monde dans laquelle il nie l’existence des chambres à gaz, le professeur de Lettres Robert Faurisson est obligé de quitter son poste à l’université de Lyon. Au nom de la liberté d’expression, Chomsky signe une pétition contre les tentatives de « réduire [le professeur Faurisson] purement et simplement au silence. ». Un texte expliquant sa position servira, sans que Chomsky en soit informé, de préface à un livre de Faurisson. L’imprudent linguiste sera fermement recadré par l’historien français Pierre Vidal-Naquet (décédé en 2006) : « Vous aviez le droit de dire : mon pire ennemi a le droit d’être libre, sous réserve qu’il ne demande pas ma mort ou celle de mes frères. Vous n’avez pas le droit de dire : mon pire ennemi est un camarade, ou un « libéral relativement apolitique ». Vous n’avez pas le droit de prendre un faussaire et de le repeindre aux couleurs de la vérité. Il y a jadis, il n’y a pas si longtemps, un homme qui disait cette maxime simple et forte : « C’est la responsabilité des intellectuels que de dire la vérité et de mettre à jour les mensonges. » Cet homme, vous le connaissez, peut-être », lui écrit l’historien, en novembre 1980. Cet homme, bien sûr, c’est Chomsky, qui ne cessera de répéter : « Discuter les positions des négationnistes c’est déjà les reconnaître et perdre ainsi son humanité. »

Régulièrement, l’affaire Faurisson est agitée par certains éditorialistes et chroniqueurs français, comme le philosophe Bernard-Henri Lévy ou le journaliste Philippe Val (du temps où il était à Charlie-Hebdo) – qui n’ont aucune leçon à donner en matière de mauvaise foi - pour décrédibiliser l’ensemble de la pensée de Chomsky sans prendre la peine d’en débattre sur le fond.

Leviers de commandes

D’ailleurs, que dit-il ? Tout au long de son escale parisienne, Noam Chomsky détaille sa vision de la crise financière et sociale actuelle. Celle-ci n’a pas mis fin à la foi aveugle que placent nos dirigeants dans « les marchés ». Bien au contraire. Les institutions financières constituent un « sénat virtuel » qui entrave ou annule toutes politiques de justice sociale : « Dans les démocraties industrielles d’aujourd’hui, les principaux architectes de la politique sont les institutions financières et les sociétés multinationales. »

« Il existe un changement de pouvoir dans le monde, poursuit-il. Il s’agit d’un déplacement allant de la main-d’œuvre mondiale vers le capital transnational, ce déplacement s’étant nettement intensifié pendant les années de néolibéralisme. Le coût en est très lourd, y compris pour les travailleurs américains qui sont victimes de la financiarisation de l’économie et de la délocalisation de la production et qui ne parviennent à maintenir leurs revenus qu’en s’endettant et en créant des bulles. »

Rencontrant des syndicalistes de la CGT et de Solidaires, dans la salle des Métallos, il raconte comment il s’est décidé à adhérer au syndicat libertaire Industrial Workers of the World (IWW), il y a de cela une soixantaine d’années. « Il n’y a aucune raison pour que les salariés ne prennent pas les leviers de commandes sur leur lieu de travail », espère-t-il, optimiste. « Pour changer la donne, il faudrait vraiment former un syndicat réunissant les travailleurs du monde entier », répond-il à propos du soutien aux luttes des travailleurs sans papiers.

Chomsky l’Orwellien

Le moment le plus fort de la visite était sans aucun doute la journée d’étude au Collège de France, le 28 mai dernier. Le colloque s’est déroulé autour du thème : « Rationalité, vérité et démocratie : Bertrand Russell, George Orwell, Noam Chomsky ». Jean-Jacques Rosat, maître de conférences au Collège de France, déplore l’existence d’« un courant de pensée qui domine la scène intellectuelle et qui voudrait que la vérité soit quelque chose de relatif. Or, ce relativisme dépossède les dominés des armes de la critique intellectuelle ». « En adoptant cette croyance, les intellectuels suivent leur pente naturelle : servir le pouvoir », complète Noam Chomsky. Comme le philosophe britannique Bertrand Russell et l’écrivain britannique Georges Orwell, deux références pour Chomsky, le linguiste se fonde sur le rationalisme des Lumières qui prône l’observation et non l’appui sur la croyance, pour déceler la vérité.

« Si nous abandonnons l’idée de la vérité objective, nous nous exposons à des catastrophes de la pire espèce, dont les exemples les plus spectaculaires ont été fournis par les grandes dictatures du XXe siècle », prévient Jacques Bouveresse. Une question que ne doivent donc pas lâcher les partisans d’une transformation politique et sociale. Bref, pour Chomsky, l’une des batailles les plus importantes à mener est de mettre en lumière des faits que les dominants du moment ont tout intérêt à travestir ou dissimuler.

Du Vietnam à l’Irak

Depuis les années 1960, Noam Chomsky s’est retrouvé sur de nombreux fronts, sans jamais baisser les bras. Dans la lignée de son mentor, le mathématicien et philosophe Bertrand Russell et aux côtés de son grand ami l’historien américain Howard Zinn (décédé en 2010), Noam Chomsky participe dans les années 1960 à la campagne qui s’est développée dans les campus américains contre la destruction par les États-Unis du Vietnam du Sud, puis du Nord, du Laos, puis du Cambodge. Avec cet engagement, la trajectoire de sa vie devait changer à jamais. « En raison de ma décision, je me préparais à passer du temps en prison », se souvient l’intellectuel conscient du sort réservé aux citoyens qui protestaient contre la politique étrangère de la première superpuissance.

Depuis, Noam Chomsky persiste. Il a, dans les années 1970, dénoncé les massacres commis au Timor Oriental par les troupes indonésiennes, avec l’assentiment des Etats-Unis. Il a fait de même contre les guerres menées par l’Amérique de Carter puis de Reagan en Amérique centrale jusqu’au début des années 1990. Sans oublier, son opposition à la politique américaine en Amérique du Sud qui consiste à fomenter des coups d’États et soutenir des dictatures d’extrême droite (Chili, Argentine, Brésil, Paraguay…). Les récentes guerres menées au nom de la liberté ou de l’impératif humanitaire – l’Irak en 1991 puis en 2003, le Kosovo en 1999, l’Afghanistan depuis 2001 – sont pour l’invité d’honneur de l’assemblée générale d’Amnesty International en 2006 l’occasion de renouveler ses critiques sur « la responsabilité des intellectuels » qui soutiennent de telles entreprises. Interrogé il y a deux ans pour savoir s’il nourrissait quelque regret, Chomsky répond : « J’aurais aimé en faire plus, beaucoup plus. »

Olivier Vilain