Affaire Garzón

Dictature franquiste : loi d’amnistie égale pacte d’amnésie

Affaire Garzón

par Rédaction

En Espagne, la « transition démocratique » s’est soldée par l’oubli et l’amnistie pour les responsables des crimes de la dictature franquiste. Depuis la loi pour la mémoire historique adoptée en 2007, les familles de victimes peuvent enfin chercher leurs disparus dans les centaines de fosses communes remplis par la répression fasciste. Le juge Baltasar Garzón s’est investi dans cette tâche. Jusqu’à ce que le magistrat soit poursuivi par les « héritiers » du franquisme et suspendu. Des voix s’élèvent pour défendre le juge Garzón et pour que soient enfin jugés les coupables des crimes de la dictature. Point de vue.

La suspension du juge espagnol Baltasar Garzón a provoqué l’indignation des juristes internationaux mais aussi d’une grande partie des exilés de la Guerre civile espagnole, ceux qui vivent encore et leurs descendants en France et à travers le monde. Le magistrat est suspendu jusqu’à son jugement par le Tribunal Suprême, plus haute juridiction d’Espagne, pour « prévarication » (grave manquement d’un fonctionnaire) et pour ses enquêtes sur les disparus et victimes du franquisme. Au-delà de la réprobation que nous inspire l’acharnement contre Garzón de la part des juges parmi les plus conservateurs de la justice espagnole, il est navrant de constater, qu’en France, des spécialistes de cette période tendent à minimiser les conséquences de la loi d’amnistie votée en Espagne en 1977. Cette loi a effacé les crimes de la dictature franquiste et empêche encore aujourd’hui tout travail de mémoire et de réhabilitation des victimes et de leur famille.

Résidus fascistes de la Phalange

Ainsi, dans un entretien accordé à La Dépêche du Midi du 23 avril 2010 concernant cette affaire, l’historien Bartolomé Bennassar [1] se dit «  d’accord s’il s’agit de soutenir ce juge pour que l’action judiciaire intentée contre lui tombe ». Cependant, il reste « circonspect sur l’enquête qu’il veut déclencher contre la loi d’amnistie de 1977 ». Mais le juge Garzón n’a déclenché aucune enquête contre aucune loi ! Il a eu la prétention – intolérable aux résidus fascistes de la Phalange ou de "Manos limpias", mais aussi à la droite espagnole encore gangrénée par l’idéologie franquiste – d’enquêter sur la disparition de dizaines de milliers de victimes de la répression des putschistes, entre 1936 et 1939, puis sous la dictature (de 1939 à 1975), en demandant l’ouverture des centaines de fosses communes où ils pourrissent depuis soixante-dix ans. M. Bennassar avance par ailleurs l’argument, copieusement utilisé d’ailleurs par l’extrême droite espagnole, des « massacres commis des deux côtés ».

Il ne s’agit pas de nier que, dans les premiers temps, la riposte populaire à la tentative de coup d’État de l’Armée, et l’élan révolutionnaire qui a suivi, a entraîné de nombreux débordements que le gouvernement républicain en place n’a pas su contrôler. Parmi ceux-ci, l’exécution souvent sommaire de fascistes notoires ou de membres du clergé qui, à de très rares exceptions près, apportaient un soutien inconditionnel et parfois armé aux militaires rebelles, mais aussi la destruction de biens de cette Église qui s’était rangée du côté des oppresseurs.

Impunité des crimes contre l’humanité

Monsieur Bennassar ne saurait-il pas que ces exactions, ces "massacres", ont déjà été massivement et sommairement "jugés" et sauvagement réprimés, condamnés, punis par les tribunaux militaires du camp vainqueur ? Mais les crimes de ce dernier, quand ont-ils été jugés ?

Si toute mort – de qui que ce soit, de quelque bord que soient les victimes – est toujours horrible, nul ne peut nier que du côté franquiste, tortures, viols, exécutions, massacres de masse ont été ordonnés, organisés, planifiés sous l’autorité d’un état-major dirigé par Franco qui affirmait mener une « croisade » avec la bénédiction de l’Église d’Espagne. Comment nier, devant l’ampleur et la systématisation des massacres, que nous sommes en face de crimes contre l’humanité, voire de génocide lorsque ce sont des groupes qui sont exterminés pour leur simple appartenance communautaire, politique ou syndicale ?

