Élections

Turquie : cette nouvelle gauche qui s’oppose au projet nationaliste et néolibéral du président Erdogan

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par Emmanuel Haddad

Suite à l’élection législative du 1er novembre, le parti conservateur turc du président Recep Tayyip Erdogan (AKP) retrouve la majorité absolue. Malgré la répression et les violences politiques qui l’ont visé, le nouveau parti de gauche kurde, le Parti démocratique des peuples (HDP), demeure la troisième force politique du pays avec 59 députés. La raison de ce relatif succès : au-delà des Kurdes, le HDP tente de fédérer mouvements écologistes, féministes ou jeunes diplômés précaires. « Il doit désormais étendre son message à l’ensemble des secteurs de la société exclus par le projet nationaliste et néolibéral de l’AKP », explique Murad Akincilar, responsable de l’Institut de recherche politique et sociale de Diyarbakir.

La liesse éphémère suivie de la douleur. Puis la survie, malgré tout. Les trois courtes années d’existence politique du Parti démocratique des peuples (HDP) en Turquie ont déjà tout de la tragédie grecque. Né sur les braises encore chaudes de trois décennies d’un conflit entre l’État turc et sa minorité kurde qui a coûté la vie à 40 000 personnes, ce parti pro-kurde, ouvert à toutes les composantes progressistes turques, porte dans son sillage l’espoir de 10 millions de Kurdes victimes d’un état d’exception permanent. Quand il a obtenu 13% des suffrages aux élections législatives du 7 juin 2015, faisant barrage à la majorité absolue rêvée par l’AKP, le parti au pouvoir du président conservateur Recep Tayyip Erdogan, la joie a envahie la région kurde du sud-est de l’Anatolie. Depuis, les attentats meurtriers de Suruç le 20 juillet (31 morts), puis d’Ankara le 10 octobre (102 morts), ainsi que les centaines d’attaques perpétrés contre le HDP, ont transformé la victoire en effroi face à la violence politique déclenchée par le gouvernement turc.

Dimanche 1er novembre, l’AKP a finalement obtenu sa majorité absolue au Parlement turc, lors d’un nouveau scrutin où il a décroché 49,3% des voix. Le HDP reste dans la course, en passant pour la deuxième fois au-dessus du quorum éliminatoire des 10%. Il faudra désormais compter avec cette nouvelle force politique en Turquie. D’où vient elle et où va-t-elle ? Éléments de réponse avec Murad Akincilar, responsable de l’Institut de recherche politique et sociale de Diyarbakir (DISA), la capitale du Kurdistan turc.

Basta! : Comment le HDP, né en 2012, a-t-il réussi si vite à devenir le principal obstacle au projet néolibéral et conservateur du parti AKP de Recep Tayyip Erdogan ?

Murad Akincilar : Pour comprendre cet essor, il faut remonter au début des années 1990. Dès cette époque, en pleine guerre au sud-est de l’Anatolie entre l’État turc et le Parti des travailleurs kurdes (PKK), il y avait la volonté de la part du mouvement kurde de faire appel à un électorat non-kurde. Mais le projet de créer un parti réunissant les couches les plus exclues de la société – du mouvement ouvrier au mouvement féministe – avec le peuple kurde n’avait alors pas abouti. L’État n’a pas permis à ce projet de naître. Les partis nés à cette période (le Parti de la démocratie puis le Parti de la démocratie du peuple) ont subi une répression parfois plus féroce que celle imposée aux groupes armés kurdes. Les Kurdes parlent d’ailleurs de « génocide politique ». C’était une forme d’extermination de leurs hommes politiques et des leaders de la société civile [1].

En parallèle, la gauche traditionnelle turque de l’époque était sceptique face au mouvement kurde, qu’elle accusait de détourner la lutte sociale. Ce qui était vrai au niveau pratique, de façon involontaire : chaque fois qu’une manifestation sociale était organisée, l’État pouvait facilement la réprimer sous prétexte que c’était une intrigue des séparatistes kurdes. Même les activités réalisées par des mouvements par ailleurs anti-kurdes étaient réprimées par ce biais ! Si la réalisation d’une alliance entre Kurdes et non-Kurdes était prématurée à l’époque, on retrouve dans les archives du mouvement kurde une volonté permanente de sortir le peuple kurde de l’isolement politique dans lequel il était confiné. Le résultat du HDP aux élections législatives de 2015, c’est l’aboutissement de deux décennies d’efforts sans relâche, souvent tragiques, pour créer une alliance entre le mouvement kurde et les autres mouvements opprimés et progressistes de Turquie.

