Féminisme

Voltairine de Cleyre, l’insoumise

Féminisme

par Laurent Bergès

Basta! vous propose de (re)découvrir Voltairine de Cleyre, anarchiste et féministe nord-américaine des années 1900, au travers de deux textes incisifs et toujours actuels : De l’action directe et Le mariage est une mauvaise action, publiés aux Editions du Sextant. Un voyage dans le temps au sein du mouvement ouvrier et des luttes féministes.

Les Editions du Sextant publient opportunément, dans leur nouvelle et bien nommée collection « Les Increvables », deux textes de la féministe et anarchiste américaine Voltairine de Cleyre (1866-1912). Moins connue sans doute que d’autres hérauts de l’anarchisme, tels Emma Goldman ou Benjamin Tucker, Voltairine de Cleyre fut pourtant une figure majeure du radicalisme et de la libre-pensée du Nouveau Continent.

Voltairine donc. Si un prénom seul ne saurait dessiner un destin, on ne peut que s’arrêter sur celui que son père, Hector De Claire, français émigré aux Etats-Unis en 1854, lui choisit. Née dans une famille de libres-penseurs et d’abolitionnistes, elle fut pourtant placée en institution religieuse après la séparation de ses parents (il semble que son père y vit le moyen de lui offrir une éducation et de lui éviter une enfance miséreuse qu’elle avait déjà trop connue). Voltairine de Cleyre y nourrit un fort anticléricalisme et la détestation de toute organisation sociale verticale, interdictrice et soumettant ses membres à un ordre immuable. Autant de convictions inexpugnables dont on découvre quelques idées force dans De l’action directe et Le mariage est une mauvaise action.

Le courage de l’action directe

Conférence prononcée en 1912, De l’action directe [1] tend à vouloir solder l’analogie faite entre action militante et violence (acceptée ici, sans être jamais encouragée, dans son ultime nécessité) et, ce faisant, en finir avec la caricature de l’anarchiste poseur de bombes. Eloge de l’acte militant, cette action directe n’est d’abord rien d’autre qu’un acte élémentaire de citoyenneté, ce qu’elle énonce ainsi : « Toute personne qui a pensé, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie, avoir le droit de protester, et a pris son courage à deux mains pour le faire ; toute personne qui a revendiqué un droit, seule ou avec d’autres, a pratiqué l’action directe. » Mais cette seule définition ne saurait suffire, car ne rendrait pas assez compte que cet engagement, solitaire ou de masse, est créateur de changements dans la vie des hommes.

Comment donc mieux définir les principes de cette action directe, sinon par des illustrations puisées dans la jeune histoire des Etats-Unis, depuis le conflit originel entre Quakers et Puritans, jusqu’aux luttes ouvrières conduites par des organisations syndicales nord-américaines très actives et puissantes à l’aube du XXe siècle. Sans oublier une Guerre de Sécession à propos de laquelle Voltairine de Cleyre souligne combien la ségrégation, si elle constitua le point de rupture majeur entre Confédérés et Nordistes, n’échappera pas chez les unionistes à une politique de bons sentiments dénuée d’effets sur la réalité de l’esclavage. Là où l’on voit justement poindre chez Voltairine la détestation d’un jeu politique dont elle stigmatise l’inertie, les arrangements et surtout le conservatisme d’un pouvoir qui se satisfait de la continuation des rapports de classe, condition nécessaire à la perpétuation des privilèges de quelques-uns – on ne saurait être plus moderne...

En résulte un jeu de forces antagonistes, entre action directe et action indirecte et politique, que Voltairine de Cleyre espère sans plus d’illusion comme complémentaires, mais dont elle répète combien la première prime sur la seconde : « On n’envisage jamais aucune action politique, tant que les esprits assoupis n’ont pas été réveillés par des actes de protestation directe contre les conditions existantes. » Texte fort, dénué d’angélisme, même si apparaissent ici ou là des accents lyriques peut-être datés, De l’action directe n’a décidément rien perdu de son acuité.

Le mariage : « Une insulte à la délicatesse »

Mais que serait l’agissement dans le champ social s’il ne se doublait d’un même engagement dans la sphère privée ? Féministe de la première heure, co-fondatrice en 1892 de la Ladies Liberal League, organisation de libres-penseuses, Voltairine de Cleyre interrogea très tôt le carcan éducatif et social, la nature des relations entre hommes et femmes, et plus directement encore la soumission imposée par les premiers aux secondes dans la vie intime, ce qu’elle abordait crûment dès 1895 : « La question sexuelle est plus importante pour nous que n’importe quelle autre, à cause de l’interdit qui pèse sur nous, de ses conséquences immédiates sur notre vie quotidienne, du mystère incroyable de la sexualité et des terribles conséquences de notre ignorance à ce sujet. »

Texte d’une conférence prononcée à Philadelphie en avril 1907, Le mariage est une mauvaise action [2] voit Voltairine de Cleyre stigmatiser une institution culturelle et sociale – sans pour autant vanter l’union libre – qui est « une insulte à la délicatesse parce qu’il proclame aux oreilles du monde une affaire strictement privée ». Si elle s’oppose à cette officialisation du lien, c’est d’abord parce qu’elle « se soucie de la pérennité de l’amour », mais surtout pour dire la gravité des conséquences économiques et sociales lorsque l’union se rompt : « L’épouse n’a fait qu’une seule chose dans une sphère isolée, et même si elle a peut-être appris à bien le faire, de toute façon cela ne lui a pas donné la confiance nécessaire pour gagner sa vie de façon indépendante. (…) Quelle sorte de métier peut-elle exercer ? Devenir l’employée de maison d’une autre femme qui la dominera ? »

Ce très beau texte, où pointe un fort pessimisme sur la nature humaine, pose aussi des questionnements éthiques entre bien et mal et interroge l’éducation des enfants, avant de revenir à la nécessaire indépendance des êtres, d’une définition qui se voudrait universelle : «  Pour que la vie puisse croître, il faut que les hommes et les femmes restent des personnalités séparées. Ne partagez rien avec votre amant(e) que vous ne partageriez avec votre ami(e). » Hors le mariage donc, mais sans exclure la force du sentiment, ni sa noblesse.

Laurent Bergès

Notes

[1De l’action directe, Editions du Sextant, collection « Les Increvables », 64 pages, 6 €

[2Le mariage est une mauvaise action, Editions du Sextant, collection « Les Increvables », 64 pages, 7 €