Le terme de génocide paraît inapproprié ? Le 28 juillet 1936, dix jours après le début du soulèvement contre la 2e République, le général Franco est interviewé par le Chicago Daily Tribune. Le reporter Jay Allen retranscrit la conversation :

 Allen : « Il n’y a aucune possibilité de trêve, ni de compromis ? »
 Franco : « Non, non, décidément non. Nous luttons nous, pour L’Espagne. Les autres contre l’Espagne. Nous sommes résolus à continuer de l’avant à n’importe quel prix. »
 « Il vous faudra tuer la moitié de l’Espagne », lui dis-je. Alors tournant vers moi la tête, il sourit en me regardant et fermement dit : « J’ai dit quel qu’en soit le prix… »

« Mort à l’intelligence »

De fait, comme à Aranda de Duero, en de nombreux autres lieux, dans d’innombrables municipalités, des équipes entières d’élus fidèles à la République seront exterminées. Partout les maîtres d’écoles, "los maestros de la República", seront systématiquement parmi les premiers fusillés.

À l’université de Salamanca, le 12 octobre 1936, le général Millan Astray, éructa « muerte a la inteligencia » et le nécrophile « viva la muerte » au visage du célèbre philosophe Miguel de Unamuno (« mort à l’intelligence » et « vive la mort », NdT). Il attaqua violemment les provinces basques et catalanes qui représentaient pour les franquistes « l’anti-Espagne » : « Ce sont des cancers dans le corps de la nation. Le fascisme, remède de l’Espagne saura comment les exterminer, tranchant dans la chair vive, comme un chirurgien décidé, libre de faux sentimentalismes. »

Les conséquences ?

• 130.000 cadavres – sûrement plus – ne sont plus que des ossements anonymes, jetés pêle-mêle dans les centaines de fosses communes creusées (souvent par les suppliciés eux-mêmes) le long des routes, dans ou aux abords des cimetières. En octobre 2008, les associations de familles de disparus ont remis au juge Garzón une liste de 133.807 noms.

• À Madrid uniquement, 3.206 personnes – sûrement plus – hommes et femmes ont été fusillés entre 1939 et 1944, soit 5 ans après la fin de la guerre, à l’issue de procès "sumarísimos" (expéditifs).

• À Séville, dès l’été 1936, après le rapide succès du soulèvement militaire dans cette ville, ce sont 11.678 – sûrement plus – fusillés ou assassinés sous les coups et la torture qui ont été recensés par une équipe de 200 historiens et chercheurs bénévoles. 168 fosses communes y ont été localisées dans la ville même ou dans sa province.

• Badajoz : 4.000 fusillés dans les arènes après l’entrée des troupes fascistes dans la ville.

• Malaga : 3.600 corps répartis dans 4 fosses.

• Dans la fosse géante d’Orgiva (Granada) ce sont quelques 4.000 corps qui attendent une sépulture. 70 ans après la fin de la guerre, 35 ans après la "transition démocratique" !

• Merida : suite aux travaux de création d’un jardin botanique jouxtant le cimetière, on trouve une fosse contenant entre 2.000 et 4.000 républicains dont 1.200 ont été identifiés.

• 2.500 cadavres à Burgos ont été retrouvés et identifiés.

• La Généralitat de Catalunya qui a commencé les recherches bien avant le vote de la loi de mémoire Historique, estime que dans la province plus de 9.000 personnes sont enterrées dans 157 fosses communes.

• Plus de 110.000 prisonniers ont rempli les geôles fascistes et les camps de concentration où ils ont été exploités, ravalés au rang d’esclaves, ont péri exténués dans des camps de travail comme le canal du bas Guadalquivir ou l’indécent monument à la gloire des morts du franquisme où Franco s’est fait enterrer, le "Valle de los caidos", au nord de Madrid.

• 500.000 réfugiés ont fui la barbarie fasciste et se sont exilé, la plupart en France.

• 30.000 enfants volés aux parents de républicains fusillés ont été et remis aux notables du régime. Pinochet ou Videla n’ont rien inventé !

Cette énumération n’est hélas pas exhaustive mais elle suffit déjà à justifier l’accusation de crimes contre l’humanité sur laquelle le juge Garzón souhaitait s’appuyer.

Droit international

Il est ici utile de rappeler à Monsieur Bennassar que le 31 octobre 2008, le Comité des droits de l’homme de l’Onu a insisté auprès des autorités espagnoles afin qu’elles prennent les mesures nécessaires pour annuler la loi d’amnistie de 1977 et garantir l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité. Monsieur Bennassar balaie par avance l’objection sous le seul prétexte que cette demande n’a pas abouti ! Ce faisant, il passe sous silence ou feint d’ignorer que l’argumentation de Garzón s’appuie sur le crime (ou délit) de "détention illégale permanente de personnes et de disparition forcée". Or, comme le soulignent les nombreux juristes du monde entier et avec eux le Syndicat de la magistrature, la disparition forcée constitue un des crimes les plus graves, et ce dernier ne peut être ni prescrit ni amnistié, sans enfreindre la légalité internationale. Or, et un historien ne saurait l’ignorer, le droit international est partie intégrante de l’ordre juridique espagnol.