Le soulèvement populaire contre la destruction du parc de Gezi, à Istanbul en juillet 2013 (lire ici), a-t-il été un moment-clé dans le rapprochement entre la jeunesse de l’ouest du pays et le peuple kurde ?

Avant même la révolte de la place Taksim, un grand mouvement de résistance ouvrière contre la privatisation des usines s’est déroulé en 2010 : des ouvriers de tout le pays avaient occupé les places publiques d’Ankara pendant plusieurs mois, avant de se faire déloger et réprimer par la force. Mais c’était la première fois que le modèle de développement néolibéral proposé par l’AKP était contesté dans la rue. Puis il y a eu le soulèvement populaire de Gezi. Devant les caméras du monde entier, le mouvement social a été réprimé avec violence par la police. À ce moment, les nouveaux ouvriers, c’est-à-dire les jeunes sur-diplômés et précaires, ont fait connaissance avec l’appareil répressif de l’État. Ça a été un déclic : si en 2013, sur la place la plus touristique du pays, la police a écrasé leurs revendications de la sorte, qu’a-t-elle pu faire subir au peuple kurde dans les régions les plus reculées pendant trois décennies ? Depuis ce jour, la jeunesse sceptique vis-à-vis de la politique institutionnelle a tourné les yeux vers les Kurdes.

Comment le HDP est parvenu à capter leurs revendications, parfois bien différentes de la cause kurde ?

Là encore, ça ne date pas d’hier. Dès la fin des années 2000, le PKK avait proposé un nouveau paradigme contre la mondialisation capitaliste. À la lumière de lectures comme Karatani, le philosophe japonais qui rapproche les critiques kantienne et marxiste du capitalisme, et de David Harvey, qui cherche à créer des fissures dans l’hégémonie capitaliste, il avait défini un nouveau projet de société basé sur la protection de la nature et l’émancipation de la femme. En 2009, le mouvement kurde a rencontré différents mouvements de gauche, LGBT, féministes et écologistes. Mais l’organisation souterraine cemaat, dirigé par le leader islamique Fethullah Gülen et proche à l’époque de l’AKP, a joué un rôle néfaste pour réprimer cette alliance de l’opposition. Toute tentative pour créer un parti unitaire d’opposition a été réprimée. Ces militants de divers horizons ont été arrêtés à tour de bras et jugés dans des « procès paniers », sous prétexte d’accusations grotesques. Jusqu’à aujourd’hui, le régime dominé par l’AKP opère la même criminalisation des mouvements d’opposition, en ayant recours à des théories du complot paranoïaques et des procès absurdes.

Seulement cette fois, il y a eu une réaction de l’électorat turc face à cette avalanche répressive. Et le mouvement kurde est à un niveau de maturité politique tel qu’il a su marier ces revendications avec les siennes. Les composantes du HDP sont aujourd’hui écologistes, féministes... Autant de mouvances qui n’ont pas toujours été en conformité avec le mouvement kurde. Au point que le HDP est critiqué par les Kurdes de ne pas assez défendre leurs propres revendications !

Quels sont les principaux défis qui attendent le HDP au lendemain des élections du 1er novembre ?

Le HDP est un nouveau né. Surtout, il émerge dans un contexte de conflit régional permanent. Cela explique d’ailleurs pourquoi l’AKP a péché par excès de confiance, persuadé que ce jeune parti ne dépasserait pas le quorum de 10% nécessaire pour obtenir des députés aux élections de juin 2015. Si le HDP a réalisé une victoire précoce et en-dehors des régions kurdes, il n’a pas encore consolidé sa base électorale. Ce dont il a besoin, c’est d’une période de normalisation, sans risquer le harcèlement policier, les arrestations arbitraires et le lynchage politique auxquels il a été exposé jusqu’à présent. En quatre mois, il a subi plus de 400 attaques, dont l’incendie de son siège à Ankara et un attentat meurtrier en plein meeting la veille de l’élection du 7 juin à Diyarbakir ! Il doit désormais s’atteler à mobiliser les masses populaires et d’étendre son message à l’ensemble des secteurs de la société exclus par le projet nationaliste et néolibéral de l’AKP.

Recueilli par Emmanuel Haddad depuis Diyarbakir

En photo : jeunes kurdes de Bismil, à 50km de Diyarbakir, à la veille de l’élection du 1er novembre où le HDP a récolté 10,7% des voix / © Emmanuel Haddad.

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Notes

[1Pour en savoir plus sur les années de violence au Kurdistan turc : « Nothing in its right place, demands of justice and coming to terms with the passt in the post-conflict period », de Nesrin Uçarlar, publié par DISA (en anglais).