Quartiers populaires

Villiers-le-Bel : un procès stalinien contre les jeunes de banlieue

Quartiers populaires

par Ornella Guyet

Les cinq jeunes accusés de Villiers-le-Bel ont écopé de trois à quinze ans de prison après deux semaines d’un procès hallucinant. Présomption d’innocence piétinée, droits de la défense battus en brèche, preuves objectives inexistantes, verdict rendu à la sauvette… Récit d’un procès joué d’avance, qui marque un sombre et inquiétant tournant de ce qui reste de l’Etat de droit.

Le 25 novembre 2007, deux adolescents de quinze et seize ans, Lakhami et Moushin, trouvent la mort dans une collision entre leur mini-moto et une voiture de police. S’en suivent trois jours d’émeutes à Villiers-le-Bel, expression de la colère des habitants contre ce qui apparaît alors comme un énième et dramatique abus policier dans un quartier quotidiennement confronté aux contrôles au faciès, aux humiliations et aux arrestations arbitraires. Au cours de ces trois jours, une centaine de policiers sont blessés, notamment par des tirs de chevrotine. C’est la première fois depuis longtemps qu’autant de policiers sont blessés.

Procès équitable ou injonction présidentielle ?

« Ce qui s’est passé à Villiers-le-Bel n’a rien à voir avec une crise sociale, ça a tout à voir avec la voyoucratie, estime Nicolas Sarkozy, le 29 novembre (à peine quatre jours après la mort des deux jeunes), devant un auditoire de 2000 policiers. Tout sera mis en oeuvre pour retrouver [les tireurs]. Je réfute toute forme d’angélisme qui vise à trouver en chaque délinquant une victime de la société, en chaque émeute un problème social. Mettez les moyens que vous voulez (...), ça ne peut pas rester impuni, c’est une priorité absolue. Nous retrouverons les tireurs un par un et pour eux ce sera la cour d’assises. » Le Président de la République précise qu’il a fixé « un objectif de résultat » pour punir les émeutiers qu’il qualifie de « voyous déstructurés, prêts à tout » et de « trafiquants ».

Le chef de l’Etat lui-même appelle à passer outre toute logique judiciaire qui « subordonne la punition à l’existence d’un coupable avéré, qui encadre la recherche de ce coupable de certaines règles de procédure, et qui consent donc à l’impunité si l’enquête dans les règles n’aboutit pas », rappelle le philosophe Pierre Tévanian. « Le président a d’emblée substitué une logique de catharsis, faisant de la punition un impératif à ce point catégorique qu’il autorise les enquêteurs à utiliser "les moyens qu’ils veulent". » [1]

Dénonciations anonymes

Deux ans et demi après ce discours présidentiel, tandis que les policiers responsables de l’accident sont toujours en fonction, les coupables des tirs sont tout trouvés. Ils sont cinq, jeunes, arrêtés dans des conditions rocambolesques lors d’une vaste rafle, le 18 novembre 2008. Quatre sont mis en examen pour « tentative de meurtre sur fonctionnaires de police dans l’exercice de leurs fonctions en bande organisée », et un pour complicité. Problème : aucun élément matériel ne pèse contre eux. Reste d’éventuels témoignages. Des trésors d’imagination vont être nécessaires pour convaincre des témoins de les accuser.

C’est donc uniquement sur la base de ces témoignages, dont plusieurs anonymes, qu’Abderhamane Kamara (29 ans), Adama Kamara (29 ans), Ibrahima Sow (26 ans), Maka Kanté (23 ans) et Samuel Lambalamba (24 ans) sont condamnés à l’issue d’un procès qui s’est déroulé dans une atmosphère très tendue et d’une instruction menée par la juge qui, en octobre dernier, a prononcé un non-lieu contre les policiers responsables de l’accident dans lequel sont morts les deux jeunes habitants de Villiers. Le non-lieu a, depuis, été annulé en appel. Les cinq jeunes ont, eux, écopé de respectivement, quinze, douze, neuf et deux fois trois ans de prison.