En privilégiant une morale universelle, celle qui fonde le droit international qui dit qu’il ne peut y avoir d’amnistie pour les crimes contre l’humanité, le juge Garzón a certes transgressé cette loi dite "de punto final" qui prétendait renvoyer dos à dos – comme semble le faire (et ce depuis son dernier livre) Monsieur Bennassar – le camp républicain et le camp des factieux. C’est tout à son honneur !

Mais, on l’aura compris, le fond du problème n’est pas de l’ordre "d’arguties" juridiques imputables à Garzón, comme l’instruisent les magistrats de la Seconde Chambre du Tribunal Suprême. Il s’agit de savoir si un pays peut se construire "démocratiquement", si accessoirement une réconciliation reste possible, en niant son passé, en refusant de le regarder en face, en maintenant sa jeunesse dans l’ignorance de sa propre Histoire. Autrement dit : peut-on construire une démocratie sur l’impunité ?

Vérité, justice et réconciliation

Partout dans le monde les pays ayant subi des dictatures ont répondu clairement non en envoyant devant les tribunaux les bourreaux qui les avaient asservis. Aucun pays au monde n’a suivi ce modèle de l’oubli complet, de l’impunité totale, du refus de rendre justice et d’apporter réparation. De l’Allemagne post nazie (procès de Nuremberg mais, surtout, de Frankfort où des Allemands jugèrent des Allemands), aux pays d’Amérique latine (procès en 2006 du tortionnaire argentin Etchecolatz), jusqu’aux commissions "Vérité et Réconciliation" d’Afrique du Sud, quand ce ne sont pas les tribunaux pénaux internationaux (Yougoslavie, Rwanda...) qui prennent le relais, les exemples sont nombreux où la volonté de réconciliation n’est rendue possible que si elle passe par un indispensable travail de vérité et de justice.

En Amérique latine, où l’on n’a pas oublié le juge espagnol qui osa inculper Pinochet, l’annonce de cette procédure a été perçue comme un désaveu de décennies de lutte contre l’impunité. Depuis l’Argentine, qui a abrogé une loi d’auto-amnistie et juge aujourd’hui encore les tortionnaires de la dictature militaire, une plainte de famille de victimes a été déposée contre le régime franquiste.

Enfin, ce n’est pas, comme l’avance M. Bennassar, « la troisième génération » seulement qui exige vérité, justice et réparation. C’est faire insulte à tous les combattants survivants de cette tragédie de proclamer qu’ils « ont voulu oublier » ! Eux aussi, eux surtout, avec la force de leurs 90 ans continuent d’exiger vérité, justice et réparation. C’est faire insulte aussi à tous les républicains exilés de l’extérieur comme de l’intérieur durant quatre décennies ! C’est faire insulte enfin à tous ceux qui sont morts pour que ces mots et celui de liberté gardent tout leur sens. Et aucun de ceux-là ne cherche d’une quelconque manière à culpabiliser les "descendants des franquistes". Les héritiers oui ! Les glissements sémantiques constituent décidément un procédé argumentaire bien malhonnête. Quant aux "deux Espagne", nul besoin de les ressusciter, elles sont toujours là ! Et ce n’est qu’après un travail, collectivement assumé de vérité et de justice, que l’on pourra espérer les réconcilier.

Le passé de l’Espagne peut-il rester indéfiniment, comme les dizaines de milliers de républicains, "coupables" d’avoir servi un gouvernement légalement élu, enterré dans la fosse commune d’un silence complaisant ? Le scandale, l’indécence aujourd’hui, est de voir des historiens ou des écrivains renvoyer dos-à-dos fascistes "golpistes" et républicains légalistes sous le fallacieux prétexte de l’équivalence des "massacres commis des deux côtés", et cautionner, du haut de leur chaire, cet enterrement, se faisant ainsi les complices indirects des groupuscules fascistes comme la Phalange ou "Manos Limpias", à l’initiative des poursuites contre le juge Garzón.

Dominique Fernandez [2], Progreso Marin [3], Santiago Mendieta [4], Teresa Urraca, membres de l’association Iris (Itinéraires, recherches, initiatives du Sud) [5]

Notes

[1Ancien Président de l’université du Mirail à Toulouse

[2Auteur de « Passages » une œuvre théâtrale sur la« Retirada » et l’exil donnée à la « Cave Poésie » de Toulouse en 2009.

[3Auteur de trois livres sur l’Exil espagnol dont le dernier « La Mémoire à Vif » vient d’être réédité.

[4Journaliste, auteur d’un livre sur « l’Or de Canfran »

[5L’association IRIS (Itinéraires Recherches Initiatives du Sud) a été créée en 1996 à Toulouse. Elle travaille depuis à la réappropriation de la mémoire historique du camp républicain espagnol et sur les enjeux mémoriels actuels en France et en Espagne.