Violences policières

Neuf ans après les faits, la justice toujours silencieuse sur la mort de Wissam El-Yamni, lors de son arrestation

Violences policières

par Ludovic Simbille

L’expertise médicale concernant la mort de Wissam El-Yamni, décédé entre les mains de la police à Clermont-Ferrand, est sujette à caution. En portant plainte contre l’expert en cause, la famille espère relancer une procédure enlisée depuis neuf ans.

C’est une pièce de plus apportée à la quête de vérité concernant la mort de Wissam El-Yamni, un chauffeur routier âgé de 30 ans, lors de son arrestation par des policiers, le 31 décembre 2011 à Clermont-Ferrand. Accompagnée de son avocat, la famille de la victime a annoncé le 8 janvier, lors d’une conférence de presse, vouloir déposer plainte contre l’auteur d’une expertise médicale jugée « fallacieuse » et « orientée ». Une démarche plutôt rare dans ce type de dossier mais qui vise à relancer une procédure qui s’éternise depuis neuf ans !

Dans le coma dix minutes après son arrestation

« Les faits sont tragiques mais simples », expose d’emblée Maître Henri Braun qui défend la famille. Cette nuit-là, Wissam et ses amis fêtent le passage à l’année 2012 sur un parking du quartier clermontois de la Gauthière. Vers 3 h du matin, des policiers, alertés par un appel téléphonique [1], interviennent sur place. À leur arrivée, Wissam aurait jeté une pierre sur le véhicule. Les agents de la brigade canine l’interpellent puis le conduisent au commissariat. Moins de dix minutes après son arrestation, Wissam tombe dans le coma. Il ne s’en réveillera pas. Son décès est constaté le 9 janvier 2012.

Une information judiciaire pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner » est ouverte. Un mois après les faits, l’enquête de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) conclut à une mort liée à la technique d’immobilisation dite du « pliage », consistant à appuyer la tête entre les genoux. Un fonctionnaire aurait affirmé à la « police des polices » avoir pratiqué ce geste durant le transport au commissariat. Un rapport provisoire d’autopsie mentionne une « compression des artères carotides internes » liée à un maintien en hyper flexion, faute d’irrigation du cerveau.

Témoignages écartés et disparition de preuves...

Pour la famille, cette thèse du « pliage » n’explique pas les traces de strangulations, de lésions ainsi que les ecchymoses constatées sur le corps du défunt. Ses proches suspectent des coups et blessures portés par les fonctionnaires de police. Ce que démentent les agents concernés. Des témoins, présents au commissariat, affirment avoir vu des policiers jeter à terre Wissam, qui « saignait du corps » et le frapper alors qu’il était menotté. Ces témoignages ne sont pas retenus par l’instruction.

D’après Médiapart, les juristes du Défenseur des droits qui s’étaient rendus en 2014 à Clermont-Ferrand, n’auraient pu avoir accès aux enregistrements des échanges radio des policiers, au motif que ceux-ci avaient disparu. Tout comme la ceinture que portait Wissam ce soir-là. À ces « disparitions » s’ajoute une vidéo non exploitée dans un premier temps ainsi que le reformatage d’ordinateurs ayant entraîné la perte éventuelle d’images utiles à l’enquête.

Disparition de preuves, mise en cause du comportement de la victime, dédouanement des forces de l’ordre avant toute enquête – lorsque Wissam El-Yamni est encore dans le coma, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Claude Guéant avait déclaré « s’il y a eu une interpellation difficile, ça n’est pas le fait des policiers » –, changement de magistrat instructeur… Le traitement judiciaire du décès de Wissam El-Yamni ne déroge pas aux autres affaires de violences policières mortelles. Ce dossier reste tristement emblématique quant à la bataille d’expertises menée pour déterminer les causes du décès.

Une expertise « pseudo-scientifique » ?

En juin 2012, c’est un corps mal conservé et en état de putréfaction, que les médecins légistes reçoivent au CHRU de Poitiers pour une autopsie complémentaire. Leurs conclusions, rendues en avril 2013 – dix mois plus tard ! – écartent toute responsabilité policière. Le trentenaire aurait succombé à l’absorption de « cocaïne et de cannabis ayant entraîné des troubles de son rythme cardiaque ». Problème : le taux relevé dans l’organisme du défunt est de (4 ng/ml). Soit dix fois moins que les seuils minimaux détectés lors des dépistage routier (50 ng/ml). Les fractures sur le corps ? Présentées dans le rapport comme « anciennes », soit antérieures à l’arrestation qui a coûté la vie à Wissam.

La famille reproche à l’examen de se baser sur des photos post-coma où les blessures y apparaissent davantage cicatrisées que sur les images plus proches de l’interpellation, celles du 2 janvier que l’expert entendait pourtant utiliser. Les traces de strangulations ? Lié « au frottement des vêtements »... La famille ne décolère pas contre les arguments « pseudo-scientifiques » de ce médecin légiste, nommé expert judiciaire par le procureur avec qui il travaillait à Poitiers. Plutôt médiatique, Michel Sapanet est surtout connu pour être spécialiste en chirurgie maxillo-faciale. « Beaucoup de choses ne vont pas dans cette affaire mais cette expertise-là est très injuste car elle ment sur tous les points possibles, dénonce le frère du défunt. Celui qui aurait dû faire la vérité, l’a détruite. On ne parle pas d’expertise en bâtiment mais d’un corps sans vie. Il ne faut jamais oublier que derrière ces procédures il y a des morts, des familles. »

Plainte pour « falsification d’expertise »

C’est donc contre l’auteur de cette expertise que les avocats de la partie civile souhaitent porter plainte avec saisine de l’ordre des médecins (nous avons contacté Michel Sapanet, mais nous attendons toujours sa réponse). Motif ? « Falsification d’expertise » [2]. Moins par « esprit de vengeance », précise Henri Braun, que pour pointer « la responsabilité des décisions prises par les acteurs dans les dysfonctionnements institutionnels ». Ce rapport médical est la « pierre angulaire » qui va « bloquer l’affaire pendant des années », justifie l’un des avocats de la famille El-Yamni.