Dès le premier jour, le décor est planté. Après avoir subi les contrôles des sacs aux rayons X, on se heurte à deux cordons de policiers et CRS qui filtrent l’accès de la salle d’audience, censée être publique. Si les parties civiles, dont plusieurs sont en uniforme d’apparat, ne rencontrent aucune difficulté pour entrer, les familles des accusés et certains témoins n’ont pas cette chance. Très vite, les avocats de la défense protestent face à ce « quasi huis-clos », menaçant de quitter le prétoire si les portes ne sont pas ouvertes. En vain. Les barrages filtrants demeureront pendant les deux semaines d’audience. Les familles doivent s’organiser pour y assister à tour de rôle, alors que les journalistes occupent deux des cinq bancs côté soutiens, et aucun côté parties civiles.

Des accusés issus des classes populaires

Les accusés sont invités à se présenter. Tous sont fils d’immigrés africains et issus de milieux très populaires. Les frères Kamara – qui vont être les plus « chargés » – sont décrits comme des « leaders » dans la cité. Adama Kamara a suivi le parcours typique du jeune soucieux d’« intégration » : après avoir commis quelques bêtises de jeunesse, il est désormais père au foyer, a tenté de monter une entreprise de sécurité et s’est un temps lancé en politique aux côtés du PS puis de l’UMP. Il est l’un des organisateurs des marches silencieuses qui ont suivi l’accident de novembre 2007. Ali Soumaré (élu PS au Conseil régional) a témoigné en sa faveur, de même que Jean-Marc Lafaye, un policier qui a créé la police de proximité sur Villiers-le-Bel et monté un club de foot avec l’aide d’Adama et d’autres jeunes. Le policier assure ne pas croire en la culpabilité d’Adama.

Maka Kanté arrive au tribunal en chemise blanche. Avant son incarcération, il avait entamé une prometteuse carrière footballistique. Il s’exprime dès le premier jour d’une voix claire sur les raisons de sa présence dans le box : « Je suis Noir, je suis musulman et sans diplôme. Cela ne fait pas de moi un tueur ni un chef de gang ». Ce jeune homme, très fier, n’hésite pas à citer Nelson Mandela au moment de demander son acquittement : « Toute personne qui condamne un être humain fait preuve d’une certaine étroitesse d’esprit. » Incarcéré pendant deux ans et demi, dont onze mois en isolement, sans raison, il en a profité pour lire, beaucoup. La prison s’est soldée par une improbable rencontre : celle de Benjamin Rosoux, l’un des inculpés de Tarnac, avec qui Maka a cosigné une tribune dans Le Monde le 23 novembre 2009. « Il s’agira de faire un exemple pour toute la jeunesse révoltée de ce pays : "N’espérez même pas pouvoir vous défendre ! Nous jouissons de l’impunité totale, vous risquez des peines énormes. Vous êtes pieds et poings liés", semblent hurler tous les pouvoirs réunis en une seule et même chorale infernale », écrit-il alors. Prémonitoire.

Aucun élément matériel

Alors qu’aucune preuve matérielle n’existe contre lui et ses amis, les voilà pris dans un engrenage dont l’issue ne peut être que leur condamnation. A la sortie d’une audience, Mathieu Rigouste, auteur de L’ennemi intérieur [2], livre son sentiment sur ce à quoi il vient d’assister : « Ce qui est en jeu, c’est le maintien de la cohésion dans l’appareil de pouvoir. Il y a une contradiction interne dans les appareils répressifs – la police et l’armée – qui oblige le pouvoir à leur fabriquer une légitimité pour ne pas que leurs agents le lâchent et se retournent contre lui. Le pouvoir travaille donc en permanence à ce que la police soit dissociée du peuple, à ce qu’elle ait l’impression que le peuple est forcément contre elle et que le seul moyen pour elle d’être protégée c’est de rester groupée autour du bloc de pouvoir. C’est ce qui se joue là. On veut s’assurer qu’il n’y aura pas de rupture de rang dans la police, donc on met en place une sorte de sacrifice, on sert sur un plateau un bouc émissaire qu’on purge publiquement pour célébrer le règne et la cohésion de l’appareil de répression. » Il fallait donc tout mettre en œuvre pour maintenir cette cohésion, surtout en période de profonde crise. Quitte à piétiner toute idée de justice impartiale.

