Nicaragua

La Chureca, ou la vie jetée dans les poubelles

Nicaragua

par Adrien Trocmé

Plongée dans une vallée de détritus, la Chureca à Managua (Nicaragua), où se sont installés familles et enfants. Leur travail : survivre de ce que les autres - les riches - considèrent comme inutiles, les déchets. Récit en texte et en images.

© Henny Drijfhout / Wildverband

C’était un mercredi soir à Managua (Nicaragua), nous étions allés au théâtre voir des enfants nicaraguayens danser, chanter. Il y avait un ou deux journalistes locaux dans la salle pleine. Et les parents à la fin de la représentation semblaient tout à fait émus. Une scène de fête d’école comme on en retrouve dans des villes européennes ou sud-américaines. Seulement le message ce soir-là, simple mais exprimé avec force, était celui du refus de l’exclusion. Celle que le public a oubliée un soir dans cette féerie de décors et de déguisements avant de retourner chez eux, dans leur village, au sein de la Chureca. La décharge publique du pays. Leur lieu de vie et de travail.

Le lendemain nous arrivons au bureau de l’association Dos Generaciones, qui a monté ce spectacle depuis plusieurs années avec les enfants de La Chureca. De nombreuses jeunes filles s’alignent à l’ombre devant la porte. L’association travaille beaucoup aussi avec les adolescentes. Edwin apparaît, il va nous emmener sur sa moto jusqu’à la décharge.

Un horizon gris de collines de déchets

Alors que nous avançons en direction de la décharge publique, les routes de poussière prennent progressivement la texture d’une couche de papiers et de terre mêlés. Des gens sont courbés à ramasser quelques déchets autour de camions bennes à l’arrêt. Nous prenons un dernier virage, s’impose alors un horizon gris de collines de déchets, à droite une vaste étendue d’eau, le lac de Managua. A gauche un autre lac plus petit, deux garçons mouillés le longent. S’y sont-ils baignés ? Au-dessus, dans le ciel bleu soudain déchiré par un rideau de poussière et de fumée, des oiseaux tournoient. Nous nous arrêtons dans l’une des artères du village de tôles et de bois. Chez Ramona.

Ramona nous accueille chaleureusement chez elle, sous les planches, les toiles et les tôles, il y a plusieurs hamacs accrochés, des poules picorent le sol. Ramona déambule dans le village, machette en main, son outil de travail qui lui permet de gratter la terre. Tout le monde salue Ramona. Elle est membre de la commission du village.

Visite guidée de l’école où les enfants ne se rendent pas toujours car ils vont travailler. Puis détour par ce qui fait office d’infirmerie. Les habitants de la Chureca s’y massent car ils souffrent d’insuffisance respiratoire. Une illustration des conditions insalubres dans lesquelles environ mille personnes habitent et plus de deux mille travaillent.

Ce cadre insupportable qui détruit la santé, à la marge de toute vie normale pour les enfants et les adultes, prend soudain toute son ampleur lorsque notre horizon est obstrué par une montagne d’immondices. Au loin deux êtres fouillent la structure à la recherche de métal, aluminium, plastique, verre et - s’ils sont chanceux - de cuivre. En contrebas, à une distance de quelques mètres à peine de ces collines : d’autres maisons.

Montagnes d’immondices

On escalade ces montagnes. Au milieu, des monticules de déchets errent des personnes. Certaines creusent, d’autres portent des sacs, d’autres trient. On rencontre alors une autre personne qui curieusement vient nous saluer. Nous ne l’avions pas reconnue dans sa tenue de travail. Il est le père de l’actrice principale de la pièce de théâtre.

Nous nous trouvons alors au sommet des montagnes de déchets, il y a là-bas comme une vallée balayée constamment par les rafales de poussière. Les montagnes se décomposent lentement sous l’effet de la chaleur et de la compression. Une fumée nocive en ressort, entre par le nez et la bouche. Tous les travailleurs se couvrent le visage de foulards. Ils portent parfois des lunettes pour se protéger les yeux. Nous voyons une vache paître près de déchets en feu. Plus tard un troupeau. Mais ce sont les corbeaux les compagnons des churequeros. Ils se sont pris d’amitié. Ils les appellent les condors.

« Prends-moi en photo, je suis Fidel Castro ! »

Progressivement la fumée s’épaissit, apparaissent plusieurs personnes fantasques, l’une le visage camouflé sous plusieurs étoffes, évoque la Révolution française, 1789 ou 1848. Laquelle était-ce déjà ? Il repart, citant d’autres dates. A côté, quelqu’un délaisse ses déchets, nous interpelle, et sort de dessous trois planches un sac de jute rempli de livres. Il nous en tend un. Il nous l’offre. Plus loin un autre torse nu me dit : « Prends-moi en photo, je suis Fidel Castro ! ». Intimidé, je m’exécute. La conscience de certains churequeros semble s’être enfuie sous d’autres latitudes, elle ne voulait plus rester là.

Un euro par jour

Plus tard nous discutons avec le fils de Ramona. Il nous explique comment sa mère, brandissant la machette, avait sauvé un photographe espagnol qui s’était aventuré chez eux sans être accompagné. En toute logique, des gens s’étaient précipités sur les appareils qui représentaient plusieurs années de salaire puisque ils ne gagnent qu’un euro par jour. Plus tard encore, Eric nous expliquera comment certains churequeros surveillent la venue des camions bennes en provenance des quartiers riches pour y trouver des restes, ou encore comment ils font chauffer l’eau quand ils ont repéré le camion qui vient se dévider des abattoirs.

Les churequeros ont été acculés par la pauvreté et le chômage régnant au Nicaragua à venir s’établir au sein même de la décharge. Prochainement, à l’initiative de la coopération espagnole, un village de briques devrait être construit et une usine de recyclage devrait s’installer. Certains s’inquiètent de ne pas pouvoir travailler car ils seraient trop vieux… Mais cette fois, la promesse ne semble plus un mirage, l’argent serait dans les caisses.

Si la Chureca, symbole de l’exclusion, est la démonstration insupportable de la réalité des Objectifs du Millénaire, on ne voudrait vraiment pas que ces gens aient encore cinq ans à attendre.

Adrien Trocmé - LARuta