« Le bras armé des non-lieux sont ces expertises de très mauvaise qualité », abondait auprès de Basta!, son confrère Maître Yassine Bouzrou qui accompagne plusieurs familles endeuillées suite à une intervention controversée des forces de l’ordre. Ce dernier a également porté plainte pour « faux en écriture », à l’égard d’une première autopsie du corps de Mahamadou Fofana, décédé en septembre dernier lors d’une intervention policière à Bougival.

Concernant la mort d’Adama Traoré lors de son arrestation par des gendarmes de Persan (Oise), l’une des expertises vient d’être annulée par la chambre d’instruction pour vice de procédure. Ces experts mandatés par la justice, que l’on retrouvent épisodiquement dans plusieurs affaires de ce type, invoquent les mêmes causes de décès, liées à une maladie ou au stress de l’interpellation. Ainsi, la médecin-légiste qui s’est penchée sur le corps d’Adama Traoré avait également examiné le corps d’Ali Ziri (mort en 2009 pendant son interpellation), évoquant dans les deux cas « une malformation cardiaque » (dans le cadre de ce dossier, l’État a été condamné par la Cour européenne des droits de l’Homme pour « négligence »).

Mort due à « l’intervention d’un tiers »

Ce manque de débat contradictoire oblige les familles à faire elles-mêmes appel à des spécialistes indépendants, comme le chef du service cardiologie au CHU de Clermont-Ferrand qui balaye en juillet 2013 les conclusions de Michel Sapanet [3]. En 2015, un nouvel examen pointe une nouvelle fois à la consommation d’alcool et de cocaïne. Sans argumenter, ni justifier l’exclusion des hypothèses de strangulation ou asphyxie posturale. Les proches sollicitent alors un toxicologue. Celui-ci démontre que la trop faible prise de cocaïne n’a pu avoir d’influence sur le décès de Wissam.

En 2017, la chambre d’instruction de Riom rend un arrêt reconnaissant que les experts procèdent « plus par affirmation que par démonstration scientifique ». Avant ça, « on traitait ma famille de menteurs, pris par notre chagrin, parce qu’on n’acceptait pas la thèse de la drogue », se remémore douloureusement Farid El-Yamni. « Nous les familles, on nous met souvent du côté des sentiments mais ce qu’on dit est factuel. On est du côté de la rationalité, de la vérité », poursuit cet ingénieur de formation. Il a fallu attendre 2019 pour qu’une quatrième expertise, ordonnée par la cour d’appel de Riom, admette que la fin de vie de Wissam résulte de « l’intervention d’un tiers, combinée à une consommation excessive d’alcool et au stress engendré par l’arrestation ».

Neuf ans sans réponse

« Là on se dit qu’il va y avoir la mise en examen des policiers », commente l’avocat Henri Braun qui ne s’explique pas que des actes les plus élémentaires d’une instruction, censément à charge et à décharge, ne soient diligentés. En lieu et place, la justice s’achemine vers un non-lieu. En 2014, les policiers avaient bien été inculpés pour « coups mortels » avant que la cour d’appel annule cette décision. Finalement placés sous le simple statut de témoin assisté, les agents impliqués sont toujours en poste.

Dernier rebondissement, en juillet 2020, la chambre d’instruction de Riom refuse d’entendre les témoins de la scène mais autorise l’audition des policiers en présence des parties civiles. Six mois plus tard, cette audition n’a toujours pas eu lieu. « En quatre ans, la seule chose qu’a fait la juge lui a été imposée par la chambre d’instruction », constate le frère de Wissam.

Neuf ans de procédure, neuf ans de contre-expertise, neuf ans de recours, neuf de demande d’actes, neuf ans de calvaire sans réponse. Les procédure liées violences policières traînent souvent en longueur : Lamine Dieng, mort étouffé dans un fourgon de police à Paris en 2007 : 13 années de procédure ; Olivier Massonaud, tué en 2007 à Poitiers alors qu’il n’était pas armé : 12 ans ; Zyed et Bouna, en 2005 : 10 ans...

La procédure concernant la mort de Wissam El-Yamni se singularise par le temps passé sans qu’aucune décision de justice ne soit prise.En règle général, un classement sans suite (au bout de plusieurs mois) ou un non lieu (au bout de trois à quatre ans) sont prononcés, auxquels les familles font souvent appel. « Si la justice fonctionnait normalement, cela fait des années qu’il y aurait eu un procès », résume Maître Henri Braun. Ce parcours du combattant n’entache pas la détermination de la famille El-Yamni, présente à toutes les marches commémoratives, à tous les rassemblements contre les violences policières. « Si l’affaire de mon frère peut servir à améliorer le système, ce sera au moins ça… », lance Farid.

Ludovic Simbille

Photo : © Anne Paq

Notes

[1L’appel, provenant semble-t-il du téléphone portable de Wissam, signale un corps inanimé sur la chaussée. Lorsqu’elle écoutera l’enregistrement de la communication, sa famille s’étonne de ne pas reconnaître sa voix.

[2Article 434-20 du code pénal : « Le fait, par un expert, en toute matière, de falsifier, dans ses rapports écrits ou ses exposés oraux, les données ou les résultats de l’expertise est puni, selon les distinctions des articles 434-13 et 434-14, de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende ou de sept ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende ».

[3Voir ici