L’accusation ne repose que sur des témoignages anonymes, obtenus contre promesse de rémunération, et sur des témoignages douteux de co-détenus - dont l’un a cherché un contact direct avec le cabinet de Sarkozy pour être « protégé » - et de co-accusés, à qui on a promis des inculpations pour des faits moins lourds en échange de noms. Ces derniers témoignages sont tous contradictoires ou relatent des « on dit » et des « rumeurs », selon le mot même des témoins. Mais les accusés ne se nomment ni Eric, ni Liliane : pour eux, rumeurs et ragots se muent en pièces à conviction.

Les témoignages sous X : une aberration judiciaire

Reste le témoignage anonyme, « sous X ». Introduit dans le Code de procédure pénale en 2002, il ne peut être le seul ressort d’une condamnation. Pourtant, force est de constater qu’ici, les témoins sous X auront probablement joué un rôle crucial dans l’intime conviction des jurés. Un rôle critiqué par le Syndicat de la magistrature : « Quand on sait qu’un témoignage est fragile par définition (subjectivité, mémoire, intérêt à dire une chose plutôt qu’une autre...), quand on sait que le témoignage "sous X" l’est plus encore (déclarations plus floues - et donc plus difficilement vérifiables - pour éviter l’identification du témoin, effet de déresponsabilisation de l’anonymat), on peut penser que le témoignage anonyme rémunéré - objectivement intéressé, donc - est une aberration judiciaire. Il n’est pas anodin qu’une telle aberration ait surgi dans cette affaire où, parce qu’il était question de policiers d’une part et de "jeunes de cité" d’autre part, tout était permis : "Mettez les moyens que vous voulez..." Au fondement du droit, de la justice et de la démocratie, il y a pourtant cette idée forte : la fin ne justifie pas les moyens.  » [3]

Le lundi 28 juin, les fameux témoins anonymes sont donc très attendus. De nombreux journalistes parcourent la salle des pas perdus. Les cameramen se battent pour photographier les écrans. Pourtant, sur quatre témoins prévus, un seul viendra. Leur absence contribue à faire monter d’un cran le climat de psychose qui entoure le procès. Depuis le début, l’accusation ne cesse de rappeler «  l’intention meurtrière » des émeutiers, qui « ont mis en place un mouvement tactique » contre une compagnie de CRS, transposant à Villiers-le-Bel pendant deux jours des scènes de «  guerre ». Celles-ci ont été comparées par certains policiers avec les combats entre Hutus et Tutsis (les Hutus étant les émeutiers, bien entendu). Voilà le « terrorisme que vivent les habitants de Villiers-le-Bel », selon maître Liénart, avocat des parties civiles policières.

Et le policier à la barre d’expliquer que le témoin sous X qu’il a interrogé refuse de se présenter, mu par « un sentiment de peur indépassable », suite notamment à un meurtre par balles (deux jours plus tôt, dans la commune) pourtant sans rapport avec le procès. Le seul qui accepte de témoigner ce jour-là est un indic de la brigade des stups. La défense, qui demande si les refus de comparaître ne seraient pas liés au fait que les témoins n’ont pas été payés, n’obtient pas de réponse [4].

Un procès expéditif

Le procès aurait dû s’étendre sur trois semaines pour se donner le temps d’entendre tous les témoins. Il n’en durera que deux, comme initialement prévu. La défense est en permanence pressée par la présidente du tribunal de faire vite, rappelée à l’ordre quand elle insiste trop pour obtenir des réponses de témoins parfois peu coopératifs. «  L’accusation était reine », soupire un avocat de la défense, dans l’attente du verdict. Pendant son réquisitoire, l’avocat général balaie les éventuelles réticences des jurés : « Bien sûr vous allez commettre une erreur judiciaire. Parce que les tireurs n’étaient pas cinq, ils étaient plus nombreux. Ils ne sont pas tous dans le box. Elle est là l’erreur judiciaire. » Et de requérir de sept à vingt ans de prison. Plaidant avec beaucoup de poigne, maître Michel Konitz pointe du doigt l’avocat général : « Je n’ai pas obtenu de réponse », répète-t-il au sujet des diverses charges censées peser sur les accusés. Quant à son client, Adama Kamara : «  On ne lui laisse aucune chance, car tant qu’il n’aura pas prouvé de façon certaine qu’il n’est pas coupable il sera là dans ce box. » Les accusés n’étaient pas présumés innocents, mais coupables.

« Personne n’est capable de dire qui aurait tiré contre qui, à quel endroit et quand. Pour éviter de devoir se poser ces questions, on nous emballe tout en nous disant que c’est normal, il y a la loi du silence, il y a la peur et – argument suprême – il y a la bande organisée. C’est vachement pratique, la bande organisée, car ça permet, justement, de ne pas se poser de questions. Il y a eu deux soirs d’émeutes, des tirs, c’est indéniable, et tout ça c’est une seule scène de crime. Alors si vous pensez que l’un ou l’autre est impliqué, voilà. Il est coupable et il encourt vingt ans, quinze ans, ou sept ans », réagit Julien Pignon, un avocat stagiaire, qui mène sa première plaidoirie.

En dépit des dénégations de l’avocate générale, les avocats de la défense et les familles sont persuadés qu’on a organisé le «  procès de la banlieue ». Côté policier, on exprime sa satisfaction. Maître Liénart, avocat des parties civiles, exulte : « Les victimes avaient peur de ne pas être reconnues dans leur qualité de victimes et de voir leurs agresseurs ressortir avec le sourire. Ça aurait été très très pénible. » Brice Hortefeux, le ministre de l’Intérieur, y voit « un signal fort adressé aux délinquants. » Quant à Ludovic Collignon, du syndicat de policiers Alliance, il en résume la substance : « Ces peines ont un sens symbolique. Elles permettent de redonner confiance à nos collègues ». Peu importe le prix payé par des accusés auxquels le doute n’aura pas bénéficié.

Vengeance de la police

Eric Hazan, qui avait signé avec d’autres intellectuels une tribune de soutien aux inculpés dans Libération le jour de l’ouverture du procès [5], nous livre son analyse : « L’appareil répressif n’avait pas subi une défaite provisoire depuis très longtemps. Ce qui s’est passé à ce procès finalement c’est une vengeance. Ceux qui avaient assassiné Pierre Goldman avaient signé leur meurtre "Honneur de la police", et je pense que ce procès pourrait être signé "Vengeance de la police". C’est un procès qui a été mené à charge d’un bout à l’autre. Ces jeunes gens ont été condamnés à des peines de prison extrêmement dures en l’absence de preuves. D’ailleurs le verdict a été rendu à la sauvette. Qu’un procès d’assises ait un verdict qui tombe dans la nuit du dimanche, c’est une première. On n’a jamais vu ça. C’est vraiment une manière de faire en sorte que personne n’en parle. A cet égard c’est bien joué : plus personne n’en parle. Et c’est très grave que plus personne ne parle d’un déni de justice aussi évident. C’est un scandale, même si ce n’est pas étonnant. » Et désormais, chaque citoyen est prévenu : il peut se retrouver en prison sur simple dénonciation anonyme.

Pendant ce temps-là, à Villiers-le-Bel, où le taux de chômage frôle les 20%, les conversations des habitants dépités ne tournent qu’autour du verdict et de la présence policière. La ville est en effet quadrillée par des dizaines de cars de CRS, afin d’empêcher une nouvelle explosion de colère.

Ornella Guyet.

P.-S.

A lire également sur le Net : « Les raisons d’une colère », par Laurent Bonelli, Le Monde diplomatique, décembre 2005. Ce texte qui analyse les raisons de la révolte des banlieues de 2005 et ses suites pourrait sans problème s’appliquer à Villiers-le-Bel, et il conserve encore aujourd’hui toute son actualité.

A écouter, sur « Sons en lutte », plusieurs émissions consacrées au procès par l’équipe de « L’actualité des luttes » sur Fréquence Paris Plurielle, sans l’aide de qui ce reportage n’aurait pas été possible.

Notes

[1« Chronique d’un lynchage annoncé », par Pierre Tévanian, 25 juin 2010, Les mots sont importants.

[2Paru en 2009 aux éditions La Découverte.

[3« Le témoignage anonyme rémunéré est une dérive », par Matthieu Bonduelle (porte-parole du Syndicat de la magistrature), Le Monde, 5 juillet 2010.

[4Des extraits des dialogues qui ont eu lieu ce jour-là ont été publiés sur le site du collectif « Les mots sont importants » : « Les mots de Pontoise », par Pierre Tévanian, 5 juillet 2010.

[5« Pour les cinq de Villiers-le-Bel » par un collectif de soutien, Libération, 25 juin 2010.